samedi 22 janvier 2022

Céline : fromage de sang


 À plusieurs reprises, Céline utilise le mot de "fromage" pour désigner la tête. Il y a à cela, je crois, des raisons (rhétoriques et philosophiques) aisément repérables.

Dans l'Afrique du Voyage, Alcide s'efface lors du départ de Bardamu : "... sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure...". 

Son visage de colon est pâle par contraste avec les locaux, et ses traits s'estompent par la distance ; deux raisons visuelles de l'associer à un fromage. Mais il doit bien y avoir aussi des promesses implicites de décomposition, car le casque-cloche ne protège guère contre la dissolution africaine. 

On notera, dans le détail de la phrase, la formulation "morceau de tête", où le mot de "morceau" est très habilement propice à amener à l'image du fromage. Ceci peut évoquer aussi le "fromage de tête", préparation charcutière composite (on peut songer au couvre-chef très composite de Charbovary). Ce "fromage de tête" semble sous-jacent ici, du fait de la formulation (alerte, très réussie) choisie par Céline : "son petit fromage de figure" - là où un auteur sans génie aurait écrit : "sa figure était comme un petit fromage".

Dans Mort à crédit, le petit Ferdinand cherche à éviter la tante Armide : "Si la tante Armide m’avait repéré encore une fois, il aurait fallu que je l’embrasse en plein dans son fromage de tête..." Ici, la comparaison fromagère semble plutôt motivée par l'odeur, mentionnée quelques pages plus haut : 

"On touchait quelque chose de mou. « Approche, n’aie pas peur mon petit Ferdinand !... » Elle m’invitait aux caresses. J’y coupais donc pas. C’était froid et rêche et puis tiède, au coin de la bouche, avec un goût effroyable." 

Le fromage, en tant que lait coagulé, est la stabilisation provisoire d'un élément fluide ; il a été pur liquide ; il le reviendra par sa décomposition "habitée". Le fromage peut être un insidieux symbole de mortalité. Les vers qui, dans les tombeaux de marbre, hantent l'imaginaire baroque de la mort, jouent ici le même rôle, malgré leur logis plus humble. Cf. le départ ironiquement martial de Gorloge pour une période de manœuvres : "Le petit Robert portait sa musette. Elle était sérieusement chargée, avec trois camemberts d’abord, et des « vivants » que tout le monde en faisait la remarque..." Le ver est dans le fruit, si l'on ose dire. 

Le mot "fromage" dérive de "formage", — mise en forme, imposition d'une forme à une matière amorphe à laquelle le camembert aura tendance à revenir : labilité de l'individuation... 


Sous l'éclairage d'un imaginaire matériel symbolisant une philosophie (pessimiste et inquiète) de la vie transitoire, on peut noter que le sang lui aussi, hésite entre fluidité et coagulation. Dans Féerie, Céline blessé se décrit : ”je fais qu'un caillot, je me rends compte... un caillot dans la mare de sang...". Il est tentant de voir là une image de la condition humaine, voire de la condition d'individu vivant. C'est que l'individu n'est pas individuel de façon bien stable ; il est loin d'être indivisible. Il apparaît plutôt comme un grumeau dans le milieu de la Vie anonyme (Schopenhauer). Il émerge comme grumeau avant de se refondre dans l'indifférencié biologique — comme, dans le monopsychisme, la goutte d'eau du moi se dissout dans l'océan divin.

Céline s'exprime de façon très intentionnellement ambiguë. Ces deux lignes peuvent se comprendre au sens matériel : "tout mon corps ressemble à un grand caillot, tellement je suis ensanglanté ; je vois bien que je coule en flaque de sang sous moi" (alors, la flaque provient de moi). Mais cela n'exclut pas de les entendre, en sourdine, au niveau métaphysique : "je me rends compte, je prends conscience du fait que je ne suis jamais que la concrétion provisoire d'un sang informe auquel je suis sur le point de retourner" : c'est moi qui proviens, précaire, de la flaque. Le moi, l'individu, la conscience, la forme, toujours menacés de retourner à l'informe.