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vendredi 8 août 2025

Ras-Poutine et Re-Pnine

En lisant un ouvrage sur Nabokov (la bio de Boyd probablement), j'ai vu, à propos de Pnine, que ce patronyme est spécial. Cf. mon billet de La Désobligeante (3° §) :

https://lecalmeblog.blogspot.com/2019/10/nabokov-pnine-diminutif.html

Les patronymes monosyllabiques sont très rares en russe, et, d'ailleurs, celui de Pnine est probablement le résultat d'une ablation, d'une sorte d'aphérèse : souvent, le barine qui engrossait une domestique donnait à l'enfant son nom, mais amputé de la première syllabe ; ici, p. ex. Repnine (comme la célèbre la famille aristocratique Repnine). Je ne sais pas grand chose sur le seul Pnine autre que celui de Nabokov, le peintre Pyotr Pnin (1803-1837), sinon qu'il a, très nabokoviennement, peint des joueurs d'échecs : https://www.wikidata.org/wiki/Q15080843


Quand Poutine est devenu le nouveau tsar, j'ai songé à l'ironie de son nom comparé à celui du moine qui fut associé à la chute de l'empire. Le dictateur serait-il parent de Raspoutine ? Ce dernier patronyme n'est pas fréquent, mais ce n'est pas une rareté, et il est réparti dans de nombreuses régions. Le patronyme Poutine en revanche est rare, voire très rare (Chat GPT dixit). Il serait donc plausible que les bâtards des rares Raspoutine soient très rares. 

Lecomte, dans Les secrets du Kremlin, mentionne l'idée, mais la révoque d'une façon peu convaincante, disant que ceux qui ont fait ce lien patronymique se sont appuyés sur le fait que Poutine serait né dans la même petite ville que Raspoutine le Moine, ce qui est faux. Mais cela ne prouve pas l'impossibilité, puisqu'il y a des Raspoutine un peu partout, même s'ils sont peu nombreux. Il est donc possible (pas du tout certain) que Poutine soit le descendant sinistro manu d'un homonyme du Moine. 


Notes : 

"Poutine" signifie quelque chose comme "du chemin" ; et "Raspoutine", "du mauvais chemin", ou "dévoyé, sorti du chemin". Il doit y avoir un rapport avec la fameuse raspoutitsa...


Il y a un autre Raspoutine connu (Valentin), écrivain, à l'inspiration très sibérienne. Son homonyme réduit le décore dans cette photo fournie par Wikipédia : 


Pourtant, jadis (1990), j'avais lu et apprécié L'Incendie.










samedi 1 mars 2025

Nabokov, quelques notes

Le mot anglais "nap" signifie "petite sieste". Il n'est pas à l'origine de "kidnapping" , qui vient (je cite etymonline) de "nap" = "to catch (someone) by a sudden grasp, seize suddenly," 1680s, probably a variant of dialectal nap "to seize, catch, lay hold of (1670s, now surviving only in kidnap), which possibly is from Scandinavian (compare Norwegian nappe, Swedish nappa "to catch, snatch;" Danish napes "to pinch, pull"); reinforced by Middle English napand"grasping, greedy." … Racine hautement nab-okovienne. Dès le début de Lolita, HH se classe parmi les "nympholeptes" : "Toutes les enfants entre ces deux âges sont-elles des nymphettes ? Non, assurément pas. Le seraient-elles que nous aurions depuis beau temps perdu la raison, nous qui avons vu la lumière, nous les errants solitaires, les nympholeptes." Le kid-napper dit qu'il est en fait volé par l'enfant, inspiré, dépossédé de sa liberté par les nymphe(tte)s. Cf. Platon, le poète inspiré dans Ion. Ou La Pythie de Valéry, évincée d'elle-même par le Dieu. Le possédé, donc dépossédé, volé, devient voleur. Béni, maudit. 


Amis (Martin) : The War Against Cliche, sur Lolita : 

"It rushes up on the reader like a recreational drug more powerful than any yet discovered or devised."


Un ancêtre de Kinbote ? On lit dans l'article Wikipedia consacré à Draud  (Georg)  : "On doit encore à Draud : […] une édition de Solin, Francfort, 1603, 3 vol. in-4° : quelques-unes des additions de l’éditeur sont curieuses, la plupart sont triviales ou étrangères au sujet ; aussi cette volumineuse édition est peu recherchée. Draud y a changé sans fondement la distribution des chapitres."


Sergueï Petrovitch Botkine (1832-1889), professeur à l’Académie de médecine militaire. Il a donné son nom à la maladie de Botkine, ou ictère cholestatique.


Récurrence chez N. de la fermeture Eclair ; plus qu'un motif, c'est un thème, ou en tout cas une puissante métaphore de la réversibilité du temps par le biais de la réversibilité du parcours spatial. Dans Pnine, bien sûr (sublime passage !), mais aussi dans Regarde les Arlequins ! et encore dans Laura. Il faudrait pieusement éplucher tous les textes à la recherche de toutes les occurrences. L'accident de zip évoqué dans Pnine est-il le décalque d'une aventure personnelle ? Non pas d'un ridicule besoin urgent, mais d'une catastrophe fondatrice : on quitte Petersburg, on y revient, n fois. Et un jour on quitte, mais on ne revient pas ; c'est coincé ! La voie de chemin de fer ressemble bien à une fermeture Eclair. 


