vendredi 25 février 2022

Notules (17) : musique



"Concerto", de "concertare", veut dire à la fois, et de façon vaguement dialectique, "se concerter" et "s'opposer". Cette équivoque étymologique est assez analogue à celle du verbe "disputer" : se disputer (= s'opposer), et mener une 'dispute', une 'disputatio', une "discussion", faite d'opposition sur fond de courtoisie.



Il n'est pas rare que les instrumentistes dédicataires apprécient peu les merveilles qu'on a composées pour eux. Parmi les exemples les plus classiques : 

Kreutzer n'a pas voulu jouer la sonate ("inintelligible", unverständlich) qui porte néanmoins son nom. Paul Wittgenstein a trahi le concerto pour la main gauche de Ravel. Rubinstein a très peu goûté et presque jamais joué la Fantaisie bétique de Falla. Paganini a trouvé que le Harold de Berlioz ne mettait pas sa virtuosité en valeur. Les rapports de Joachim au concerto de Brahms sont plus complexes, et font intervenir des critères extra-musicaux. 

Souvent, ces virtuoses voient le côté technique de l'œuvre : trop facile, ou trop difficile (injouable). Du point de vue esthétique, ils ne sont pas forcément conscients de l'apport de ces œuvres nouvelles, qu'ils ne savent pas goûter. Le temps que passe un virtuose à travailler son instrument et à donner des concerts, c'est autant de perdu pour la vraie écoute et méditation musicale.



Je n'aime pas beaucoup le triple concerto de Beethoven, non que ce soit un œuvre sans qualités, mais parce que j'ai l'impression d'y trouver ce que Beethoven aurait pu écrire s'il n'avait pas été Beethoven.



Haydn : Quatuor en Sol maj. op. 33 n°. 5, Hob. III:41. Fluidité, jeunesse, allégresse, danse, course aérienne, pas de poids. Un rêve de facilité. 



Dilution 1. Jazz, tango, chanson, musique de film... Ce n'est pas ma tasse de thé, mais je n'ai rien contre - j'apprécie même quelquefois (jazz). En revanche, j'ai quelque chose contre lorsque ces genres sont utilisés pour noyauter, miner, remplacer, évincer la musique sérieuse et les propos sérieux (ceux-là, il y a longtemps qu'ils sont enfuis). C'est bien évident, dans de nombreux domaines, que le "en plus" signifie finalement "au lieu de". 

Dilution 2. "Le projet artistique et culturel d’Olivier Mantei pour la Cité de la Musique-Philharmonie de Paris vise à faire de l’établissement un lieu de vie, accessible et exemplaire en termes d’inclusion et d’ancrage territorial." Autrement dit, la musique n'est pas dans le projet ; elle est seulement dans l'intitulé, comme couverture, comme prétexte à une action sociale au vocabulaire moralisant on ne peut plus "tendance". 



 Cherubini a écrit une "Marche pour le retour du préfet du département de l’Eure-et-Loir"



Stravinsky, le "Sacre". Problème de titre. Stravinsky était très international ; avait-il fait un choix explicite du titre et de ses éventuelles traductions ? Le ballet a été créé à Paris, sous le titre "Sacre", qui est devenu la forme canonique. En anglais, "Rite", qui est plus proche du sens d'ensemble de l'œuvre. C’est une musique cruelle, rendant un rituel moins ‘archaïque’ que barbare. Le titre français fait trop penser à un couronnement, un triomphe du printemps, un Botticelli mis aux couleurs des lointaines steppes – alors que c’est très ouvertement la mise à mort propitiatoire d’une jeune fille. Il faudrait donc dire "sacrifice". En espagnol : "consagración". Italien : "sagra". Allemand : "Weihe" (consécration). Le russe semble (?) dire "sacre". Tout s'érode : la musique de Stravinski est devenue "normale", et même "classique". Le meurtre rituel est devenu une fête colorée. Le dieu auquel la jeune fille est sacrifiée est Yarilo, dont Wikipedia nous dit que le nom aurait comme origine un mot signifiant "rage" et "feu". Les mois de printemps sont meurtriers... Je m'étonne un peu aussi qu'à une époque où il faut que ce soit Carmen qui tue Don José, qu'on n'ait pas 'cancellé' ce féminicide organisé. 



Orgue ; j'y suis réticent, pour divers motifs qui ne sont pas tous des raisons. La raison principale est la résonance excessive, qui mélange les notes dans un brouillard que je supporte mal ; je ne sais pas y discerner les voix, ce qui est grand dommage dans ce répertoire-ci plus encore que dans d'autres. L'acoustique des églises y est pour beaucoup ; certaines registrations l'accentuent, d'autres (pour cela bien venues) peuvent la réduire. L'éminent organiste Daniel Roth s'en plaint - cela me console qu'un tel professionnel se mette à ma place. Le remède qu'il tente d'y apporter n'est pas commode : il faut raccourcir la tenue des touches sur les claviers à proportion de la résonance excessive estimée depuis la tribune. Comme ces précautions extrêmes sont rares, je préfère dans l'ensemble (hérésie !) écouter la musique d'orgue au piano, où une dimension manque bien sûr, mais où je sais ce que j'entends. 



