dimanche 24 novembre 2019

Nabokov : ‘Lolita’, tourisme et fantasmes



Dans leur odyssée commune à travers les USA (2° partie, chap. 1), Humbert met au point diverses tactiques pour ’tenir’ Lolita . Entre autres, il détermine pour chaque jour un but de voyage qui fixera l’attention de la nymphette :

« The object in view might be anything—a lighthouse in Virginia, a natural cave in Arkansas converted to a café, a collection of guns and violins somewhere in Oklahoma, a replica of the Grotto of Lourdes in Louisiana, shabby photographs of the bonanza mining period in the local museum of a Rocky Mountains resort, anything whatsoever »

trad. Couturier : 
« L'objectif en question pouvait être n'importe quoi : un phare en Virginie, une grotte naturelle aménagée en café en Arkansas, une collection de fusils et de violons quelque part en Oklahoma, une réplique de la grotte de Lourdes en Louisiane, de misérables photographies de l'époque des chercheurs d'or dans le musée local d'une station touristique des Rocheuses, absolument n'importe quoi 

trad. Kahane :
 « Cet objectif était des plus variables – un phare en Virginie, une caverne de l’Arkansas aménagée en café, une collection de violons et d’armes à feu quelque part en Oklahoma, une réplique de la grotte de Lourdes en Louisiane, de mauvaises photographies de l’époque des chercheurs d’or dans un petit musée des Montagnes Rocheuses – n’importe quoi »


Humbert définit donc pour chaque jour un but de voyage qui peut être, dit-il, "n’importe quoi". Mais si l’on y regarde de près (ce qu’il faut toujours faire avec Nabokov) on voit que l’échantillonnage qu’il fournit n’est pas si aléatoire que ça (donc Kahane a certainement tort de traduire anything par ‘variables’).

Parmi les cinq exemples destinés à en montrer l’absurde variété, il y en a déjà trois qui sont manifestement analogues : une grotte naturelle (transformée en café), une réplique de la grotte de Lourdes, et un musée des chercheurs d’or. Il s’agit d’espaces souterrains rendus accessibles, où l’on trouve des boissons, puis une Vierge, puis de l’or. Ces attractions touristiques décalquent et exhibent la situation secrète de Humbert et de Lolita. En trois façons, on peut y voir le caché : simple souterrain, puis souterrain recélant la femme sacrée, enfin souterrain de l’or enfoui (et résurrection - piteuse certes - d’un passé enfui).
Les deux autres exemples exposent eux aussi les relations entre les deux personnages, mais en y ajoutant une évidente dimension d’obscénité et de violence sexuelle : « un phare en Virginie » et « une collection de violons et d’armes à feu ». 
Vu le contexte, cette « promenade au phare » (pour évoquer une autre Virginia) semble assez suspecte - surtout si l’on pense à une autre Virginia encore, celle de Poe : « Virginia was not quite fourteen when Harry Edgar possessed her. He gave her lessons in algebra. » 
.. cette algèbre pourrait être rattachée à la St Algebra de Miss Phalen (au nom woolfien aussi) … mais arrêtons là les échos internes qui amèneraient à dériver indéfiniment.

Ensuite, Humbert, comme l’auteur, est francophone, et le mot’ violons’ doit bien lui évoquer une conjugaison (une étrange conjugalité) qui peut être suivie de sanglots longs (cf. II, III : « her sobs in the night—every night, every night 
Quant aux ‘guns’, Humbert nous sermonnera doctement et ironiquement (avertissement à double détente, si l’on ose dire) : « N'oublions pas que le pistolet est le symbole freudien du membre médian du grand ancêtre primordial. » (trad. Kahane) (« We must remember that a pistol is the Freudian symbol of the Ur-father’s central forelimb »). 
La traduction Kahane a raison d’ailleurs de rendre ‘guns’ non par ‘fusils’ mais par ‘armes à feu’, ce qui est plus exact, et surtout inclut le pistolet qui joue un rôle essentiel dans le roman. 
Cf. Online Etymology Dictionary cit. [Buck, 1949] : Gun covers firearms from the heaviest naval or siege guns (but in technical use excluding mortars and howitzers) to the soldier's rifle or the sportsman's shotgun, and in current U.S. use even the gangster's revolver.

Le hasard et le n’importe quoi invoqués par Humbert, la gratuité, la contingence, l’insignifiance de cette diversité objective, n’empêchent pas une grande cohérence et une puissante signification subjectives. Humbert en est-il conscient ou non ? les deux réponses sont plausibles. Mais on peut parier sans crainte que Nabokov a disposé, par la liste négligemment jetée par son personnage une constellation de miroirs à peine déformants.