Lolita dit à HH que pour elle, le sexe est un amusement d'adolescents, mais qu'entre adultes, c'est dégoûtant. Même idée chez  Camilleri, La Pension Eva : "— Mais tu le sais que nous, dans le grenier, on fait des choses cochonnes et que c’est péché mortel ?  / — Les choses cochonnes, c’est seulement l’homme et la femme quand ils sont grands qui peuvent les faire."


Pnine, scène de la baignade dans la fontaine ; thème de la "foi tactile" : allusion à Saint Thomas, qui voulut toucher les plaies du Christ pour croire. Cf. Lolita av dern. chap : "Thomas n'était pas si bête que ça. C'est bizarre comme le sens tactile, bien qu'infiniment moins précieux pour les humains que la vue, peut devenir dans des moments critiques notre principal, sinon notre seul, levier face à la réalité." Il faudrait pieusement éplucher tous les textes à la recherche de toutes les occurrences de ce thème tactile chez N. (il y a chez lui tellement de visuel qu'on en oublierait les autres sens...).


Pale fire : image parfaite : "along its edge walked a sick bat like a cripple with a broken umbrella."


Pour Nabokov, l’imitation est mieux que le réel, le reflet est mieux que la chose ; on ne peut pas dire de lui ”in a glass darkly” (Kinbote citant Hurley), mais plutôt ”in a glass brightly.”


Pale Fire : à Onhava, étonnante anticipation de l'esthétique lexicale trumpienne ?! ”Taxation had become a thing of beauty.”


Rasage : il faudrait pieusement éplucher tous les textes à la recherche de toutes les occurrences de ce thème important (effacer les effets du temps, revenir en arrière de 24h ; non sans peine parfois). Un passage de Biély (Petersburg) passerait aisément pour du N : « A la lueur d’un bout de chandelle, il se mit à raser son cou velu (il avait une peau tendre, qui se couvrit de petits boutons sous le feu du rasoir). Il se rasa le menton et le cou. Mais le rasoir coupa par inadvertance une moustache : il lui fallait maintenant se raser jusqu’au bout ».


Vulnérabilité humaine : le crâne-scaphandre de Pnine ; et dans The Eye, sous la forme d'un effet de sonorité : "thin skin". Minceur de la paroi entre moi et non-moi. 


Lurie Liaisons étrangères chap. V : 

cité Lectionnaire 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/01/lurie-enfance.html

"Vinnie [qui fait des recherches universitaires sur les chansons enfantines] voudrait être un enfant, et non en avoir ; elle n’est pas attirée par la fonction parentale, mais par une prolongation ou une récupération de ce qui est, à ses yeux, la meilleure période de la vie. 

L’indifférence aux enfants réels est assez répandue chez les spécialistes du domaine où travaille Vinnie, et se rencontre aussi parfois chez les auteurs de littérature pour la jeunesse. Comme elle l’a souvent signalé dans ses conférences, beaucoup des grands écrivains classiques ont eu une enfance idyllique qui s’est terminée beaucoup trop tôt, et souvent au point de provoquer un traumatisme. Carroll, Macdonald, Kipling, Burnett, Nesbit, Grahame, Tolkien… ; la liste ne s’arrête pas là. Le résultat de ce genre de passé semble être un désir passionné, non pas d’enfant, mais de retrouver sa propre enfance perdue."


Loujine, à l'école, était terne ; on ne se souvenait presque pas de lui (p. 366) ; cf. Charles Bovary. 


Du Nabokov chez Proust (À l'Ombre des jeunes filles en fleurs) : "leurs vignettes s'encastraient multicolores, comme dans la noire Église les vitraux aux mouvantes pierreries, comme dans le crépuscule de ma chambre les projections de la lanterne magique,"


"Ne pas parler aux étrangers" : cela vaut pour les petites filles toujours en danger, mais aussi pour les Moscovites de Boulgakov, au début du Maître et Marguerite. 


Pnine cite Pouchkine : " m’enverra la mort ?" cela commence par Gdié, le ‘cri’ (le seul mot russe) de détresse de Mademoiselle ("où êtes-vous ?" + "où suis-je ?"). Le cri de l'exilé. 


 Deux thèmes nabokoviens : ”Icy” et ”I see.”


Prokofiev, ici nabokovien, s'inspire de Balmont pour ses "Visions fugitives" : « Dans chaque vision fugitive je vois des mondes / Pleins de jeux changeants et irisés. » (soit dit en passant, très belles partitions de P, à tel point qu'on ne dirait pas que c'est de lui). Mêmes monde, époque, et, en partie, esthétique. 


Glory a été traduit par L'Exploit. Cela convient. Mais je ne vois pas pourquoi on n'a pas choisi La Prouesse, qui me semblerait, par rapport au contenu du roman, à la fois plus juste et plus précis. (... au lieu de La Méprise, L'Impair ?...).


Chez Sterne, Tristram s'adresse souvent à son public, en supposant des lecteurs à géométrie variable (masculin, féminin, singulier, pluriel). Humbert procède de façon assez similaire, mais en se limitant aux personnes du jury supposé auquel il présente son explication (jusqu'au savoureux "Frigid gentlewomen of the jury !"). 


samedi 18 mai 2024

Couturier & Nabokov

J'ai toujours eu des réserves (les réserves prudentes d'un amateur moyennement éclairé) concernant Maurice Couturier comme traducteur, commentateur et annotateur de Nabokov. 

