vendredi 26 février 2021

Pninologiques (2) : traduction


Après la lecture attentive de la nouvelle traduction Pléiade de Pnine, j'ai envie de dire, comme l'autre, "Adieu la belle espérance !". La traduction Couturier présente décidément des faiblesses, qui font se demander si c'était bien la peine de passer au papier bible.

J'en ai noté une dans un billet récent. J'en note quelques-unes dans celui-ci. J'en mentionnerai d'autres plus tard : il convient de fractionner la tâche, déprimante car négative, de relever les (sérieuses) imperfections. Mais cette triste activité a un aspect positif : se dissuader, et dissuader d'éventuels lecteurs, de croire aux traductions, même estampillées High-Quality. Si j'étais dictateur, j'obligerais à ne publier de traductions qu'en regard du texte original, pour que l'on n'oublie jamais que c'est le traducteur qu'on lit, et non l'auteur. 

[tant que j'en suis à me fantasmer dictateur des Lettres, j'interdirais aussi, en flaubertien de stricte obédience, la moindre illustration de couverture pour toute littérature de fiction : Bovary-Huppert ! Oblomov anglais ! pourquoi pas Bardamu Brad Pitt ! et bien sûr le consternant Pnine-Folio, qui n'a strictement rien à voir avec le personnage !]

Dans ce Pnine nouveau, donc, il y a bien des erreurs ponctuelles, sans grande conséquence certes, mais étranges. 

Par exemple, dès le 2° paragraphe, les chaussettes "floppy" de notre ami ne sont plus dites 'mal tirées', comme le disait convenablement Chrestien, mais (pourquoi donc ?) "sobres". Comme elles sont écarlates à losanges lilas, on peut croire à une ironie de l'auteur, en lien avec la cravate flamboyante. Or, s'il y a bien de l'ironie dans le passage, elle n'est pas là : elle réside dans la disparité entre couleurs recherchées et forme avachie. 

Autre exemple : un étudiant qui ne vient jamais en cours ("a mere name") est doté bizarrement (p. 5) "d'un aussi simple nom" (ce qui n'a pas grand sens), alors qu'il faudrait dire "n'était qu'un nom", ou "un simple nom" (chez Chrestien "purement nominal", très bien). 

Simple curiosité : à Cremona, le "lectern" apparaît comme un lutrin, puis, à la page suivante, se transmue en un pupitre.

Plus sérieux car cela engage un thème fondamental du roman (p. 13) : "one of the main characteristics of life is discreteness" avait été rendu calamiteusement chez Chrestien par "discrétion" ; alors qu'il s'agit bien sûr de séparation, d'isolation/isolement. Mais la nouvelle traduction fausse tout autant le sens en donnant 'singularité'. Plus loin dans le roman, Pnine aura enfin accès à une maison "discrete", sans voisins, que Chrestien rendait très mal par "discrète", mais que Couturier rend, ici correctement, par 'indépendante'. Bizarre : le traducteur semble avoir appris en cours de travail le sens de cet adjectif essentiel à l'appréhension du personnage et du roman. Timofei est certes un être singulier, mais ici, à propos du crâne comme casque de cosmonaute, ce qu'il craint c'est à la fois la dispersion et l'intrusion.

Quand Pnine dévale l'escalier et se fait mal au dos, il évoque aussitôt le choc qui provoquera finalement la mort de l'Ivan Ilitch de Tolstoï ; mais son langage, déjà déficient en temps ordinaires, s'affole et il parle d'un "kidney of the cancer", d'un 'rein du cancer'. Chrestien ne remarquait rien et disait "cancer du rein" (il a péché par lecture survolante ("O Careless Reader !") ; mais Couturier dit simplement 'le cancer'. Les défauts de l'anglais pninien constituent la plus délicate difficulté de traduction de ce roman. Il est vrai que l'inversion pninienne est ici en partie fondée sur les deux syllabes parallèles de "can-cer" et "kid-ney", et que le français n'a malheureusement pas cette symétrie. Dire "rein du cancer" manquerait certes de rythme, mais cela vaudrait mieux que rien. Ou alors, puisqu'on est en Pléiade, faire une petite note.

[Presque à la fin du roman, quand le narrateur se voit proposer un petit déjeuner britannique, il y a un autre "kidney" qui fait peut-être (?)  écho au premier, mais qu'on ne peut pas rendre en français car il n'y a pas de "reins" au petit déjeuner, ni de "cancer du rognon".]