Duhamel (Georges), Le Livre de l’amertume p. 55 : 

"La musique ou un parfum, rien de mieux pour nous faire deviner un monde inconnu, ou même pour nous faire comprendre à quel point ce monde nous est peu compréhensible. Des mots simplifieraient tout, unifieraient tout. Avec la musique tout garde son recul et sa perspective."



mercredi 16 février 2022

Notules (16) : philosophie

 

'Devenir' et 'changement' ne sont pas synonymes. 'Devenir' suppose la permanence d’un être qui se modifie tout en gardant son identité : c’est le même petit poisson qui 'devient' grand. Quant au 'changement' : il y a un état du monde à l’instant t1, où la boule de billard est à tel endroit ; et un instant t2, où elle est ailleurs. Mais on n'a pas besoin d'affirmer que c’est la même qui s'est transformée ; il ne faut pas dire que "la boule a changé de place", mais que la configuration du monde a changé, et qu’on trouve ailleurs la même boule qu’on trouvait auparavant. Le mouvement local n’est pas un devenir ; il est en somme extérieur à ce qui change. Le devenir est un changement qualitatif, d'origine interne à la chose (qui est continue dans son devenir). Le devenir relève du monde antique (aristotélicien, réaliste, finalisé). Le changement relève d'un monde galiléo-cartésien (géométrisé) qui s'accommode très bien de la théologie de la (re)création continuée — qui se fonde même sur elle comme condition de possibilité, puis en révoque la dimension religieuse. [Note : quand Valéry écrit "Regarde-moi qui change !", il veut dire "qui deviens" ; même si on le trouve didactique dans ce Cimetière marin, il est poète]


Les Anciens disaient avec raison que l'Idée du cercle n'est pas ronde. Descartes le montre en remplaçant le cercle dessiné par une équation qui, manifestement, n'est pas ronde. 


Valeur d'usage et valeur d'échange : les "âmes mortes" chez Gogol, sont de nulle valeur d'usage, on s'étonne donc qu'elles puissent avoir une valeur d'échange. C'est une bizarrerie, voire un miracle, produit par les règlements administratifs.


Deleuze : à la fin, quand il est superstar, son élocution est un curieux mélange de Péguy et de Lacan. Sous la fragilité du vieillard, l’appuyé du tyran.


Ce n'est pas l'utilisation qui fait le caractère technique d'un objet. Un objet ne cesse pas d’être technique s’il est en panne ou ne sert plus, car de toute façon, il a été conçu et fabriqué en tant que technique ; ce n’est pas l'utilité qui fait l’objet technique, ni son utilisation, mais le projet de son utilisation, projet réalisé ou non ; l'outil qui reste dans la caisse et y rouille, inutilisable, est aussi technique que l'outil utilisé. 


Antiquité : au commencement est le chaos, et la mise en ordre est partielle, donc provisoire : le fond de désordre demeure latent. Christianisme : Dieu a tout fait, tout est ordre ; les êtres proviennent entièrement d'une pensée ordonnée et ordonnatrice. Modernité : le désordre se retrouve, dans le fond, sous les apparences : dionysisme, Unbewußt. L'ordre devient une illusion, ou une pellicule qu'il faut dénoncer comme telle.


Signe immotivé, saussurien, chez Shakespeare (Romeo and Juliet) : "What's in a name? That which we call a rose / By any other name would smell as sweet."


Principe de réalité. En grec, le même mot (télos) désigne le but et le lointain, donc suggère la distance des lèvres à la coupe. Par une logique implacable et triste, le but n'est tel (désiré) que parce qu'il n'est pas possédé ; si on le possédait, on ne le désirerait pas. Il est à distance, donc lointain, donc il apparaît petit (phila-télie). La bien-aimée lointaine, dont on attend une lettre, ne peut être présente qu'en format de timbre-poste. Tout ce qui est lointain peut être désirable ; toute distance peut être ressentie comme une privation, voire une frustration. D'où la facilité à faire miroiter les lendemains, nimbés qu'ils sont par la distance de la brume bleutée du rêve . 


La "sortie de la religion" selon Gaucher. On pourrait peut-être représenter ainsi cette notion. Dans un premier temps (religieux), la religion est un dôme qui recouvre tout, englobe tout. Puis (sortie) c'est un monument parmi d’autres, avec des gens dedans, dehors, qui peuvent en sortir, y entrer, y rentrer, etc. Ce n’est plus l’englobant ultime, mais une appartenance possible, une inclusion choisie [on passe de Gesellschaft à Wahl Gesellschaft, de 'société' (imposée), à 'société choisie']. 


Fertilité scientifique (esquisse d'une hypothèse). Les chercheurs trouvent un embranchement fructueux. On le suit, le raffine, jusqu'au moment où il devient de moins en moins fertile. Il devient cul-de-sac ; on radote, on piétine. Mais il est très difficile de remettre en cause l'ensemble du chemin, qui en effet a fait ses preuves. Sont alors réputées également irrecevables les propositions qui ne correspondent pas aux critères reçus, que ce soit a) par faiblesse, par ignorance, etc (= par défaut intrinsèque) ; b) ou parce qu'elles fraient un autre chemin pour sortir de l'impasse. Or, si l'on file la métaphore de l'embranchement (qui n'est qu'une métaphore, mais nous ne faisons qu'esquisser une hypothèse), on ne peut se sortir de l'impasse, ouvrir à de grands et sérieux progrès, qu'en rebroussant chemin, qu'en apparaissant rétrograde. Cela, les juges de la scientificité ne peuvent l'accepter. Comment en effet faire le départ entre ceux qui sont rétrogrades par incapacité (les plus nombreux, assurément) et ceux qui le sont en tentant une autre approche, qui sera peut-être (peut-être) une révolution scientifique ? Pour prendre un exemple extrême : la science cartésienne avait complètement discrédité toute forme d'action à distance ; ceux qui la soutenaient étaient considérés (souvent à raison) comme des scolastiques attardés. Mais Newton inaugura une nouvelle voie splendide en donnant l'impression de revenir à l'action à distance, — en fait en la pensant autrement. Il y a un moment où le sérieux méthodologique devient un conservatisme et où le génie apparaît comme inepte ; mais quand ? Manet, Renoir, Picasso, "ne savaient pas dessiner". 