À lire l'article de Yaël Pachet dans EAN sur le Cahier de l'Herne consacré à Nabokov, je vois que je ne suis pas tout à fait seul à être réticent :


"On reste consterné par certaines remarques de Maurice Couturier qui trouve le moyen de ne parler que de lui-même, se réclamant de Roland Barthes et de son fameux article sur la mort de l’auteur (tout en précisant que Barthes prendra des distances avec ce texte, si bien qu’on ne voit plus en quoi ceci est censé éclairer cela), nous racontant la présence de Barthes à sa soutenance de thèse. Couturier rouspète, prenant peut-être le Cahier de l’Herne pour une tribune de Libération, contre ses détracteurs, en premier lieu l’hilarante Anne Garréta qui, il faut l’avouer, s’est impeccablement payé sa tête dans Le Monde du 21 janvier 1994. Quelques pages plus loin, Agnès Edel-Roy remet les choses en place : dans le documentaire (Arte) Lolita, méprise sur un fantasme, Couturier déclare avec assurance : « avec ce cas de pédophilie, je dirais presque, d’une certaine manière, qu’il a peut-être voulu se débarrasser du fantasme qui l’habite lui-même ». « Absolument rien, dans la biographie de Nabokov, ne permet d’étayer cette hypothèse », précise  Agnès Edel-Roy."



samedi 10 décembre 2022

Nabokov : "Un dîner littéraire" (trad. M.P.)


Un dîner littéraire

The New Yorker, 11 avril 1942.


Venez donc, dit mon hôtesse, faisant paraître sur son visage ce sourire rose préposé aux présentations, qui fait se rejoindre, comme une vallée de vergers en fleurs, les versants de deux noms. Je veux, murmura-t-elle, que vous mangiez le Dr James. 

J’avais faim. Le Docteur semblait bon. Il avait lu le grand livre du moment et l’avait aimé dit-il, parce que c’était puissant. Aussi fus-je généreusement aidé. Son épouse à la mauve poitrine me désignait, très poliment, du bout de son couteau, les morceaux les plus tendres. 

Je mangeai – et en Égypte, les crépuscules étaient vraiment fameux ; les Russes réussissaient de mieux en mieux ; avais-je rencontré un Prince Poprinsky, qu’ils avaient connu à Caparabella, ou était-ce à Menton ?  Ils avaient beaucoup voyagé, sa femme et lui ; sa passion à elle, c’était les Gens ; sa passion à lui, c’était la Vie. Tout était bon, et bien cuisiné. Mais le morceau le plus savoureux fut son cervelet croustillant au parfum de noisette. Le cœur ressemblait à une datte sombre et luisante. 

Et je rangeai les déchets sur le bord de mon assiette. 




A Literary Dinner


Come here, said my hostess, her face making room

for one of those pink introductory smiles

that link, like a valley of fruit trees in bloom,

the slopes of two names.

I want you, she murmured, to eat Dr. James.


I was hungry. The Doctor looked good. He had read

the great book of the week and had liked it, he said,

because it was powerful. So I was brought

a generous helping. His mauve-bosomed wife

kept showing me, very politely, I thought,

the tenderest bits with the point of her knife.


I ate – and in Egypt the sunsets were swell;

The Russians were doing remarkably well;

had I met a Prince Poprinsky, whom he had known

in Caparabella, or was it Mentone?

They had traveled extensively, he and his wife;

her hobby was People, his hobby was Life.

All was good and well cooked, but the tastiest part

was his nut-flavored, crisp cerebellum. The heart

resembled a shiny brown date,

and I stowed all the studs on the edge of my plate.



On peut trouver sur Internet deux lectures anglaises (un peu bizarres) de ce poème : 

1/ John MacKenzie

https://archive.org/details/JohnMacKenzieALiteraryDinnerVladimirNabokov

2/ Brad Craft

https://www.youtube.com/watch?v=oC7AQIdEjC4



Je n’ai pas suffisamment ressenti la poéticité de ce texte pour en tenter un rendu métrique et rimé. Mais j’en ai goûté l’humour et la causticité. J’en ai donc fait une traduction assez libre, en prose, avec quelques effets de sonorités (et je me suis autorisé la fantaisie d'une allusion ponctuelle à un autre auteur, peu goûté de V.V.). Je n’ai pas vu de traduction française publiée : un lecteur (pas mon semblable ni mon frère) s’est attribué quelques pages du volume Gallimard à la bibliothèque où je me fournis. De là, pour moi, un léger doute concernant un mot. Mais les traductions publiées, même chez Gallimard, sont-elles toujours fiables ? (à quelques pages de là, un autre poème commence par un drôle de dérapage…). 


Nabokov pousse à l’extrême cette expérience bien connue selon laquelle un repas se compose moins de ce qu’il y a sur la table que des personnes qui sont autour. Qu’il vaut mieux être l’hôte de Virgile que de Lucullus. Qu'on absorbe, volens nolens, les paroles en même temps que les mets.


Le thème de l’intériorité au sens matériel, organique du terme n’est pas si rare chez Nabokov. 

Cf. le poème Restoration, strophe 5. 

[…] So I would unrobe,

turn inside out, pry open, probe

all matter, everything you see,

the skyline and its saddest tree,

the whole inexplicable globe

trad. Hélène Henry (hum, ce H. H. est suspect…) : 

”Ainsi je voudrais dépecer, ouvrir,

mettre à l’épreuve toute chose,

tout le visible : l’horizon,

avec son arbre le plus triste,

tout l’univers inexplicable.”

