dimanche 23 janvier 2022

Comment j'ai arrêté de fumer

 

Je fumais beaucoup, jusqu'à deux paquets de Gitanes sans filtre par jour, dès le réveil, avant même le lever. Très accroché, donc. Plusieurs tentatives d'arrêter, très pénibles, sans succès. 

Un jour que je lisais, assis, tranquille, je déglutis un peu de salive et je sentis dans ma gorge une réaction un peu bizarre, à peine bizarre ; une sorte de contraction, pas du tout douloureuse, mais inaccoutumée, un peu "de travers", comme cela arrive souvent. Et là, en un "flash" qui dura tout au plus deux secondes, je vis, ou plutôt je vécus avec une terrible acuité un scénario qui ne concernait pas un autre que moi, qui ne relevait pas de la statistique abstraite, mais dans lequel un médecin avait un air un peu dubitatif, puis un lit d'hôpital, et moi y crevant avec la certitude, l'évidence, que c'était moi-même qui avais méthodiquement préparé cette fin atroce et prématurée de mon seul et unique corps. 

Instantanément, un séisme d'angoisse, de culpabilité, de détresse, etc. La gorge, là, pour de bon, coincée, le plexus noué serré. L'angoisse fut telle que l'idée même de fumer me révulsait. Je ne souffris d'aucun manque, tout au contraire. Une observation d'ORL fit conclure que j'étais net comme si je n'avais jamais fumé. Malgré le soulagement, la répulsion pour le tabac se maintenait, et s'est toujours maintenue. Je n'ai plus jamais touché une cigarette. J'avais donc parfaitement réussi, en un instant, par la force que quelques images, là où mes plus grands efforts de volonté avaient lamentablement échoué. 

Je ne pus pas ne pas mettre ce moment (essentiel dans ma vie) en rapport avec une lecture que j'avais faite maintes fois, à titre professionnel : 

Descartes, Traité des passions de l'âme, § 50 :

"[...] Lorsqu'on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande qu'on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition du cerveau qu'on ne pourra plus voir par après de telle viande qu'avec horreur, au lieu qu'on la mangeait auparavant avec plaisir."

Descartes en conclut que si une révolution soudaine dans les goûts, un renversement subit dans les habitudes, sont possibles instantanément par la simple et seule expérience d'un dégoût, d'une "passion" négative, on doit pouvoir compter encore plus sur l'efficacité d'une réforme qui serait menée méthodiquement, avec l'aide de l'habitude (comme on voit pour les animaux) et, a fortiori, pour nous qui sommes des êtres raisonnables, en les appuyant en outre sur de puissantes raisons. 

Cet optimisme de la volonté, de l'opiniâtreté, se retrouve dans la célèbre formule attribuée à Mark Twain pour qui on ne se débarrasse pas d'une habitude en la jetant par la fenêtre, mais en lui faisant descendre marche à marche tout l'escalier. 

Il va de soi que je n'en suis pas convaincu - en tout cas en ce qui concerne une habitude relevant de l'addiction. Le pas à pas, pour moi du moins, a échoué ; les raisons, pourtant bien puissantes, ont été sans efficacité. On sait bien, en ce qui concerne l'addiction au tabac, que la "connaissance de cause" a un statut ... platonique. 

Je pourrais tenter une analogie avec la mémoire chez Proust. La mémoire volontaire ne nous donne que de sèches informations, qui se présentent sagement et sans grand fruit à la conscience qui les convoque. En revanche, la mémoire involontaire nous prend à sa guise, à son moment, nous prend tout entier, et nous fait revivre le passé tout entier. L'expérience de la mémoire involontaire a quelque chose d'une illumination, d'un satori. 

Cette grande chance que j'ai eue d'être terrassé par l'angoisse ne peut être donc promue au statut de méthode. Ça vient tout seul. Ça se produit, c'est tout. Un satori d'horreur salutaire. 



cf. Leibniz, Monadologie § 27 : "souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées."



Céline et Houellebecq, sur le maréchal Moncey

 

On trouve dans Soumission, quelques lignes sur le maréchal Moncey, à propos de sa statue place Clichy ; c'est probablement en rapport avec la situation de politique-fiction du roman ; c'est peut-être aussi un clin d'œil de Houellebecq au Voyage, où apparaît ce militaire oublié (les causes perdues sont un thème célinien constant).


Céline : 

"On prétendait qu’il possédait un plan d’escroquerie magnifique pour faire sa fortune en deux ans...[...] Tout cela était bien connu des actionnaires qui l’épiaient de là-bas, d’encore plus haut, de la rue Moncey à Paris, le Directeur, et les faisait sourire. Tout cela était enfantin.

 [...........]

L’Avenue est longue. 

Tout au bout c’est la statue du maréchal Moncey. Il défend toujours la Place Clichy depuis 1816 contre des souvenirs et l’oubli, contre rien du tout, avec une couronne en perles pas très chère. J’arrivai moi aussi près de lui en courant avec 112 ans de retard par l’Avenue bien vide. Plus de Russes, plus de batailles, ni de cosaques, point de soldats, plus rien sur la Place qu’un rebord du socle à prendre au-dessous de la couronne. Et le feu d’un petit brasero avec trois grelotteux autour qui louchaient dans la fumée puante. On n’était pas très bien. 

[...........]

Puisqu’on était heureux l’un et l’autre de se retrouver on s’est mis à parler rien que pour le plaisir de se dire des fantaisies et d’abord sur les voyages qu’on avait faits l’un et l’autre et enfin sur Napoléon, comme ça, qui est survenu à propos de Moncey sur la Place Clichy dans le courant de la conversation. Tout devient plaisir dès qu’on a pour but d’être seulement bien ensemble, parce qu’alors on dirait qu’on est enfin libres. On oublie sa vie, c’est-à-dire les choses du pognon.

De fil en aiguille, même sur Napoléon on a trouvé des rigolades à se raconter."


Houellebecq :

"La statue du maréchal Moncey, imposante et noire, se détachait au milieu de l'incendie. Il n'y avait personne en vue. Le silence avait envahi la scène, uniquement troublé par le hurlement répétitif d'une sirène.

« Vous connaissez la carrière du maréchal Moncey?

- Pas du tout.

- C'était un soldat de Napoléon. Il s'est illustré en défendant la barrière de Clichy contre les envahisseurs russes en 1814."


Monument de la place de Clichy (où Moncey est plutôt "XVIII°") : 

https://www.pinterest.fr/pin/303359724875380223/

Statue du Louvre, plus sombrement célinienne :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bon-Adrien_Jeannot_de_Moncey#/media/Fichier:Statue_du_mar%C3%A9chal_Moncey_au_Louvre.jpg