L'ennui comme moteur. Il fait monter la pression (cf. Valéry sur l'ennui perceptif). Si bien qu'on en vient à l'exaspération : "N'importe quoi plutôt que ce rien !". Agir devient un besoin impérieux, de type biologique : un besoin de se sentir exister. Les militaires l'ont bien compris. Cf. les expériences de caserne de Jules Romains ; et Delibes, L'étoffe d'un Héros (p. 271) : "Sur le bateau-école, Ils t’apprennent à t’emmerder pour que rien de ce qui t’arrive après dans la vie ne te paraisse grave. Voilà toute leur école."




dimanche 13 février 2022

Revel et la philosophie

 
    Jean-François Revel était intelligent. Il était agrégé de philosophie. Il n'était pas philosophe. Cela arrive : autre exemple, Lévi-Strauss qui a fait une œuvre théorique considérable en court-circuitant la philosophie — mais les raisons qu'il avance portent contre l'enseignement, plus que sur l'essence de la philosophie.
    Revel voyait dans la philosophie la concurrente de la science ; concurrente inévitablement vaincue donc. Pour lui, Descartes ne pouvait être qu'inutile et incertain (il reprit la formule de Pascal comme titre de son livre). Le contenu scientifique du cartésianisme étant périmé, Descartes est périmé. On peut certes, sur cette base qui n'est pas irrecevable, écrire une Histoire de la philosophie occidentale ; mais le projet a vraiment quelque chose de paradoxal. Revel avait songé à faire une thèse qui aurait porté sur l'esthétique de Hegel, ou plutôt (question légitime) sur les œuvres d'art que Hegel connaissait effectivement, sur les exemples qui sous-tendaient cette très vaste entreprise. Ne trouvant pas de directeur pour cela, il renonça, manifestement sans grand regret. Ensuite, il édita, en en faisant un bel éloge, des textes de Taine, on ne peut plus positivistes, sur l'art italien (Voyage en Italie : plus les œuvres donc que les théories). C'est plus cohérent que la rédaction de l'histoire d'une discipline à laquelle on ne croit pas.
   Son point de vue sur la philosophie consiste donc à la réduire à sa prétention de régente des sciences - ce qu'elle n'est plus guère, en effet, depuis pas mal de temps.
Dans le domaine politique qui était son terrain principal, il s'est largement consacré à dénoncer la dévotion pour les dictatures de type soviétique chez des gens qui n'étaient pas des crétins. L'entreprise était salubre et courageuse à une époque où il était impératif de se prosterner aux pieds des tyrans russes, cubains, chinois, et autres. Ses livres fournissent une quantité impressionnante (déprimante) d'exemples de cet asservissement volontaire au mensonge criminel, et montrent qu'en ce domaine, la vérité est inutile ; Revel récrit à sa façon l'aphorisme de Valéry : "Le faux n'est pas soluble dans le vrai".
   Mais c'est là justement que son travail trouve ses limites. Cet aveuglement demeure inexplicable. Revel accumule les illustrations du fait, mais ne donne pas d'explication. C'est conforme à son attitude anti-philosophique : il faudrait s'aventurer dans des constructions compliquées en raison même de leur caractère hypothétique, dans des spéculations seulement possibles, probables, et finalement subjectives. Sur quel terrain même se situer ? psychanalyse ? psychiatrie ? morale ? épuisement vital ? besoin de religion ? Chaque point de vue a sa plausibilité, et récuse donc les autres.
  À l'époque où paraissaient les livres de Revel, je faisais une thèse (de philosophie) sur le refus d'apprendre, la réticence à se cultiver, la résistance au changement, le refus du vrai ; pour l'homme de la Caverne, la lumière signifie la douleur de l'éblouissement. Je voyais ces thèmes non dans le domaine politique ni psychanalytique, mais principalement éducatif, pédagogique. J'aurais pu néanmoins trouver dans Revel quelque chose à glaner, des perspectives desquelles m'inspirer. Mais je n'y trouvais que des faits, des cas ; pas d'explication.
   Revel évoque l'origine personnelle de son intérêt pour ces aberrations mentales et, ce faisant, il esquisse une piste qui se révèle très vite une impasse. Dans sa jeunesse, il aimait une femme qui était sectatrice de Gurdjieff, et il se retrouva embarqué dans ces eaux troubles. Quand il revint à la raison, il fut sidéré d'avoir pu adhérer à des inepties qui étaient aux antipodes de son tempérament. Puissance de l'amour, qui est aveugle, et aveuglant. Revel considéra ensuite que l'aveuglement procommuniste devait être aussi absurde, donc aussi inexplicable. Que c'était comme une réédition du "mystère d'iniquité" paulinien.
   Peut-être avait-il raison dans son refus de philosopher. Peut-être ne faut-il pas chercher d'explication générale aux phénomènes. Il est peut-être salubre d'être frustré. Mais c'est s'interdire de porter remède à ce mal dont on ignore les causes même si on en connaît bien les effets. C'est considérer que les esprits sont sujets à une dérive et que l'on peut éventuellement en sauver quelques-uns en leur montrant l'aberration de ce qu'ils soutiennent. La vérité aurait alors une utilité, mais seulement marginale : empêcher quelques-uns de sombrer dans l'aberration, ramener à la lucidité ceux qui n'étaient pas encore entièrement aveuglés, hâter le réveil de ceux qui n'étaient pas loin de sortir de leur somnambulisme. 


