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dimanche 14 août 2011

Mallarmé et les chapeaux


enquête du Figaro sur le chapeau haut de forme (1897)
Opinion de M. Stéphane Mallarmé :

Monsieur,
Vous m'effrayez de toucher à un sujet tel. Ainsi vous avez remarqué - il ne vous a pas fui - que le contemporain portât, sur le chef, quelque chose de sombre et surnaturel. Ce mystère, vous prenez la belle audace de l'épuiser, peut-être, dans la colonne d'un quotidien : moi, il fournit, presque seul, voici des temps, ma méditation, et je n'estime à moins que plusieurs tomes d'un ouvrage compact, nombreux, abstrus, la science pour le résoudre et passer outre. On pourrait, croyez, omettre ici toute philosophie, inquiétante, de l'engin ou de la parure ou de quoi que ce soit que présente le ténébreux météore et se restreindre à un propos de chapellerie, comme l'indique excellemment le questionnaire ; par exemple, suggérez-vous, si ce complément moderne, dit haut de forme, hantera l'aurore du vingtième siècle. Quoi - il commence, seulement, dans sa diffusion furieuse, à faucher les diadèmes, les plumes et jusqu'aux chevelures : il continuera !
Monsieur (j'ajoute bas), du fait que c'est, à une date humaine, sur les têtes, cela y sera toujours. Qui a mis rien de pareil ne peut l'ôter. Le monde finirait, pas le chapeau : probablement même il exista de tous temps, à l'état invisible. Aujourd'hui, chacun ne passe-t-il pas à côté sans l'apercevoir ? 
 Néanmoins je dois dire que je le considère, chez autrui, avec qui il me semble faire un - et, me salue-t-on, je ne le sépare, en esprit, de l'individu ; je l'y vois, encore, pendant cette politesse. Immuablement. 
Apparu, l'objet convient à l'homme, évident autant qu'inexpliqué, ni laid ni beau, échappant aux jugements : Signe, qui sait ? solennel d'une supériorité et, pour ce motif, institution stable. 

[j'ai tendance à imaginer ce texte lu par M. Lonsdale]

A sa façon, Mallarmé a écrit le chapitre sur les chapeaux que, selon le personnage de Molière, Aristote aurait dû écrire. Cette page, merveille de finesse, d'humour, de profondeur, mériterait de longs commentaires (qui peut-être l'alourdiraient). 
Je me contente de quelques brèves remarques, à un seul niveau.

Mallarmé engage, avec un humour qui n'est certainement pas gratuit, des notions philosophiques, voire eschatologiques. Il mélange en effet de façon habile et paradoxale les divers concepts qui peuvent s’opposer à la “nature” (en quoi il est bien baudelairien). Son propos est de dire : l’homme n’est pas un être naturel. Aussi est-ce un technicien, un producteur d’artefacts comme le vêtement, le chapeau, qu'il porte sur lui-même comme emblème de cette condition et de cette faculté. 
L’homme y exprime donc aussi sa qualité d’être “culturel” : le chapeau est toujours présent, mais essentiellement variable selon les modes (voir “La Dernière mode”). 
Ces deux aspects se combinent pour dire que l’homme est un être qui dépasse la nature (“surnaturel”). 
Autrement dit : 
- Ah, vous aussi, vous avez remarqué cette étrange mode de ces derniers temps qui consite à poser un long tube noir sur la tête ? Eh bien cela veut dire que l'homme invente, qu'il invente des choses biscornues, et qu’il l’a toujours fait et le fera toujours. Le haut de forme est la figure actuelle de cette dimension de l’homme. On ne dévissera jamais de l’homme cette faculté de se déguiser, de se changer, de n’être pas comme un animal voué indéfiniment au même pelage, qui ne change éventuellement que malgré lui, au rythme des âges ou des saisons. L’homme est un être sans nature : il s’auto-invente, fût-ce sous les espèces apparemment frivoles de la mode. Et il en sera toujours ainsi, sous la forme d'un tube sombre ou sous quelque autre forme que ce soit.


