jeudi 20 janvier 2022

Céline réécrit Dabit

 

Céline estimait Dabit, le connaissait, s'en est inspiré. Qu'il a repris des thèmes de Dabit, en les amplifiant, on peut le voir sur pièces en comparant un même thème   (l'adolescent sensuellement provoqué par une femme), présent deux fois dans Petit-Louis, une fois dans Voyage et une fois dans Mort à crédit. 

Ce thème délicat est traité par dabit de façon claire, mais allusive, euphémisée, dans Petit-Louis (1930). 

La première reprise par Céline dans le Voyage en est assez proche. En revanche, la deuxième reprise, dans Mort à crédit est plus qu'explicite, délibérément pornographique (indépendamment de la magnifique réussite littéraire de ce passage, où les thèmes s'entrecroisent, se contrepointent).

La principale et la plus dangereuse innovation de Céline dans son deuxième roman a été de faire passer le langage non-académique (syntaxe et lexique) dans la voix du narrateur même, abolissant tout cadre de langue académique. En outre, l'expérience sensuelle précoce, prématurée, n'est plus le fait du personnage, mais du narrateur même. Les limites sont donc franchies en même tant dans le contenu et dans la forme. Double scandale. 


***


Dabit

Petit-Louis (L'Imaginaire p. 37-38) :

Maman, ensuite, met un fichu sur ses épaules. 

— Ma patronne veut te donner une lettre de recommandation. Viens. 

Nous arrivons. 

Maman frappe. 

— Tu verras, c'est une personne très aimable, chuchote-t-elle. 

Une femme paraît. 

— Bonsoir, madame Harbulot, dit maman. Je vous présente mon fils. 

— C'est déjà un petit homme. Il vous ressemble. Sera-t-il content de sa place ? 

— Tout à fait. N'est-ce pas, tu es content ? Voyons, tu as perdu ta langue ?... C'est encore un gosse, vous savez. 

Nous passons au salon. 

Je tiens à la main ma casquette et je n'ose plus bouger. Je me sens lourd, un peu ridicule. J'aurais dû changer de costume. Je lève les yeux. Madame Harbulot est assise devant un secrétaire marqueté.- Elle est vêtue d'un peignoir d'une étoffe soyeuse et rose qui laisse sa gorge découverte et ses bras demi-nus. Des cheveux noirs retombent sur sa nuque. Elle écrit, doucement penchée, et sa main glisse sur un papier bleu. 

Elle relève la tête. Ses cils battent et sa bouche a une sorte de sourire. Je rougis. Si j'osais, je ne la quitterais pas des yeux. 

Elle me donne une enveloppe. 

— Voilà. Faudra revenir me voir, n'est-ce pas, jeune homme ? Vous me direz si vous êtes satisfait de votre place. 

Je serre timidement la main blanche qu'elle me tend. Nous partons. 

— Eh bien, qu'est-ce que je disais ? Elle n'est pas gentille pour une patronne ? me demande maman. 

— Mais si. 

— Tu as vu le salon ? Tous les meubles, les tapis. C'est beau. Seulement, il y a de l'entretien. 

J'ai placé l'enveloppe dans la poche de mon veston, presque sur ma poitrine. Il en monte le léger parfum que je respirais dans le salon. Je ferme à demi les yeux : madame Harbulot. Mon coeur bat plus vite, j'ouvre la bouche comme si l'air me manquait. 

Je me tourne vers maman. 

— Ta patronne est mariée ? 

— Non. 

— Qu'est-ce qu'elle fait de toute la journée ? 


Dabit

Petit-Louis (L'Imaginaire p. 63-65) :

— Petit-Louis, vous boirez du vin chaud ? demande Rose Gallais. 

Je baisse les paupières. Je ne peux supporter le regard qu'elle me lance, un regard caressant et noir qui me rappelle celui de madame Harbulot. 

Rose Gallais, elle, ne parlait pas de la guerre. Son mari ne risquait rien, il était soldat Rennes. D'ailleurs, elle semblait s'en soucier peu. Elle réunissait chez elle ses voisines. « On s'ennuie trop sur le palier depuis que les hommes sont partis », expliquait-elle. ***Un soir, j'avais accompagné maman. 

La conversation change. On se plaint : au marché, tout augmente. On cancane : au troisième, il y a une pas grand'chose qui trompe son mari. Rose Gallais apporte des verres. Elle emplit le mien. 

— C'est fort, me dit-elle, mais ça ne fait pas de mal. 

Son corsage bâille, une mèche retombe sur son front. Je relève les yeux, Rose Gallais s'est éloignée. Elle s'habille mieux que ses compagnes. Elle est plus jeune, assez maigre et petite, mais vive, avec des joues fiévreuses, des lèvres luisantes qu'elle mordille. Elle s'assied et jacasse à son tour. Ses gestes sont plus brusques que ceux de madame Harbulot. Mon coeur bat, le sang me monte au visage. 

— Petit-Louis, tu es tout rouge, remarque maman. 