vendredi 11 février 2022

Rousseau et Platon antipolyphonistes

 
    Rousseau se trouve au point de rencontre entre — ou se trouve déchiré entre — deux types de pensée. D'une part, un empirisme caractéristique des Lumières, pensée de la sensation, de l'expérience, de l'éprouvé, du concret, donc du multiple. D'autre part, une pensée bien plus traditionnelle, issue souvent de Malebranche, mais que l'on peut sans peine référer, indirectement, à Platon, centrée sur la notion (et l'exigence) d'unité -—cette dernière tendance étant souvent minorée au profit du très réel et très important préromantisme de Rousseau.
   Il arrive assez souvent qu'on trouve un Rousseau étonnamment platonicien. Par exemple, en ce qui concerne la musique (domaine souvent symptomatique de l'atmosphère philosophique d'une pensée), on trouve un même refus de superposer ce qui n'est pas identique.

   Le passage de Platon est reconnu comme difficile à traduire. J'en donne ici la version Chambry. On peut aussi consulter la version Pléiade.
   Les deux passages de Rousseau se trouvent dans le Dictionnaire de Musique, à l'article Unisson, parfois orthographié "Vnisson", et à l'article à l'intitulé très révélateur : "Unité (ou Vnité) de Mélodie".
   Platon situe sa remarque dans un cadre pédagogique ; Rousseau dans un cadre esthétique. On notera que pour Rousseau, avoir "l'oreille exercée à l'Harmonie" (être savant) n'est pas une qualité, au contraire, c'est un "préjugé dans l'oreille".
   Je souligne dans chaque texte les formules les plus significatives.


   Platon, Lois VII, 812, trad. Chambry :
  "Quant aux sons différents et variés exprimés sur la lyre, lorsque les cordes rendent une mélodie et que l'auteur des chants en a composé une autre, lorsque, par l'opposition des tons forts et des faibles, des rapides et des lents, des aigus et des graves, on fait résulter un accord de la discordance même, et que l'on ajuste de même toutes les variétés de rythmes aux sons de la lyre, il ne faut pas parler de tout cela à des enfants qui doivent s'approprier rapidement en trois années ce que la musique a d'utile.
  Car ces parties opposées, se troublant les unes les autres, sont difficiles à apprendre, et il faut que nos jeunes gens aient toute facilité d'apprendre."


   Rousseau, Dictionnaire de musique

   § Unisson [ou Vnisson] :
   "Une question plus importante, est de savoir quel est le plus agréable à l’oreille de l’Unisson ou d’un Intervalle consonnant, tel, par exemple, que l’Octave ou la Quinte. Tous ceux qui ont l’oreille exercée à l’Harmonie, préferent l’Accord des Consonnances à l’identité de l’Unisson ; mais tous ceux qui, sans habitude de l’Harmonie, n’ont, si j’ose parler ainsi, nul préjugé dans l’oreille, portent un jugement contraire : l’Unisson seul plaît, ou tout au plus l’Octave ; tout autre Intervalle leur paroît discordant : d’où il s’ensuivroit, ce me semble, que l’Harmonie la plus naturelle, & par conséquent la meilleure, est à l’Unisson. [...]

   § Unité de mélodie [ou Vnité de mélodie] :
  "Tous les beaux Arts ont quelque Unité d’objet, source du plaisir qu’ils donnent à l’esprit : car l’attention partagée ne se repose nulle part, & quand deux objets nous occupent, c’est une preuve qu’aucun des deux ne nous satisfait. Il y a, dans la Musique, une Unité successive qui se rapporte au sujet, & par laquelle toutes les Parties, bien liées, composent un seul tout, dont on apperçoit l’ensemble & tous les rapports.
  Mais il y a une autre Unité d’objet plus fine, plus simultanée, & d’où naît, sans qu’on y songe, l’énergie de la Musique & la force de ses expressions. [...] Si chaque Partie a son Chant propre, tous ces Chants, entendus à la fois, se détruiront mutuellement, & ne seront plus de Chant : si toutes les Parties sont le même Chant, l’on n’aura plus d’Harmonie, & le Concert sera tout à l’Unisson."


   À titre de contre-exemple (= d'entrelacement affectif et mélodique), on peut écouter le célèbre duo de Monteverdi Pur ti miro.
  Je ne donne pas de lien Youtube, car tous sont visuellement accablants.


mercredi 9 février 2022

Nouveauté

 

... sur mon site, quelques pages de remarques sur un passage narratif, anodin en apparence, de Paul Valéry :

https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/val%C3%A9ry-la-visite-%C3%A0-meredith

 

 

mardi 8 février 2022

Calet prophète, ou Crumb illustrateur ?


Calet semble bien avoir décrit par avance (en 1937) le Mr Natural de Crumb ! ou alors c'est Crumb qui s'est inspiré de Calet ?