Cf. aussi l’amour très inquisiteur de Humbert Humbert :

My only grudge against nature was that I could not turn my Lolita inside out and apply voracious lips to her young matrix, her unknown heart, her nacreous liver, the sea-grapes of her lungs, her comely twin kidneys.

trad. Couturier : 

”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son cœur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons, ses deux jolis reins.”

trad. Kahane : 

”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lo comme un gant pour appliquer ma bouche vorace sur sa jeune matrice, la nacre de son foie, son cœur inconnu, les grappes marines de ses poumons, ses reins délicatement jumelés.”




vendredi 9 décembre 2022

Nabokov : 'Rain' (traduction M.P.)


Pluie (1956) 


Comme il remue le lit pendant

ces nuits d'arbres gesticulants

quand la pluie clapote pressée,

fiers sabots d'un jouet d'étain,

qui trotte sur un toit sans fin,

parcourant le passé.


Sur les vieux chemins glissent puis

Foncent les coursiers de la pluie

dans les années en entrelacs,

mais ne peuvent jamais assez

plonger au fin fond du passé

car le soleil est là.



Rain (1956)


How mobile is the bed on these

nights of gesticulating trees

when the rain clatters fast,

the tin-toy rain with dapper hoof

trotting upon an endless roof,

traveling into the past.


Upon old roads the steeds of rain

Slip and slow down and speed again

through many a tangled year ;

but they can never reach the last

dip at the bottom of the past 

because the sun is there.


pour l'entendre lu par Nabokov himself : 

https://www.youtube.com/watch?v=QzOt0bMmXjY

à 55' 23''

[on dirait qu'il prononce le titre "Rage", plutôt que "Rain"]


vendredi 18 novembre 2022

Électricité : Nabokov / Shade / Kinbote / Philippon (poésie ; traduction M.P.)



Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 302-303 (commentaire très dérivé, à la Kinbote, arrimé au vers 347). Le scoliaste zinzin y narre les tentatives spirites de la famille Shade, qui se soldent par un échec, puis cite un poème de John Shade, réflexion mystico-occultiste sur l'électricité. 


Le texte original : 


The light never came back but it gleams again in a short poem “The Nature of Electricity,” which John Shade had sent to the New York magazine The Beau and the Butterfly, some time in 1958, but which appeared only after his death :


The dead, the gentle dead – who knows ? –

In tungsten filaments abide,

And on my bedside table glows

Another man’s departed bride.


And maybe Shakespeare floods a whole

Town with innumerable lights,

And Shelley’s incandescent soul

Lures the pale moths of starless nights.


Streetlamps are numbered, and maybe

Number nine-hundred-ninety-nine

(So brightly beaming through a tree

So green) is an old friend of mine.


And when above the livid plain

Forked lightning plays, therein may dwell

The torments of a Tamerlane,

The roar of tyrants torn in hell.


La traduction Pléiade : 


La lumière ne reparut jamais mais elle luit encore dans un court poème "La Nature de l'électricité", que John Shade avait envoyé au magazine de New-York Le Beau et le papillon, en 1958, mais qui ne parut qu'après sa mort :


Les morts, les aimables morts, – qui sait ?

Gîtent dans les fils de tungstène, 

Et sur ma table de nuit luit

La fiancée disparue d'un autre homme. 


Et Shakespeare peut-être illumine

Toute une ville de lumières innombrables,

Et l'âme incandescente de Shelley

Attire les phalènes pâles des nuits sans étoiles. 


Les réverbères portent des numéros, et peut-être

Le numéro neuf cent quatre-vingt-dix-neuf

(Qui brille si vivement à travers l'arbre

Si vert) est-il un de mes vieux amis.


Et, quand au-dessus de la plaine livide

Jouent les éclairs fourchus, peut-être contiennent-ils

Les tourments d'un Tamerlan, 

Le rugissement des tyrans déchiquetés en enfer. 



Les traductions universitaires, précises, ont leur utilité et même leur nécessité. Mais (selon un mien hobby horse) elles ne dispensent pas de tenter une restitution, moins fidèle aux mots, mais fidèle au mètre et à la rime – ce qui est chose à la fois très difficile à faire et très facile à critiquer. Tant pis. 

L'octosyllabe est un des pires carcans, un Procuste diminutif qui réclame de cruels sacrifices. Surtout à partir de l'anglais paucisyllabique, aggravé de la densité sémantique nabokovienne. Le premier quatrain ne pose pas de problème spécial (il comporte une probable allusion à E. Poe). Le second contient deux noms propres insubstituables, ce qui le rend extrêmement ardu à octosyllaber tout en rimant [je m'y suis concédé un e muet au statut contestable, mais peu apparent]. Le troisième, centré sur un insubstituable de 7 syllabes, découragerait les plus hardis. Le quatrième est un paysage cosmico-eschatologique d'une grandiose noirceur - on serait tenté de parler de "terribilitá" ! (titanesques allitérations en T des deux derniers vers).


Malgré tout cela (les "malgré" étant peut-être des "parce que" masqués), j'ai tenté la gageure : 


Et s'ils logeaient, les tendres morts,

Dans le tungstène en filaments ?

Sur mon chevet luirait alors

La fiancée morte d'un amant.


Millions de lumières urbaines :

C'est Shakespeare. L'âme de Shelley

Brûle les candides phalènes

Qui croient à des nuits étoilées. 