Blorenge fait (!) des cours (!) de civilisation française en recopiant une vieille encyclopédie. Il suit visiblement et servilement l'ordre alphabétique puisqu'il va bientôt parler du général Boulanger et de Béranger. Mais il dit "general Boulanger and De Béranger" : le "De" (maintenu par Chrestien bien que sans majuscule) montre que Blorenge ignore (entre bien d'autres choses) l'usage français de négliger la particule de ce poète populaire qu'il ne connaît que par la vieille encyclopédie.

...

Sous peu, d'autres remarques sur la traduction ; peut-être aussi sur certaines notes... 

[on aura noté que j'ai ingénieusement résolu les traquenards de la mise en page sur fond blanc...]


mardi 23 février 2021

Proust et la fraise


Les gens de même époque se ressemblent ; c'est un thème proustien. Mais le martyr à combustion lente va parfois vite, par exemple quand il dit que  "Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux ou de Samuel Bernard"


Certes la perruque du philosophe et celle du banquier sont bien similaires (fin de l'époque Louis XIV) ; mais la perruque de Marivaux n'a rien à voir : c'est celle du XVIII°, dont Rousseau louera la simplicité 'naturelle'. 

Mais surtout, parler de 'fraise' à propos des trois, c'est confondre 1710 et 1588, comme le confirme Wikipédia : 


... c'est peut-être l'influence de la 'fraisette', liqueur par le biais de laquelle le narrateur finira par comprendre que le baron de Charlus n'est pas si viril que ça.. 

"Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu'il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j'ai préféré la voisine, c'est de la fraisette, je crois, c'est délicieux. » "


... quant aux fonds blancs inéliminables de certains billets, cela reste une énigme...

mardi 9 février 2021

Pninologiques (1) traduction


Nouvelle traduction de Pnine, en Pléiade, par Maurice Couturier, pour remplacer l'ancienne traduction Chrestien, qui avait bien des défauts. 

Je ne prétends pas (pas encore) juger de l'ensemble ; mais quelques points me laissent vraiment perplexe. Par exemple : II, I (Pléiade p. 21)


Nabokov : "the academic year would enter its most winterly phase, the Spring Term"

Chrestien : "l’année universitaire aborderait sa période la plus hyperboréenne, celle de la Session de Printemps"

Couturier : "L'année universitaire allait entrer dans son trimestre le plus glacial, le trimestre de printemps"


'enter'

'aborder' ou 'entrer dans', cela ne fait guère de différence ; toutefois, 'aborder' a un sens plus actif, plus volontaire, alors que 'entrer', plus près de l'original, a un aspect plus neutre, automatique : c'est entrer sans le vouloir, et même en ne le voulant pas. Donc une légère préférence pour 'entrer', mais c'est peu de chose. 


'phase ... Term' : Nabokov emploie deux mots pour désigner des réalités voisines.

Chrestien dit "période' et 'Session' ; soit ; mais un petit bémol : la 'session' désignerait plutôt les examens qui marquent la fin du semestre ; c'est sans conséquence.

Couturier opte pour trimestre / trimestre : il rend symétrique ce qui ne l'est pas dans l'original, mais c'est sans dommage (sans dommage pour l'instant)

'winterly' : 

Chrestien dit "hyperboréenne" ; c'est très joli, tout à fait dans la manière et les obsessions de Nabokov. Mais ici c'est faire du Nabokov là où il n'y en a pas. Cette inflation du mot (long et savant) et du froid (très grand nord) est une fausse piste pour le lecteur non-angliciste, et cela, ce n'est pas bien. 

Couturier dit "glacial" ; là, je m'interroge (pour ne pas dire que je suis choqué !) ; pourquoi ne pas rendre l'opposition, le paradoxe voulus par l'auteur, disant que le trimestre de 'printemps' est le moment le plus 'hivernal' de l'année ? L'intention est manifeste, et simple à rendre en français. Le parallélisme ajouté ailleurs (trimestre / trimestre) ne compense pas du tout. 'Glacial' aurait rendu 'icy'. 

On peut supposer (imaginer) que, par ce procédé, Nabokov raille discrètement la déconnexion entre le climat réel et les dénominations officielles, la façon dont le mot trahit la chose quand il est administratif et non vécu, poétique, éprouvé.