Le Mérinos éd. Le Dilettante p. 18 :

"L’Homme-Nature a bel et bien vécu. Je l’affirme. On ne me l’ôtera pas de l’idée. Tous ceux d’avant-guerre l’ont connu. Une barbe à poux blonde cascadait sur sa tunique blanche. Traînant la savate, il allait sur les Grands Boulevards ; il distribuait des prospectus. Nous, qui étions frappés par ses apparitions, le prenions à chaque coup, le soir, pour le Bon Dieu dans nos prières et le suppliions à genoux d’exaucer nos chers petits désirs."




lundi 7 février 2022

Houellebecq styliste


   Houellebecq n'est pas un styliste, c'est évident. Sa phrase est souvent plate, médiocrement rythmée, bancale — fautive parfois. L'intérêt de la lecture est le plus souvent ailleurs : dans l'ambiance, la formule, le comique, la dérision, la dépression, les théories sociologiques, les allusions, etc. 

On trouve toutefois à la fin de Soumission une très belle réussite d'écriture. Les dernières pages ont un statut narratif et stylistique très intéressant. C'est une conclusion, un épilogue, mais par anticipation, et sur le mode du conditionnel. Perec ouvrait Les Choses par un conditionnel de rêverie magistral. Houellebecq (plus tard dans sa carrière que ne l'était Perec) clôt son roman par plusieurs pages réellement originales. Le personnage, qui sait qu'il va accepter le nouveau deal de la situation politique, esquisse à l'avance les étapes toutes simples de son accès à un nouveau statut, à une sorte de bonheur dans la soumission. 

Il introduit cette partie par une très habile notation météorologique, ou plutôt climatique :

"Quelques semaines allaient encore s'écouler, comme une espèce de délai de décence, pendant lesquelles la température allait peu à peu se radoucir, et le printemps s'installer sur la région parisienne ; et puis, bien entendu, je rappellerais Rediger."

Vu la saison, il est tout à fait prévisible que la température va se radoucir. L'ordre des choses est ainsi. La terre tourne, se rapproche du soleil, et le narrateur s'approche de l'acceptation : "... la température [...] et puis, bien entendu, je...". Les deux domaines sont entrelacés : on peut avoir la vague impression que la météo va observer un délai de décence. De même que l'hiver va évidemment céder au printemps, tout est joué d'avance pour l'homme qui va bénéficier d'une sorte de renouveau. La décision (je rappellerais) aura lieu, on peut l'estimer approximativement, comme la météo. Le conditionnel exprime ici l'inéluctable et, non sans paradoxe, il exprime un futur modalisé par l'acceptation. 

On retrouve dans ce procédé d'écriture quelque chose de ce que Spitzer a fort bien caractérisé, chez Charles-Louis Philippe comme "pseudo-motivation objective" (dont nous avions noté un analogue chez Ajar) : le sujet humain s'ex-cuse de ses actes en en faisant des effets découlant des mécanismes naturels. L'homme est entraîné avec le flux de toutes choses et, selon des modalités différentes chez Philippe, Ajar et Houellebecq, il constate qu'il n'est pas sujet autonome, que décisions et rébellions ne seraient que des glaçons au printemps. 

Sous la frêle protection d'un conditionnel tout platonique, le narrateur peut alors esquisser son épilogue dans ses grandes lignes inévitables, émaillant sa narration anticipative de quelques détails vraisemblables, qui constituent la faible marge d'indéterminisme de l'avenir. Il n'y a d'imprévu que l'insignifiant, que le secondaire. 

Ce qui donne la couleur singulière de ces pages, et l'intense plaisir de lecture qu'elles procurent, c'est l'utilisation étonnante du conditionnel pour exprimer l'amor fati, le consentement, l'humilité, et donc la soumission, à une religion certes, mais surtout à un ordre du monde qui nous entraîne. Une soumission nonchalante, sans grandeur, une résignation calme. Un stoïcisme serein, qui rappelle la célèbre comparaison (déjà citée) : "[Zénon et Chrysippe] affirmaient que tout est soumis au destin, avec l’exemple suivant. Quand un chien est attaché à une charrette, s’il veut la suivre, il est tiré et il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la nécessité ; mais s’il ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas. De même en est-il avec les hommes : même s’ils ne veulent pas, ils seront contraints de suivre leur destin." (Hippolyte, Réfutation des hérésies, I, 21).

Un véritable romancier, qui ne se contente pas de rendre un contenu intéressant dans une forme soignée, voire adaptée, mais qui entrelace intimement fond et forme, qui trouve, voire invente la forme spécifique qui exprime au mieux le fond singulier. 



dimanche 6 février 2022

Musique recherchée

 

2 minutes 30, non pas de silence comme chez Cage, mais ... écoutons plutôt... 


https://www.youtube.com/watch?v=xe9-K3LgJNI


Dans cette première pièce de sa Musica ricercata, Ligeti fait jouer au piano une seule note, répétée, re-rythmée, plus fort, plus faible, etc... : un do, répété (à des octaves différentes, tout de même) des centaines de fois je présume. Puis soudain tombe sur un fa et c'est fini. On pouvait supposer qu'on était en Do majeur, or on est en Fa majeur, dont le Do était la dominante ; on le sait (admettons qu'on le "sent") au dernier instant, et on révise rétrospectivement son intuition tonale. Fort bien. 