vendredi 17 septembre 2010

Valéry : la perfection expérimentale


Pour Platon, la perfection n'est pas de ce monde : pour l'atteindre, il faut devenir purement spirituel, c'est-à-dire, en un mot, mourir. 
Valéry quant à lui a conçu le projet fou d'être complètement sage (pour parler comme Voltaire), et s'est lancé le pari d'atteindre à la perfection, à l'absolu dès cette vie (disciple en cela de Mallarmé et de Descartes, ce dernier ayant d'ailleurs lui aussi influencé Mallarmé). 
Il y a réussi. Et pourtant, cette réussite est une sorte d'échec. La perfection est accessible, mais elle n'est pas tenable. On peut passer son doigt dans la flamme d'une bougie ; on ne peut pas y demeurer, y établir son logis. La perfection de Monsieur Teste est toute fictive : c'est là un "personnage de fantaisie" où l'auteur rassemble et généralise une pureté de pensée qui n'est accessible, au mieux, que durant quelques quarts d'heure. La pureté intellectuelle véritable, pour le Valéry réel, est de quelques minutes, au petit matin, les jours fastes. 
De même, il n'est pas strictement impossible d'écrire de la poésie écrite en état de pure lucidité ; mais les résultats sont si minces qu'on doit en rester au stade expérimental, au stade du prototype ; on ne peut passer à la fabrication réelle, moins encore à la production industrielle. Faire de la poésie ainsi, c'est comme fabriquer de l'eau à l'aide d'oxygène, d'hydrogène, de courant électrique, et d'un eudiomètre : on y parvient certes, mais à quel prix ! et pour un résultat combien mince ! C'est possible, mais d'un possible si mince qu'il ne peut pas avoir de portée pratique  : Valéry, peut-être un jour de pessimisme comme il en connut bon nombre, écrit à Gide : 
« L'art en pleine lumière est une fiction pure. Le peu qu'on en a vu n'est qu'un résultat de laboratoire - n'y pas songer pour employer ses capitaux » (8 juillet 1906, nouvelle édition p. 656)
Le projet était de se situer à l'extrême pointe de la capacité humaine, là où l'acuité spirituelle est maximale, mais aussi où elle voisine le plus dangereusement avec le rien, où elle tutoie le néant. Mallarmé fournissait déjà un exemple de cette noble exigence, et de ce risque de rester dans ces dangereux parages, qu'il illustrait par les images de la "froidure éternelle", du glacier - Valéry parlera du "last point", de l'extrême Nord, ou du diamant.

Comme dans toute recherche sérieuse, l'exigence de qualité provoque une diminution corrélative de la quantité. La parole la plus pure est la plus rare ; elle est donc proche de l'aphasie. La pensée la plus pure est proche de la dissolution. La pure transparence, pour l'esprit comme pour le diamant, consiste à se rendre comme invisible - invisible à soi-même, "suicide beau". 
  

samedi 11 septembre 2010

Diérèses


Dans un billet de ce Calmeblog, 
je parlais d'Apollinaire, et plus précisément du premier vers de Zone, qui me semblait emblématique de la situation de ce poète par rapport à la modernité :
À la fin, tu es las de ce monde ancien 
Si on lit la dernière syllabe en diérèse, à l'ancienne, on obtient un alexandrin anapestique, le plus classique des vers français, et dans lequel Apollinaire excelle (« La cétoine qui dort dans le cœur de la rose »). Si on le lit en synérèse, on obtient un vers de 11, très peu conventionnel, qui trompe l'attente d'un alexandrin anapestique, et sonne délicieusement bancal. Il me semble que cette équivoque, cette ambiguïté, ce doute, sont voulus, et que le poète, très délibérément, nous place entre les deux chaises du classique régulier et du moderne instable. 

Or, si je reviens à ce point, c'est que j'ai rencontré, sur un blog de littérature à l'usage des classes, à propos d'un vers analogue, une opinion autre :

Cors de chasse : 

Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique

Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent

Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent

À propos du 6° vers, le commentateur indique : « 7 syllabes contre 8 pour les autres vers. Vers impair : légèreté : évocation irréelle.»
Il me semble plutôt qu'il y a là une équivoque voulue, que l'esprit du lecteur doit se trouver ici aussi sur une ligne de crête, ne sachant de quel côté tomber, entre la diction "moderne", qui donnerait un heptasyllabe, très décalé par rapport au reste du poème, et la diction classique qui, scindant l'opium, unifie le poème en octosyllabes parfaits, bien carrés (8 syll x 12 vers).
La diérèse sur opium est certes très affectée ; mais la substance sacrée/maudite peut mériter un traitement spécifique, pour la mettre en valeur, en relief. Et la prononciation opi-um a quelque chose de rêveur, d'irréel, voire de surnaturel, qui convient très bien au sens. 




C'est d'une façon voisine, ce que fait Mallarmé par exemple, dans un poème graveleux, sarcastique et splendide (non-signé) jouant avec des diérèses artificielles et significatives  : 


Parce que de la vi/ande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un vi/ol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,

Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

Un ni/ais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :

Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !

Mallarmé à table avec Méry Laurent

Ici, pas de doute, les diérèses s'imposent qui, au début du poème, mettent en évidence à deux reprises la syllabe "vi", qui peut s'entendre en deux façons, une biologique, l'autre, obscène, mais qui illustrent ainsi doublement le contexte. 
Et le génie (j'ose le terme) du 2° vers, est de nous faire détailler le mot même dont le journal détaille complaisamment la chose, de même que l'on a savouré la vi-ande du premier vers, en la dilacérant voluptueusement. On entend-voit le lecteur libidineux se régaler des moindres détails croustillants et sordides de ce compte rendu fait pour émoustiller ses bas morceaux. La diérèse constitue une préciosité mal placée, comme il y a, chez le lecteur du journal, une lubricité mal placée. 
Quant au ni/ais par qui commence le premier tercet, il a valeur comique mais aussi satirique : l'artifice de sa diérèse donne une ironique solennité à ce triste quidam qui se trouve jouer le rôle d'un Créateur. 
L'équivoque de la diérèse a souvent pour rôle de rendre équivoque la limite entre des domaines qui semblaient clairement séparés ; le classique et le moderne, le noble et le bas. 

***

Le "rôti" tel qu'illustré par Wikipédia... assurément en diérèse :