vendredi 25 octobre 2019

Nabokov : Pnine diminutif


Quand Pnine nous est décrit, dès la première page, c’est, (l’auteur le souligne bien) de haut en bas. On ‘commence’ (la personne de Pnine commence), assez bien, par un crâne chauve et impressionnant, posé sur un torse épais et viril. Mais les jambes qui ‘suivent’ sont grêles et les pieds par lesquels se termine le héros sont assez ridiculement petits. Ce qui était fort et viril devient frêle et féminin. On est déçu (« disappointed ») par cette réduction. Physiquement déjà, Pnine est donc un triangle posé sur la pointe ; il est instable dans son corps comme il le sera dans sa psychologie, sa vie sociale, affective, langagière. Son centre de gravité est placé trop haut. La première apparence de solidité sera vite et cruellement démentie ; dans son comportement, on va trouver d’abord de beaux exemples de son adaptation au monde américain, qui seront bien vite démentis par des inaptitudes calamiteuses.
Son être est voué à une irrémédiable réduction de format et de statut. Il est à l’image de cette population d’émigrés russes dont la culture ne peut que se perdre, s’amincir, jusqu’à se dissoudre. 
Déjà, le nom de famille ‘Pnine’ est l’effet d’une ablation. Ces noms monosyllabiques, rares en Russie, proviennent de bâtards qui ne portaient le nom de leur noble géniteur que de façon abrégée, diminuée, élidée. En l’occurrence, ‘Repnine’ réduit à ‘Pnine’.
Mais, pour notre héros aux petits pieds, prénom et patronyme connaissent une semblable réduction. Il se nomme ’Timofei Pavlovitch’, légitimement réductible à ‘Timofei Pavlitch’ dans la tradition russe. Mais les mœurs américaines sont trop expéditives pour ne pas réduire au minimum ces syllabes superflues. Quiconque avec qui vous avez bu un whisky vous appellera désormais ‘Tim’, et se vexera si vous ne l’appelez pas ‘Jim’. L’individu se réduit, c’est le cas de le dire ‘à sa plus simple expression’. 
Le pauvre Pnine tient à cette belle tradition russe du prénom et patronyme, qui ne marque pas la distance, mais combine la tendresse et le respect. Les Messieurs de Port-Royal appelaient ‘Monsieur’ leurs plus vieux et plus chers amis. Pour des raisons autres, Pnine aime à sentir l’épaisseur de la tradition russe à travers ces longues dénominations, qui ont en outre la vertu d’enraciner dans une lignée un individu qui serait sans cela flottant, ‘hors sol’, réduit à son strict minimum, libre mais isolé en lui-même, sans attaches dans un espace neutre - un atome tel que décrit par Tocqueville. Tom, Joe, Jack, Bill, Joan, Lo, etc. Supprimer tout ce qui n’est pas indispensable. Certains émigrés l’assument sans peine, comme « Alexandr Petrovich Kukolnikov (known locally as AI Cook). » On y perd la lenteur intemporelle des interminables conversations vespérales autour du thé et de la confiture.
Ce lien longuement exprimé à la lignée, cette affiliation, pourrait être particulièrement sensible pour notre héros, dont le nom de famille comporte déjà une mutilation généalogique.
Quand Il rencontre son « fils » Viktor (chap. IV), il lui explique ses prénom et patronyme. Il en précise la prononciation avec un détail délicieux et douloureux. Mais, pour mettre à l’aise son jeune interlocuteur, il lui dit qu’il peut le nommer, tout simplement, à l’américaine, « Tim » (il accepte un nom ‘cut’ en mangeant une ‘cutlet’). Ce qui est passer de six syllabes à une. Et même, au pire, de ‘Timofei Pavlovitch (Re)Pnine’ à ‘Tim’ : de 8 à 1, on ne peut faire moins. C’est ce qui font, dit-il, ses « extrêmement sympathiques collègues », qui, assimilant l’informel à la proximité, ne lui disent même pas ‘Mr Tim’, mais, minimalement, ‘Tim’. Certes, c’est amical, mais d’une familiarité expéditive, commode, aussi mince que son expression est abrégée. Pnine regrette de n’avoir, pour autrui, que le statut d’un instant (instable). 
Déjà, son nom de famille, peu prononçable pour les Américains, leur apparaît comme un éternuement ridicule (« a preposterous little explosion »). Le roman a pour titre ce nom qui tend à un infime flatus vocis. Nabokov, vers l’époque où il rédigeait Pnine, faisait disparaître la mère de Humbert en un éclair : « Picnic, lightning ». De même, ’Tim’, ‘Pnin’ : une seule syllabe chaque fois, centrée qui plus est sur la voyelle la plus mince à l’écrit et la plus brève à l’oral. Son être ressemble décidément à une disparition. 
Dans l’espace (de son corps) et dans le temps (de son nom), notre pauvre ami Pnine est au bord du néant.

Note : 
Pnine est affligé d’autres ‘modicités’ ; l’une (pécuniaire) froidement affirmée, l’autre sournoisement évoquée en écho par son ex-femme : 
« Qu'est-ce que tu gagnes, Timofeï ?
Il le lui dit.
- Ma foi, dit-elle, ça n'est pas magnifique. Mais je suppose que tu arrives quand même à mettre quelque chose de côté, et que c'est plus qu'assez pour tes besoins, tes besoins microscopiques, Timofeï.
L'abdomen, sous la jupe noire très serrée à la ceinture, tressauta à deux ou trois reprises, dans un accès d'ironie muette, intime, enjouée, réminiscente […]. »

« What is your salary, Timofey?” 
He told her. 
"Well,” she said, “it is not grand. But I suppose you can even lay something aside—it is more than enough for your needs, for your microscopic needs, Timofey.”
Her abdomen tightly girdled under the black skirt jumped up two or three times with mute, cozy, good-natured reminiscential irony [...)»