L'intérêt pour moi est mince ; à peine de curiosité, car je trouve cela assez vain. Mais, me dira-t-on, Beethoven a fait la même chose au début de la IX° : un "la-mi" répété qui fait longuement supposer un La majeur ou mineur, qui bascule soudain, de façon harmoniquement bouleversante, en Ré mineur. Beethoven était donc un musicien expérimental, et Ligeti fait comme Beethoven : on a bien le droit d'expérimenter. 

Eh bien non ; c'est là un raisonnement faussé. Quand Ligeti nous propose son expérimentation, elle n'est rien d'autre qu'expérimentation : pure, crue, isolée, sans contexte. C'est une expérimentation de laboratoire. À l'inverse, quand Beethoven expérimente, il le fait au sein d'une œuvre ; son expérimentation enrichit un tissu musical, étend les possibles de l'œuvre. Mais l'expérimentation seule, qui se présente comme œuvre, ne mérite pas ce nom. Imaginons un virtuose qui, ayant travaillé sur son instrument un trait d'extrême difficulté, présenterait ce trait isolé comme un spectacle. Ce spectacle pourrait étonner, intéresser, susciter l'admiration des amateurs et l'imitation des collègues ; mais c'est tout. 

Il y a des expériences de répétition et même de répétitivité dans le premier mouvement de la Pastorale, dans La grotte de Fingal, mais il n'y a pas que ça. Le titre du recueil de Ligeti, Musica ricercata, peut s'entendre en deux sens : "musique recherchée" (savante, élaborée) ou "recherche musicale". Le premier sens est exact linguistiquement parlant. Hélas, c'est le second qui est légitime musicalement parlant (pour cette pièce n° 1 en tout cas, Sostenuto ; car il y a plus intéressant ensuite). Le pianiste (Justin Libeer) met cette pièce en regard de pièces du Clavier bien tempéré de Bach, qui est certes très recherché, expérimental en un sens ; c'est une exploitation systématique de toutes les tonalités ; mais c'est infiniment plus que cela.

Un recueil de "poésie recherchée" présenterait des œuvres, des poèmes : les Charmes de Valéry, par exemple, qui sont en effet de la poésie très recherchée — trop recherchée selon certains. Une "recherche poétique" serait une étude, proposée éventuellement par le poète lui-même (devenu une sorte d'universitaire pratiquant l'exégèse d'une œuvre inexistante), sur les procédés novateurs qu'il ... j'allais dire dire : "qu'il entend mettre en œuvre". C'est bien cela : il faut que l'innovation soit mise en œuvre, utilisée, insérée, qu'elle devienne nutritive, fertile. L'expérience de laboratoire est destinée à être appliquée ailleurs. Une épice nouvelle n'est pas un plat nouveau, et, à la proposer seule et pure, on pourrait bien  la rendre dissuasive.



samedi 5 février 2022

Céline : hermine / vermine

 

Huysmans, À Rebours, chap. IV : 

"Il entrouvrit la fenêtre.

Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant lui, noir et moucheté de blanc.

Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige, intervertit l'ordre des couleurs.

La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points de nuit dispersés entre les flocons."


Quel rapport avec Céline ? Matériellement, aucun. Mais formellement, un rapport intéressant je crois. En un geste (qui n'a rien d'anodin pour ce casanier pathologique), Des Esseintes inverse les rapports entre fond et forme : le blanc tacheté de noir devient du noir tacheté de blanc. Grund et Gestalt s'échangent. 

Chez Céline, ce renversement a lieu, de façon homologique, dans les deux domaines du style et du contenu (évitons de dire "de la forme et du fond", car cela parasiterait le thème de l'inversion de Gestalt). 


Quant au style : 

Avant Céline, on utilisait une langue correcte, académique, que l'on épiçait parfois d'un mot argotique, d'une tournure populaire, pour faire contraste sur ce fond correct, convenable, en situant ce mot dans la bouche d'un locuteur peu éduqué (mot mis à distance par les prudents guillemets). 

Chez Céline, on a remarqué que le lexique, même s'il n'est que partiellement argotique, est très largement, populaire, familier, oral, non-académique. C'est ce niveau de langue qui crée le fond ; et, de temps à autre, Céline utilise une tournure, un mot, une allusion de type savant, cultivé, académique, qui ressortent comme une étrangeté, un exotisme dans le milieu langagier qu'il a constitué. Ce qui était fond est devenu forme qui surgit, Gestalt qui se remarque, en relief. L'épice exotique, l'infraction n'est plus le mot canaille, mais le mot "littéraire", qui choque l'oreille maintenant accoutumée à ce nouveau diapason. Une tournure classique, une allusion à l'Antique deviennent un paradoxal piment dans l'érotique de la lecture. 


Quant au contenu : 

Avant Céline — Nietzsche l'avait fermement noté — on était contraint de s'appuyer sur un socle moral, à partir duquel on pouvait, avec tact et mesure, évoquer le mal, la perversion, le péché, à condition de revenir au fond moral, de résoudre sereinement cette périlleuse modulation. Baudelaire a eu à souffrir de ne pas procéder ainsi. Le Bien doit être le fond, et le Mal, une Gestalt provisoire, minoritaire ; une épice, un léger frisson. 

Chez Céline, le ton général, le fond axiologique, c'est le mal, la lâcheté, l'égoïsme, etc. Et ce fond est mis en valeur, par effet de contraste, lors des rares apparitions du bien, de l'innocence, de la générosité. Les exemples ponctuels de bonté (Alcide) ont donc un statut utilitaire, voire stratégique. La laideur généralisée est à la fois niée et soulignée (c'est tout un), par la grâce de la danseuse ou du bateau. Un peu de bien pour faire valoir le mal. 