Le réverbère étiqueté

Neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième

(l'arbre vert le fait miroiter)

Serait mon vieil ami lui-même.


Et les éclairs se déchirant

Sur la pâle plaine d'hiver,

Seraient les cris d'un Tamerlan,

Tourments des tyrans en enfer.



mardi 12 juillet 2022

Nabokov, 'L'Exploit' (traduction)


         texte :     

         https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/07/nabokov-appel.html

Le titre français du roman, L'Exploit, est devenu canonique. Il me semble pourtant peu satisfaisant – de même que le titre anglais Glory. Je ne sais pas quelles sont les résonnances du titre original russe (Podvig), mais la tonalité d'ensemble du roman me suggèrerait fortement de traduire par La Prouesse (= entreprise chevaleresque déraisonnable, à signification plus symbolique que pratique). 


Dans ce passage : 

La traduction dit tétramètres iambiques au pluriel. C'est dommage, car il ne s'agit pas ici de la beauté des vers particuliers dits par Moon, mais de la beauté fascinante du tétramère iambique pouchkinien, porté au niveau d'une essence rythmique intrinsèquement associée à un puissant imaginaire. 

De mot dislodged signifie sans problème délogées. L'auteur étant très exigeant en matière de précision ornithologique, on ne peut substituer le geai, qui se trouve rimer très malencontreusement avec ce délogées. C'est donc ce dernier mot qui devrait être remplacé par un mot dont la moindre précision ne poserait pas de problème (abattues par exemple).

Toujours ce geai "flying from perch to perch" : "en passant d'un perchoir à un autre" ; pourquoi ce "en", qui est au moins inutile, sinon inapproprié. Il serait plus fluide (et même plus correct) de ne pas le mettre. Et aussi, pourquoi ne pas conserver le flying ? Certes, passant n'est pas mauvais, ni faux, mais puisque l'oiseau vole dans l'original, autant qu'il vole aussi dans la traduction. 

Donc, en résumé : "abattues par un geai volant d'un perchoir à l'autre"


Les Anglaises : "angular English" est probablement un effet voulu de sonorités ; pourquoi traduire par "maigrichonnes", alors que "anguleuses" a le double mérite de traduire de plus près et de conserver l'effet sonore ? De même façon que l'original "angular English", "anguleuses anglaises" apparaît comme l'esquisse d'une caricature : Anglaise et anguleuse "sont les mots qui vont très bien ensemble"... Avec en outre le soupçon d'un pléonasme, ou d'une étymologie sournoisement cruelle : peut-être est-ce leur silhouette anguleuse qui les a fait appeler Anglaises... 


Quant à blandishments, je ne sais si le mot anglais a les mêmes connotations désuètes, voire archaïsantes que le français blandices. En outre, en français, ce mot est souvent associé à la fadeur, au douceâtre. Séductions ou flatteries insisterait trop sur un seul aspect du sens. Appas serait franchement archaïsant et accentuerait le défaut de blandices. Une tournure plus neutre serait : de telles douceurs. Mais elle ne rendrait pas le caractère attractif. Donc, pour rendre ce caractère attractif tout en maintenant une discrète tonalité désuète, j'opterais pour de telles invites.



lundi 4 juillet 2022

Slavnikova nabokovise...


On a noté que le style de Slavnilkova dans le premier chapitre de 2017, est riche en tournures et en motifs à la Nabokov (surtout, ajouterais-je, le Nabokov qui s'inspire d'Olecha) : 

cf. Anne-Marie Jackson, CR de la traduction anglaise  

https://www-euppublishing-com.translate.goog/doi/full/10.3366/tal.2012.0078?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=op,sc

Le style de Slavnikova est parfois très évocateur de celui de Nabokov dans ses comparaisons et ses structures décalées. [traduction Google]


Pour ma part, j'irais plus loin ; j'y verrais presque un pastiche. Quelques échantillons du début (j'ai cessé ensuite le repérage car les exemples sont incessants) :

"Personne ne voyait rien, hormis le panneau à moitié effacé par le soleil où les annonces périmées s’effondraient avec fracas pour invoquer – dans une accumulation d’erreurs, avec pause sur la dernière – les noms et les numéros des trains nouvellement arrivés."

"Anfilogov lui adressa un geste d’invite impérieuse, ce qui fit émerger d’une manche kaki sa montre étincelante."

"le convoi n’était pas encore entré en gare, l’espace des rails et des câbles était vacant, comme la perspective d’une leçon de dessin."

"l’inconnue resta dehors ; une fente de lumière oblique entre les ombres des wagons, tel un fusil à la baïonnette aveuglante, visait la peau pâle de ses jambes jointes."

"Parfois, le train tremblait, un soubresaut pareil à un hoquet de surprise le parcourait tout entier"

Enfin : 

"À peine eut-il sauté par-dessus le marchepied de fer que le convoi poussiéreux frémit de soulagement et, répandant sur les traverses un reste de liquide d’entretien, longea lentement l’alignement des proches, dont il semblait compter les têtes. Lui emboîtant le pas, accélérant à sa suite, Krylov rejoignit l’inconnue, qui agita la main vers la fuite éperdue des vitres jusqu’au moment où jaillit la queue du dernier wagon, pareille au dos d’une carte à jouer."

[Ne croirait-on pas qu'il s'agit d'un paragraphe de Nabokov ?]


