vendredi 18 juin 2010

Tristan-Sébastien Bach


L'œuvre classique est achevée, sans faille, sans manque, alors que l'œuvre moderne (qui mérite moins ce nom d'œuvre) est inachevée, trouée, équivoque : elle laisse au lecteur, à l'auditeur une inquiétante latitude de se mouvoir parmi les ambiguïtés, les équivoques, les compréhensions possibles. Dans les manques, on est invité à imaginer, à combler, en maintes façons. L'œuvre classique, elle, se présente toute armée ; elle réclame d'être consommée, jugée, appréciée telle quelle. Elle peut être ardue, exigeante, aride : elle ne laisse pas perplexe. 

Bach, en règle générale, est on ne peut plus "carré", construit, architecturé, sans équivoque. Mais il y a au moins une exception considérable, non par la dimension, mais par l'audace. 
Dans les six Suites pour violoncelle seul, il faut user souvent de doubles cordes (voire de l'illusion des triples) pour donner un semblant d'harmonie à un instrument mélodique qui ne peut qu'arpéger ses accords au sein de la mélodie. Mais un seul mouvement ne comporte pas la moindre double corde : la Sarabande de la 5° Suite. La partition en est très épurée : 



Le lien suivant en fournit une interprétation assez étrange visuellement, mais pas inintéressante musicalement...


Or ce mouvement, où la mélodie seule peut servir à deviner  l'harmonie, est étrangement mené : les altérations sont bizarres, assez inattendues, les harmonies sous-entendues ne sont pas évidentes du tout. La minceur du matériau fourni suscite pour l'auditeur l'évocation non d'une harmonie possible et bien clairement annoncée, mais une foule d'éventualités, d'harmonisations-candidates parmi lesquelles le choix ne peut être clairement fait. Chaque trait peut s'interpréter (par l'oreille) selon plusieurs configurations, plusieurs significations. D'où une étrange sensation de suspens. La mélodie nous fournit à chaque instant plusieurs aiguillages possibles, des simulacres de poteaux indicateurs substituables. 
Le temps de cette musique est donc celui de l'équivoque. On est très loin, par exemple du "style classique" (dans l'acception historique de cette formule) où l'affirmation constante de la tonalité, la clarté dans l'annonce des modulations, constituent la base du confort esthétique (parfois excessif, si on sait trop où l'on va). 
 Bach nous propose sans cesse ici des configurations "poly-valentes" au sens des "valences" chimiques : la charge électrique de telle note, c'est-à-dire son interprétation harmonique, est indécidable. Ou bien, en termes d'analyse logique : des phrases tournées de telle façon qu'elles puissent être comprises grammaticalement de façons diverses, sans que l'une s'impose. Ce sera le procédé favori de l'esthétique symboliste où, par exemple, on s'arrange pour qu'un même verbe du premier groupe puisse, indécidablement, être compris à l'indicatif ou au subjonctif : "une larme qui fonde", chez Valéry, recourt à un verbe-valise, à la fois "fondre" et "fonder" (ou d'innombrables formules du même, à subtile double détente contradictoire : "je ne sais que penser"... "il faut bien vivre"...).
Or cette poésie symboliste se réclamait très ouvertement (et même de façon un peu insistante) de la révolution musicale wagnérienne. Et (si l'on passe vite sur les transitions) il est remarquable que le Wagner le plus wagnérien, le plus stupéfiant, celui qui est considéré comme ouvrant la voie à l'atonalité du XX° siècle, c'est celui du fameux "accord de Tristan" (qui n'est pas tout à fait un accord, mais peu importe), qui ouvre le fameux opéra :



L'entendre ici par exemple (le son est bas, tendre l'oreille ou monter le potentiomètre) : 
(le plus significatif est le ré #+sol# à la 13°-14° seconde de la vidéo)



Cet accord qui a fait couler beaucoup d'encre reste encore (peut-être à jamais) une énigme. On a parlé d'accord "androgyne", pas seulement parce qu'il s'agit d'Amour Absolu. Il est polyvalent, à aiguillages multiples. C'est une molécule de chimie organique, qui laisse pressentir quantité d'associations, de combinaisons, de continuations possibles. Il est hérissé de fléchages vers des devenirs possibles, des transformations éventuelles : un accord non-euclidien, qui suggère des espaces divers. Pour l'oreille, il est irisé d'équivoques. Pour l'analyse, il en est hérissé.
Les étudiants en musique pratiquent un exercice qui consiste à prendre un fragment, et à se demander quelle en peut être la tonalité ; souvent, on est amené à répondre par une hiérarchie de probabilités dans laquelle la première a les plus grandes chances d'être la bonne, la deuxième bien moins, et la ou les suivantes de chances toutes théoriques (si le découpage était un piège). C'est le B-A BA du tonalisme que d'indiquer courtoisement où on vous emmène, de le faire pressentir, afin que l'auditeur ne soit pas dérouté, déconcerté. 
Dans la Sarabande, l'effet si singulier est dû principalement à une multiplication des altérations, sans explication "par en-dessous", par l'accompagnement, par les basses, puisqu'il n'y a qu'une voix. Le destin des phrases n'est nullement indiqué, ni même suggéré pas des coups de coude, ou de genou, ou des clins d'œil. 
Si bien que, pour les interprètes, malgré la modeste difficulté technique, ce n'est pas sans crainte et tremblement qu'on ose aborder une pièce aussi singulière, aussi peu préhensible.

Il est assez stupéfiant de voir que Bach a pu déjà, de façon certes très limitée, oser cet inconfort esthétique provoqué par une abondance de biens, une confusion des pressentiments. Cette Sarabande est faite principalement de vide ; il semble bien que les notes ne sont là que pour faire sentir les béances harmoniques, l'absence de liens syntaxiques définis. Elle est faite de plus d'absence que de présence. Le morceau, certes, se termine ; mais il est une série de questions sans réponses, d'Unanswered Questions, de frôlements, de suggestions, d'évocations d'on ne sait quoi - ce qui est bien symboliste.
L'article de Wikipedia dit sobrement de cette pièce : "dénuée de tout accord, elle est d'une rare profondeur". C'est très vrai. D'une profondeur très vide, abyssale. Ou, au sens latin, d'une grande "altitude", mot qui désigne aussi bien la profondeur de la mer que la hauteur des cieux. D'où cette impression, très peu "classique", d'irréel, de flottement, de rêve. Une immense paix et, en même temps, une constante énigme. Une musique éventuelle.