On ne peut alors que penser à Leibniz expliquant la présence du mal dans le monde comme une ombre destinée à faire ressortir la lumière du tableau, comme une dissonance destinée à faire retrouver avec plus de joie la consonance, comme le sel qui fait apprécier le sucre. Ce principe universel de la perception aiguisée par le contraste, Céline ose l'appliquer à l'envers : dans son monde, le Beau et le Bien ne sont que des assaisonnements, des "faire-valoir". L'idée (platonicienne) qu'ils puissent contituer le fond de l'Être n'est qu'une vaine et ridicule rêverie. 



vendredi 4 février 2022

Notules (16) littérature

 

Des notes prises il y a bien longtemps, sur une émission de radio que j'ai oubliée (pas étonnant, vu le contenu des notes), et que je ne sens pas d'urgence à retrouver : 

Butor sur Fr. Cult, sept 05, parle de poésie. Quelle platitude, lenteur. Quel didactisme terne à l'usage des universités du 4° âge ! Etranges modernistes qui s'empoussièrent pire que de vieux lagardezémichards. Sur un ton très faux de prof de collège, Butor lit des banalités qui ne sont pas fausses, mais qui sont  inopérantes car elles coupent plus l'appétit qu'elles ne l'ouvrent... Malgré la banalité, ses propos sont parsemés d'énormités  ; il dit que la prosodie surréaliste se caractérise par la bizarrerie des images ; il dit "polyphonie" pour "polysémie"... 



Marta Sábado Novau : (chez les critiques de l'Ecole dite de Genève) : "Leur ethos critique se caractérise par la modération : l’accueil prime chez eux sur l’attaque. 

[...] le regard du critique, exigeant que celui-ci – assumant le rôle d’un herméneute et non pas d’un juge."



Les auteurs seraient-ils intéressants (pour moi) à proportion de leur inextricabilité, proche éventuellement de la folie ? Les plus inextricables, donc, toujours susceptibles de relecture, de réinterprétation, de surprise ? Ceux qui feraient voyager dans les contrées les plus étrangères ? Rousseau, Nerval, Céline, Nabokov... Et même, à sa façon, moins évidente, Valéry. Pas toujours : chez Rimbaud, c'est le poète en vers qui me passionne, pas le déréglé. La folie pure ne me motive pas (Artaud), ni le voisinage avec la folie (Kafka). Avant le XIX° siècle, la question ne se pose guère, sinon avec Rousseau donc, qui annonce le XIX°. Avec Diderot, malgré sa formule célèbre (remise au goût du jour) sur le "coup de hache", la question ne se pose pas. Diderot en effet est un penseur complexe, qui parle sans cesse de tout et croise tous les domaines ; mais il n'y a pas chez lui de pathologie, sinon une tendance à dialoguer plus forte que chez les autres - folie bien modeste. À propos du "coup de hache", ou, en termes plus familiers, du "pet au casque", la meilleure illustration en est la caricature admirable de Céline par David Levine, qui constitue une belle une page de critique littéraire...






La poésie est affaire de mots (Malherbe), puis de sentiments (Musset), puis de mots (Mallarmé). Mais les mots de Malherbe sont élégants et sociaux ; ceux de Mallarmé sont mystiques — ils ont réclamé l'abolition du sujet sentimental. 

Thèse, antithèse, synthèse ? Un peu : 

2 nie 1

3, en niant 2, retrouve 1, à un autre niveau, supérieur. 

Une sorte d'Aufhebung — que l'on peut parfois traduire par "sacrifice". 



Une note érudite amusante (c'est peu fréquent), dans Annie Paradis : "Don Giovanni ou la trajectoire du lièvre", 1996 :

Un récit étiologique catalan, « Pourquoi il n'y a que des lièvres femelles », fait remonter l'hermaphrodisme du lièvre au Déluge. La hase ayant malencontreusement raté l'Arche se noie et Noé, bon bougre, accorde au veuf la faculté de se reproduire. 

Cf. Joan Amades, L'origine des bêtes,traduction et présentation de Marlene Albert-Llorca, Carcassonne, GARAE/Hésiode, 1988 : 256.  



Paulhan. Je n'arrive pas à le lire ; je n'arrive pas, en général, à savoir vraiment de quoi il parle, et en quel sens. Le personnage, aussi, ne m'emballe pas, toujours en tractations, en négociations, ménagements de la chèvre et câlineries au chou. En revanche, il semble avoir suggéré, ou trouvé, ou inspiré un titre très réussi : Autant en emporte le vent, très efficace reconfiguration d'une citation de L'Ecclésiaste, du titre de M. Mitchell et d'un vers de Marot. Mais il reste aussi, à son corps très défendant, comme personnage (et quel personnage !) de l'imaginaire célinien, le Norbert Loukoum de la trilogie allemande, grand châtreur du sérail Brottin ! ("Ursus de Janpolent", chez Vian, est bien moins marquant).




jeudi 3 février 2022

Bernard Sève, traduction, poésie, Valéry

 

Bernard Sève, dans son (remarquable) livre L'Altération musicale, propose de distinguer nettement "sens immanent et sens transcendant, en posant conventionnellement qu’un sens est transcendant [...] s’il peut être transcrit sans déformation excessive dans un autre système : traduit du français au norvégien, par exemple ; et qu’un sens est immanent s’il fait à ce point corps avec son médium qu’il ne peut pas être transcrit ou transposé dans un autre système." On peut songer à la tentative de rendre de la musique par des paroles.