En outre, des thèmes très nabokoviens sont présents aussi dans le roman : les trains (c'est une spécialité russe), mais aussi les pierres précieuses, et l'inversion du sens du temps.


La lecture (de ce premier chapitre surtout) n'est pas commode. Elle se mérite. La phrase est souvent difficile à suivre, mais je doute qu'il faille attribuer cela à la traductrice ; l'original doit être assez enchevêtré.


Au passage, je note une formule bizarre et séduisante en français : "un tunnel perclus de courants d’air". Le sens de "perclus" est assez extensible au gré de celui qui l'emploi, mais cet emploi-ci est amusant (et bien dans l'ambiance du chapitre) puisque "perclus" signifie "paralysé, immobilisé, enfermé", à l'opposé donc des courants d'air. 



dimanche 27 mars 2022

"Vision" esthétique


On a dit un peu facilement que le Greco peignait des basketteurs parce qu'il avait un défaut de vision. Genette critique avec raison cette conception réductrice de l'invention esthétique. À ce compte, il faudrait identifier un défaut de ce genre pour expliquer les formes ramassées et musculeuses de Michel-Ange. Puis un défaut pour chaque maniériste, qui, avec sa "manière" singulière, apporte à la perception ordinaire des distorsions, encore bénignes, si on songe à ce qui viendra avec le cubisme etc. D'où Malraux critiquant Zola : "Il est faux que le nouvel art soit "les objets vus à travers un tempérament", car il est faux qu'il soit une façon de voir : Cézanne ne voit pas plus en volumes, ni Van Gogh en fer forgé, que les peintres byzantins ne voyaient en icônes, ou que Braque ne verra les compotiers en morceaux."

Il faut prendre le mot de "vision" dans un sens métaphorique, et considérer la "vision du monde" de l'artiste comme une Weltanschauung. Il me semble que Zola, dans sa célèbre formule, "voir à travers un tempérament" voulait dire tout bonnement "appréhender", et "interpréter" selon des normes esthétiques singulières ou nouvelles, liées, pour lui, à la physiologie, au "tempérament". "Voir" au sens où Proust disait : "Le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de techniques mais de vision." Plus nettement encore, car il ne s'agit plus d'espace, la façon dont un auteur "voit" le monde est, pour Georges Poulet, une façon d'éprouver le temps selon une courbure singulière qu'il fait pressentir au lecteur - ce qui est un vrai voyage métaphysique : appréhender le monde selon les cadres mentaux, affectifs (on est tenté de dire : "avec les yeux") d'autrui. Ce que l'artiste "voit", au sens ordinaire d' "éprouver", est rendu à travers une "forme" singulière. 

Dans cette problématique, le cas de Nabokov est délicat à situer. Il s'est voulu d'abord peintre, puis poète, puis romancier. Mais il a affirmé, non sans paradoxe et provocation, que le roman n'était pas tant un art verbal que visuel. Non pas que Vladimir Vladimirovitch vît avec ses yeux les assimilations, les superpositions visuelles dont ses romans sont riches. Mais dans la littérature (qui est en ce sens entièrement "poésie") la vue et ses interprétations spontanées ou savantes, ses calembours, ses illusions etc., commandent le mot et priment sur la narration. Ce qui rend la lecture de Nabokov parfois malaisée (peine dont on est largement récompensé) : il n'hésite pas à faire des excursus visuels, des arrêts sur image qui à la fois rompent et enrichissent la narration, comme une vocalise, un ornement peuvent enrichir et menacer la mélodie. La fascination et le délice visuels comme mélismes. D'où la longueur et la complexité de la phrase nabokovienne qui, comme la phrase proustienne, intégre, accumule un maximum d'éléments, de dimensions, d'interprétations. 

Dans l'incipit du Don, la narration, pourtant très réduite (un camion de déménagement s'arrête) se voit enrichie et minée par des considérations, des dérives, relevant de deux des passions de l'auteur : la littérature et les effets optiques :

"Par une journée couverte mais lumineuse, vers quatre heures de l'après-midi, le 1° avril 192.' — (un critique étranger a déjà souligné que, alors que de nombreux romans, la plupart des romans allemands par exemple, commencent par une date, seuls les auteurs russes, dans la tradition d'honnêteté qui caractérise notre littérature, omettent le dernier chiffre), un fourgon de déménagement, très long et très jaune, accroché à un tracteur qui était jaune lui aussi, avec des roues arrière hypertrophiées et une anatomie étalée sans pudeur, vint s'arrêter devant le numéro sept de la rue Tannenberg, dans la partie ouest de Berlin. Le front du fourgon portait un ventilateur en forme d'étoile, et sur toute sa longueur s'étalait le nom de la compagnie de déménagement en lettres bleues hautes d'un mètre, dont chacune (y compris un point carré) était ombrée d'un côté avec de la peinture noire : tentative malhonnête pour se projeter dans la dimension suivante."



mercredi 23 mars 2022

Notules (19) Littérature


Tchékhov, le grand maître de l'inachevé, de l'ellipse, du non-dit, du sous-entendu, du "en-creux". Jusque dans une boutade bien connue : "Vous craignez la solitude ? Ne vous mariez pas !". Le rire (amer) vient du nombre considérable d'intermédiaires éliminés, d'autant plus forts qu'ils sont passés sous silence. Sans ellipse, cela donnerait : vous craignez la solitude ; vous pouvez donc penser que le mariage serait une bonne précaution, puisqu'il garantit de vivre en compagnie ; mais dans la pratique, la plupart des mariages tournent, au mieux, à l'indifférence, au pire, à l'hostilité ; et on se sent bien plus seul quand on vit aux côtés de quelqu'un qu'on ne supporte pas, que lorsqu'on est réellement seul. Tout ce qui est gommé dans la boutade, c'est le temps, dans son effet dialectique, qui convertit une chose en son contraire : la compagnie en solitude, et la solitude en (bonne) compagnie. L'ellipse tchékhovienne est donc remarquable parce qu'elle passe sous silence tout un processus de renversement, de désillusion.