Je rougis davantage, il me semble que Marie Primault et Louise Thévenard m'observent. J'éloigne ma chaise du poêle. Rose Gallois me regarde, ses paupières battent, un mince sourire entr'ouvre sa bouche. Je reste les bras ballants, la tête lourde. Je jette un regard sur le journal mais n'y vois que des signes noirs, illisibles. 

— Croyez-vous qu'on signera la paix cette année ? me demande Marie Primault. 

— Oui. L'offensive réussira. 

Je me retrouve. Je dis pourquoi j'ai confiance. On m'écoute ; on me questionne encore. Sur le visage de maman je lis un peu d'orgueil. Je ne suis plus le Petit-Louis dont les copains se moquent. Je parle pour une personne dont les yeux sombres ne me quittent pas. 

Maman se lève. 

— Faut aller dormir. 

Louise Thévenard et Marie Primault ramassent leur ouvrage.

Je sors le dernier. 

Rose Gallais pose sa main tiède dans la mienne. 

— Ne faites pas de mauvais rêves, chuchote-t-elle. 

Notre logement me paraît silencieux, vide. 

Je me couche. 

Bientôt j'entends ronfler maman. Je ne dors pas ; je m'agite, rejette la couverture et les draps dont le frôlement m'irrite. Des désirs me poursuivent. 


[Les retours (ou non-retours à la ligne de Dabit sont fréquents, et parfois déconcertants. 

Ici, par exemple : « On s'ennuie trop sur le palier depuis que les hommes sont partis », expliquait-elle. Un soir, j'avais accompagné maman.]


***

Céline

Voyage au bout de la nuit (Pléiade p. 326) :

"Un jour qu’il effectuait une livraison, une cliente l’avait invité à prendre un plaisir dont il n’avait eu jusque-là que l’imagination. Il n’était jamais retourné chez ce patron tellement sa propre conduite lui avait paru abominable. Baiser une cliente en effet aux temps dont il parlait c’était encore un acte impardonnable. La chemise de cette cliente surtout, tout mousseline, lui avait produit un extraordinaire effet. Trente années plus tard, il s’en souvenait encore exactement de cette chemise-là. La dame froufrouteuse dans son appartement comblé de coussins et de portières à franges, cette chair rose et parfumée, le petit Robinson en avait rapporté dans sa vie les éléments d’interminables comparaisons désespérées."


Céline 

Mort à crédit (Pléiade p. 555-556) :

"Elle verse un cognac à mon père. Elle lui dit comme ça : « Mon ami, faites donc reluire la tablette ! Avec la pluie, je crains que ça tache... » La bonne lui donne un chiffon. Il se met au boulot. La dame me propose un bonbon. Je la suis dans la chambre. La bonne vient aussi. La cliente alors elle s’allonge parmi les dentelles. Elle retrousse son peignoir brusquement, elle me montre toutes ses cuisses, des grosses, son croupion et sa motte poilue, la sauvage ! Avec ses doigts elle fouille dedans...

« Tiens mon tout mignon !... Viens mon amour !... Viens me sucer là-dedans !... » Elle m’invite d’une voix bien douce... bien tendre... comme jamais on m’avait parlé. Elle se l’écarte, ça bave.

La bonniche, elle se tenait plus de rigolade. C’est ça qui m’a empêché. Je me suis sauvé dans la cuisine. Je pleurais plus. Mon père il a eu un pourliche."


Céline au XXXI° siècle (notule sur une notule)


Dans Féerie II, Pléiade p. 469, Céline revendique la grande précision et importance de son témoignage (!) ; il était sur place ; il a payé très cher. Il se réclame de Pline, qui "fait toujours autorité" 

"faut observer les phénomènes d'une attention plus que sérieuse, surtout quand ils sont « cataclystes » ! qu'on se permette pas de vous contester, dix !... douze siècles plus tard !... personne conteste Pline l'Ancien ! il fait toujours autorité !... il en sera de même pour mézigue vers l'an 53-54... 3 000 !... il a payé ses « phénomènes » Pline l'Ancien !... moi aussi j'ai payé un peu..."

Après "3 000" on trouve en Pléiade une note vraiment étrange ; l'immense connaisseur qui fait l'annotation avoue sa perplexité devant cette mention : "La succession de ces deux dates n'est pas parfaitement claire. 1953-1954 sont les années où Céline met au point Féerie II."

Alors que le sens est très clair : ce que Pline a fait il y a dix, douze siècles est encore une référence aujourd'hui. Ce que je fais sera encore une référence dans onze siècles, soit en 3053-3054. Si l'on écrit le sous-entendu (si évident qu'on répugne à le mentionner) : 

"il en sera de même pour mézigue vers l'an 53-54... 3 000 ! [attention, je veux dire les années 53-54 des années 3 000 !]."

Autrement dit, "je ne fais pas du journalisme". Céline va ici dans le sens de Gide disant "J'appelle journalisme tout ce qui aura moins de valeur demain qu'aujourd'hui". Céline veut, comme il le dit sans cesse dans ses romans d'après-guerre, écrire pour la postérité, pour l'histoire, ære perennius...