Mise au point précieuse en ce qu'elle marque le caractère inévitablement hybride de la traduction de poésie, puisque dans la poésie un sens transcendant (plus ou moins précis) est rendu de façon très immanente à son medium. On peut aller plus loin : rien n'est traduisible, car le changement de médium change les résonances, les évocations, les connotations. On a dit avec raison que le mot "pain" rend correctement l'allemand "Brot", mais en manque l'acoustique. Je songe à notre français "rêve", si fin, léger, diaphane, en dentelle ; si éloigné de son "équivalent" allemand Traum, sombre, lourd, tragique, proche du cauchemar ; cette syllabe fait vibrer (comme dans un piano, pédale enfoncée), les mots Trauer (deuil) et Trauma (traumatisme) — ce qui a d'ailleurs induit un quiproquo riche d'enseignements entre Freud, qui parlait d'interpréter les rêves, et Ferenczi, qui parlait d'interpréter les traumas. 

Je remarque que dans son livre, B. Sève ne cite jamais Valéry. Je m'en étonne pendant quelques pages, puis je comprends : si l'on commence avec les remarques de Valéry apportant un éclairage sur tel ou tel point de musique, de musique des mots etc., on n'arrête plus, et on n'écrit plus. B. Sève a donc agi sagement en se prémunissant contre ce subtil envahisseur. 



mercredi 2 février 2022

Armoires, commodes, tiroirs...

 

... quelques libres remarques autour d'un thème chez Baudelaire, Céline, Dali...


Baudelaire utilise, pour décrire la poitrine de la femme, la métaphore, un peu inattendue, de l'armoire. 

Ta gorge qui s’avance et qui pousse la moire,

Ta gorge triomphante est une belle armoire

Dont les panneaux bombés et clairs

Comme les boucliers accrochent des éclairs ;


Boucliers provoquants, armés de pointes roses !

Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,

De vins, de parfums, de liqueurs

Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !

Cela rime richement avec "la moire" (un peu trop, même) mais, surtout, c'est un peu bizarre. D'autant que d'un quatrain à l'autre, il passe de l'armoire au sens ancien de "présentoir à armes" au sens moderne de meuble de chambre. C'est habile car le poète joue à la fois sur son idiosyncrasie — la femme métallique, guerrière, dangereuse, admirable, à la fois boucliers (seins) et pointes (tétons) — et sur le mystère de la femme comme contenant des merveilles de sensualité, de délicatesse, d'intimité, en quoi elle ressemble à la mémoire du poète, pleine de billets doux etc. 

Or Baudelaire, même s'il n'était pas un parfait angliciste, devait bien savoir qu'une commode, en somme une armoire à tiroirs ("un gros meuble à tiroirs") se dit en anglais "a chest of drawers", "chest" signifiait aussi "poitrine" : une poitrine à tiroirs. Le tiroir enferme l'intimité, et peut aussi la révéler. 


***


De façon moins motivée (mais c'est son genre), Dali nous propose (en plusieurs versions) une Vénus à tiroirs, qui présente carrément "a chest of drawers" : une poitrine de tiroirs. 

https://www.salvador-dali.org/fr/oeuvre/obra-escultorica/exemplar-unic-original-de-salvador-dali-venus-de-milo-aux-tiroirs/

Y a-t-il une allusion à ce sommet de l'art espagnol qu'est le tableau de Velasquez "La Vénus au miroir", passée dans l'histoire pour avoir été lacérée par une féministe en mars 1914 ? Vénus découpée au couteau, Vénus découpée en tiroirs... Peut-être à la fois un hommage à Velasquez, et une réédition de l'acte iconoclaste.

cf. cet article :

https://journals.openedition.org/imagesrevues/230

et surtout l'illustration 3 :

https://journals.openedition.org/imagesrevues/docannexe/image/230/img-3.jpg


Si l'on envoie à Google images la requête "chest", on obtient vite une série assez effrayante de body-builders dont les abdominaux en relief évoquent finalement des tiroirs... 


***


On ne sait pas très bien, semble-t-il, à quel point Céline connaissait (ou ignorait) l'anglais (de même d'ailleurs pour l'allemand). Mais il a passé plusieurs mois à Londres, son œuvre n'est pas exempte d'échos de la littérature anglaise (Conrad surtout). Et son roman londonien, Guignol's band, ne manque ni de mots anglais, ni d'anglicismes (résultats probables d'une traduction spontanée et un peu "sauvage"). Parmi ces derniers, au sein, inévitablement, d'une accumulation fantastique :

"Au premier étage sous les poutres se trouvait le grand rancart d'instruments, surtout les cordes, les mandolines, harpes en souffrance et violoncelles, toute une armoire de violons, des bouts de guitares et cithares, un fatras terrible..."

L'influence de "chest of viols" ne semble guère contestable, cette formule désignant à la fois une formation d'instruments à cordes, très prisée dans l'Angleterre des XVII° et XVIII° siècles, et le cabinet où l'on "serrait" ces instruments (pour employer un verbe quasi-disparu dans cette acception). Mais ici, ce n'est pas tant un rangement qu'une avalanche, que le mot "armoire" est en principe peu propice à rendre en français. On a plutôt l'impression, dans le contexte, qu'on ouvre une armoire, et que des instruments à cordes dégringolent. Le concert, le consort, est malmené, chamboulé. L'ordre s'écroule en désordre.