jeudi 29 août 2019

Conrad : "l’horreur", faux mensonge ?



Un des mots les plus célèbres de la littérature : dans Cœur de ténèbres, les dernières paroles de Kurtz : « The horror ! The horror ! » C’est dans la logique de la sombre situation, et de la condition humaine qu’elle suggère. Ensuite, quand le narrateur rencontre la fiancée de Kurtz, il lui fait, dit-on, un pieux mensonge (pour ne pas désespérer la jeunesse) en lui rapportant ainsi ces ultima verba : « The last word he pronounced was - your name. » « Le dernier mot qu’il a prononcé était - votre prénom ».

Soit. Toutefois, notons que cela se passe dans une ville qui n’est pas explicitement nommée, mais qui est Bruxelles, ville francophone. La fiancée, la promise (the Intended) n’est pas nommée non plus. Est-il absurde de penser qu’elle puisse se prénommer… Aurore ? Ce serait un calembour bilingue et donc, au prix d’un peu de casuistique, plus tout à fait un mensonge. Pour un anglais en terre francophone, c’est plausible. 

D’autant que le calembour et la confusion cocasses ont déjà eu lieu en Angleterre en ce même début de siècle, à propos de l’œuvre de Beethoven, la « sonate L’Aurore » / « Horror Sonata »… Cf. Alfred Brendel : « Un biographe de Beethoven du début du siècle nous dit que la Sonate ‘’Waldstein’’ avait reçu le surnom de « Horror", probablement à cause de l’agitation et des modulations surprenantes de son ouverture, qui peuvent faire frémir. Mais ces frissons sont basés sur un malentendu : la sonate «Waldstein» est connue en France sous le nom de «L'Aurore». 
[« A Beethoven biographer from the beginning of this century tells us that the 'Waldstein' Sonata 'had at some time acquired the nickname "Horror", presumably because of the thrusting, agitated figuration and the surprising modulations of its opening which are apt to make one shudder.' The author's shudderings are based on a misunderstanding: the 'Waldstein' Sonata is known in France as 'L'Aurore’ »]

Plus sérieusement, il est un auteur chez qui le lever du jour est intimement lié à l’horreur : c’est Paul Valéry. La pensée pure aime la nuit. Avec le jour, la diversité extérieure va troubler l’unité et la transparence du moi autarcique. L’aurore suscite l’épouvante ; elle est « La vieille aux doigts de feu qui fendent les volets. »

D’un autre point de vue, quand Céline publie son Voyage au bout de la nuit, certains, d’inspiration chrétienne en général, ont voulu voir dans le titre la marque d’un espoir : au bout de la nuit, il y a l’aurore, le salut, la grâce, etc. Certes, l’ensemble du roman peut être aussi noir qu’on veut, et le roman être encore et d’autant plus chrétien, si la noirceur est finalement rédimée. Mais une telle lecture est interdite par la tonalité finale du roman, sans lueur : avec Céline, on a un voyage au fond de la nuit, sans remontée. 

Enfin, non sans referential mania, on pourrait suspecter une allusion cryptée à cette interprétation de Horror-Aurore dans le fait que l’actrice française étrangement présente, puis absente, puis à nouveau présente dans les versions successives d’Apocalypse Now se prénomme… Aurore.


P.S. : Avec sagesse, Coppola a fini par se mettre d’accord avec moi : la 2° version d’Apocalypse Now était décidément trop longue.