Étreindre pieusement un arbre. C'est plus païen ou panthéiste que chrétien. Quand il s'agit de Leopardi, cela ne pose pas de problème. Quand il s'agit de Maurice de Guérin, cela en pose pour les interprètes qui, dans le sillage de sa sœur, le veulent bon chrétien. Mais quand il s'agit de Mauriac, le problème est réel. 



Béguin : "[Rousseau, Guérin, Sénancour, Amiel] répondent tous à une même nostalgie de la créature assoiffée d'infini et désireuse de trouver une voie de communication avec l'Univers".



Dans la rubrique "si je devais écrire un livre sur la littérature...", deux idées tentantes : 

1/ La fiction prise pour réalité par son inventeur même (Kipling, L'Homme qui voulait être roi). À force de jouer un rôle, d'endosser les mimiques, les postures, on se prend à son propre jeu, on s'auto-persuade. 

2/ La critique littéraire incluse dans la fiction. De Cervantès (le retable de Maître Pierre) à Houellebecq (sur J.-L. Curtis p. ex.), via Molière. Deux massifs au XX° siècle : Proust et Nabokov. Ne pas oublier Lodge (Changement de décor, surtout la fin), qui mène une double carrière de professeur-critique et de romancier mettant en scène bien des professeurs-critiques.

Chez Proust, l'essence même du projet est ce mixte entre fiction et critique littéraire : raconter une discussion avec Maman, sur Sainte-Beuve. Occasion d'étudier non pas Proust essayiste, mais comment la tentation de l'essai (pas seulement de critique littéraire, mais aussi de psychologie, de philosophie, de sociologie) guette sans cesse la narration, et la mine, menace de la faire diverger, dérailler ; de la dissoudre, de la réduire à un tissu insterstitiel. Cette tendance à l'essai a été fatale à L'Homme sans qualités. Ne l'a-t-elle pas été aussi à la Recherche, achevée en apparence seulement ?

Chez Nabokov, la critique littéraire dans la fiction a sa pleine et manifeste part. Le Don décrit un jeune auteur (fictif) aux prises avec l'histoire de la littérature russe. Feu pâle fait exploser les cadres et se présente ouvertement comme l'édition annotée d'un poème. Alors, le fictionnel vient (pathologiquement) parasiter, phagocyter, inonder la critique littéraire qui se veut universitaire. 



mercredi 19 mai 2021

Pninologiques (16) Woolf et Nabokov (imitations)


 WoolfMrs Dalloway : 

"Hutton, who would imitate the Professor throughout Hampstead ; the Professor on Milton ; the Professor on moderation ; the Professor stepping delicately off."

traduction Pasquier :

"[Il] se promettait bien, de retour à Hampstead, d’imiter le Professeur : le Professeur et ses vues sur Milton ; le Professeur et ses vues sur la modération ; le Professeur s’éclipsant discrètement."

[la traduction David omet malencontreusement les majuscules : "Il ferait des imitations du professeur : le professeur parlant de Milton, le professeur parlant de la modération, le professeur s’éloignant à petits pas."]


NabokovPnin :


"He went on for at least two hours, showing me everything — Pnin teaching, Pnin eating, Pnin ogling a coed, Pnin narrating the epic of the electric fan ... 

traduction Couturier :

"Il n'arrêta pas pendant au moins deux heures de tout me montrer : Pnine en train de faire cours, Pnine reluquant une étudiante, Pnine racontant l'épopée du ventilateur électrique..."


[ogling : Chrestien traduisait "faisant de l'œil à une étudiante", ce qui est très excessif de la part du timide Pnine. C'est bien "reluquant", ou, peut-être mieux, plus modéré, "lorgnant"]

["en train de faire cours" est un peu lourd : 'en cours' suffirait (un seul mot, comme 'teaching', qui n'a pas besoin du long et contreproductif 'en train de...') ; ou 'faisant cours' si l'on préfère harmoniser avec les autres terminaisons en 'ant']



mardi 18 mai 2021

Image littéraire (compléments) 6

 

En complément de la conférence de 2019 sur l'image littéraire, 

https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/image-litt%C3%A9raire-flaubert-nabokov

cette 

Note pour la traduction française du roman de Gadda Connaissance de la douleur, par François Wahl : 


"Non pas rapporter à un être ses qualités (adjectifs) ou ses actes (verbes), mais au contraire faire de l’adjectif, du verbe, de l’adverbe, le terme principal, que l’ancien sujet se trouvera, du coup, qualifier sous la forme d’un complément d’agent (« le noir d’un scorpion »). Retourner dès lors les rapports bien codés depuis Aristote, glisser l’abstrait dans la place du terme, auquel se verra attribué le concret (« arrivèrent, en sabots, la misère et la puanteur d’un péon »). Aller jusqu’à faire des traits « subjectifs » les traits principaux (« le noir de cette âme »)."



mercredi 28 avril 2021

Nabokov, 'Lolita' : problèmes de l'incipit

 

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta.

