jeudi 2 juin 2022

Regards croisés sur le passé (Thucydide, Keats, Bernard de Cluny, Eco, Fromentin)


Keats, Endymion :

A thing of beauty is a joy for ever :

Its loveliness increases ; it will never

Pass into nothingness ; but still will keep

A bower quiet for us, and a sleep

Full of sweet dreams, and health, and quiet breathing.


Une chose de beauté est une joie éternelle ;

Son charme s’accroît ; jamais elle ne

Rentrera dans le néant ; toujours au contraire elle nous assurera

Une retraite paisible, un sommeil

Plein de doux rêves, la santé, une respiration égale.


La formule est fameuse : "A thing of beauty is a joy for ever."


Thucydide écrit quelque chose qui peut sembler analogue à propos de sa propre œuvre d'historien : 

"À l'audition, l'absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais si l'on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu'alors on les juge utiles et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment."

[citation reprise de Wikiquote ; Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide (trad. Jacqueline de Romilly), éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, I, 22, 1., p. 183-184]


La formule toute simple "thing of beauty" est malcommode à rendre en français (peut-être par sa simplicité même). Mais là n'est pas ce qui importe dans l'apparent parallèle avec le grand Ancien. 

L'expérience keatsienne de la beauté est une expérience de l'éternité, de la singularité absolue. "Absolue" au sens étymologique de "détachée". Le beau vaut en soi, il n'a besoin de rien d'autre. Il tire en effet son caractère miraculeux d'être un splendide isolement, un joyau qui brille par lui-même et pour lui-même. Il suffira de retourner à son souvenir pour en retrouver la merveille. C'est l'éternité au sein de l'instant intensément vécu par la subjectivité.

Le trésor de Thucydide est tout autre que celui de Keats, il lui est même opposé. C'est un trésor de connaissances, d'expériences, de cas, dont on peut tirer des parallèles, des analogies, des leçons. Le rappel d'expériences passées, expériences faites par d'autres d'ailleurs, nous instruira des erreurs à ne pas commettre. Le passé précisément noté constitue un stock de données à exploiter au mieux. Le simple "rappel" y suffit ; nul besoin de le revivre. 

Keats et Thucydide et s'opposent comme le beau et l'utile, le relatif et l'absolu.


***


Le titre du roman d'Umberto Eco Le Nom de la rose s'explique par référence à un texte de Bernard de Cluny sur la disparition de Rome : 

Nunc ubi Regulus aut ubi Romulus aut ubi Remus ? 

Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus.

Où est aujourd'hui Régulus et où est Romulus et où est Remus ? 

La Rome des origines n'existe plus que par son nom, et nous n'en conservons plus que des noms vides.


Il semble bien que Fromentin lui aussi se soit souvenu de cette belle poésie latine quand il songe à la ville de Blidah, devenue méconnaissable : 

"Blidah, février.

L’étranger t’appelle une petite ville (Blidah),

Et moi, Blidien, je t’appelle une petite rose (ourida).

Voilà tout ce qui reste de Blidah, un distique de forme amoureuse, un nom charmant qui rime avec rose. La ville n’existe plus. Le nom résonne encore sur les lèvres des Arabes, comme un souvenir tendre et regretté d’anciennes délices."