lundi 5 avril 2010

Comparaison et raison



Dans un entretien radiophonique récent, Clément Rosset, parlant de son métier de professeur, m'a fait dresser l'oreille. Il disait qu'il aimait à faire passer les idées auprès de ses étudiants par des comparaisons, des illustrations tirées de domaines très divers. Qu'il ne dirait pas que "Comparaison n'est pas raison", car la comparaison lui paraît  un précieux facteur d'appréhension pour les idées. Et faire comprendre, faire saisir une idée, c'est déjà beaucoup. Ensuite, démontrer sa véracité...

Il me semble qu'il a grandement raison. Face à un auditoire de philosophie, Terminale ou Agrégation, il s'agit de faire exister les idées, de leur donner une présence, de les rendre préhensibles par des esprits qui ne sont pas de purs esprits, des machines algébriques, mais des vivants ayant imagination, désir, goûts etc. Une idée doit être approchée par incarnations successives, par traductions diverses, par application aux domaines les plus variés. Ceux qui ne l'ont pas encore saisie l'attraperont peut-être tout à l'heure, et ceux qui l'ont saisie la saisiront mieux, et pour plus longtemps. Avant d'être exposée dans sa pureté (dans sa sécheresse abstraite), une idée doit (avec prudence et honnêteté, cela va de soi), être présentée à la sensibilité, rendue presque palpable, par des esquisses successives qui finissent par la rendre présente comme en chair et en os (ce qui, est-ce un hasard, fait se conjuguer les deux sens très contrastés du mot "hypotypose" : esquisse légère et présence frappante). L'idée qui sera le résidu intellectuel de cette série d'approches, de variations, ne sera pas sèchement intellectuelle, ce qu'elle serait si elle était professée directement et doctement dans une universalité abstraite, dans sa pureté conceptuelle. Elle sera le dénominateur commun final, la stylisation de toutes ces approches, mais en une silhouette qui gardera quelque chose du qualitatif, du sensible des images qui en auront été les messagères. Il en restera un parfum, un halo, une vibration humaine. Les couleurs auront été oubliées, certes, mais des couleurs oubliées, ce n'est pas la même chose que des couleurs qui n'ont jamais été. L'idée, comme la culture, c'est ce qui reste, ce principe actif qui demeure, quand on a tout oublié des chemins par lesquels on y est arrivé. Mais demeurent une odeur, une coloration affective, une humanité. Illustrez, illustrez ! il en reste toujours quelque chose !

Ensuite, démontrer ? Mais que démontre-t-on ? De la géométrie et autres choses de ce genre, fort utiles, mais qui ne nous parlent ni des biens ni des maux. Ou alors il faudrait réduire les biens et les maux à une sévère essence, se faire insecte net grattant la sécheresse, pour les traiter (les maltraiter) par raison démonstrative, comme le Maître d'armes de Monsieur Jourdain.
Puisqu'on en est, avec la sévère essence et les insectes nets, à Paul Valéry : un de ses amis, André Lebey, député socialiste et franc-maçon actif, a entretenu avec le grand homme une très longue correspondance qui vaut plus, on s'en doute, par les lettres de Valéry que par les siennes. Et pourtant, il y a chez lui quelques bijoux qu'il ne faut pas négliger, et qui mériteraient d'être signés de son prestigieux ami. Cette maxime par exemple :
"Une chose qui est comprise sans être sentie n'est pas comprise"

***

P.S. : 
Sans rapport autre que la finesse profonde de Lebey, cette autre formule, non plus de pédagogue, mais d'homme résumant de façon on ne peut plus juste et discrète les limites de sa modeste condition : 
"En dehors de deux ou trois rêves, rien ne compte"