She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? : 

“Lolita, luz de mi vida, fuego de mis entrañas. Pecado mío, alma mía. Lo-li-ta : la punta de la lengua emprende un viaje de tres pasos desde el borde del paladar para apoyarse, en el tercero, en el borde de los dientes. Lo. Li. Ta. Era Lo, sencillamente Lo, por la mañana, un metro cuarenta y ocho de estatura con pies descalzos. Era Lola con pantalones. Era Dolly en la escuela. Era Dolores cuando firmaba. Pero en mis brazos era siempre Lolita.”


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? :

"Lolita, Licht meines Lebens, Feuer meiner Lenden. Meine Sünde, meine Seele. Lo-li-ta. Die Zungenspitze macht drei Sprünge den Gaumen hinab und tippt bei Drei gegen die Zähne. Lo. Li. Ta. Sie war Lo, kurz Lo, am Morgen, 1,50 m groß in einem Söckchen. Sie war Lola in Hosen. Sie war Dolly in der Schule. Sie war Dolores von Amts wegen. Aber in meinen Armen war sie immer Lolita."


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Kahane 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lolita : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta.

Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c’était toujours Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Couturier 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta ; le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.

Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. »



Ce magnifique poème en prose est, comme il se doit, impossible à rendre en raison même de sa richesse et de son originalité. Il pose des problèmes aussi peu solubles que le "Now" qui ouvre Richard III... 


1. 

Le nom est prononcé à l'espagnole, avec l'accent sur l'avant-dernière syllabe (paroxytonique) ; la graphie "Lee" l'indique clairement) ; donc aussi avec un T bien net (la description de la bouche l'indique clairement), un T qui ne tend pas du tout à devenir un D comme en anglais. On a accusé Nabokov de mal décrire la disposition buccale, croyant que ce polyglotte anglicisait la prononciation du prénom.


2. 

Allitérations

Cinq L : Lo-Li-Light-Life-Loins ; puis S-S. Puis une vertigineuse rafale de T (9 !) avec laquelle Nabokov se met en concurrence avec Shakespeare, et, ma foi, il soutient la comparaison : 

(Romeo & Juliet) "jocund day stands tiptoe on the misty mountaintops."


3. 

inconvénient d'avoir à transposer les mesures anglo-saxonnes ; le problème est classique ; il vaut mieux transposer, pour que cela évoque quelque chose au lecteur, plutôt que de jouer sur le seul facteur de l'exotisme métrique.


[suivent deux gros problèmes en 3 syllabes : "in one sock"]

4. 

 Le singulier du mot renvoie à au moins deux épisodes du roman ; il est souligné par le "one". Ne pas le mentionner, c'est perdre beaucoup. Mais le mentionner est malcommode en français ; "en chaussettes" ne convient pas car affirme le pluriel ; "avec une seule chaussette" est interminable, on y perd la saveur typiquement nabokovienne de l'allusion libidineuse par laquelle on est amené à voir Lo dans la tenue précise et réduite où HH la préfère... 

Couturier modifie la phrase pour conserver ce singulier essentiel ("avec son mètre quarante-six et son unique chaussette") ; mais le 'et' sépare des éléments qui sont l'objet d'une seule appréhension 

Faut-il aller loin dans la discrétion allusive ? : "un mètre quarante-six en chaussette" ? Le lecteur peut ne rien remarquer, ou croire à une coquille (ô, superficiel lecteur !).


5. 

'sock' : 'chaussette' ? ou 'socquette' ? Dans l'ensemble du roman, les deux traducteurs français alternent, et je crois que c'est judicieux. Mais dans cet incipit, ils optent pour 'chaussette' ; il me semble pourtant que 'socquette' serait plus dans la tonalité... "rêveuse" du passage. Combiné avec l'unicité, on a une vision très humbertienne, minimale (pour Humbert comme pour Plotin, la perfection vient non en ajoutant, mais en ôtant...)


6.

"on the dotted line". Mot à mot : 'sur la ligne pointillée'. C'est très gênant à traduire ; d'abord parce que le son (dotted) fait écho à Dolores ; ensuite et surtout parce que cette formulation allusive, parfaitement saisie par un lecteur anglo-saxon, risque n'être pas évidente pour un lecteur français. Les solutions espagnole (cuando firmaba) et allemande (von Amts wegen) ont leurs qualités (surtout la rapidité). Kahane est précis mais trop long : "sur le pointillé des formulaires". Couturier est bref et fidèle, mais pas clair : "sur les pointillés." La question (unanswered question) est : le lecteur de la version française est-il accoutumé à ces pointillés invitant à signer, ou y voit-il une invitation à découper le papier selon lesdits ?


7.

La version allemande telle que je l'ai trouvée sur la Toile (sujette à caution) ne comporte pas de retour d'alinéa en milieu de poème. Ce retour importe certes pour le rythme des 'strophes', mais aussi pour l'enserrement de tous les éléments dans le nom. Le roman a pour titre le nom du personnage. Le premier mot et le dernier mot du roman sont ce même nom. Le poème en prose de l'incipit commence et finit par lui. Il ne faut donc pas négliger que la première "strophe" elle aussi commence et finit par lui (orthographié autrement) : l'alpha et l'oméga.