mercredi 5 octobre 2022

Art et allégement


Fiction et peinture ont rapport au réel. Pas un rapport d'imitation stricte, qui serait de nature documentaire et non esthétique, mais un rapport de modification décalage, transposition, déformation, écart. C'est le principe esthétique d'Adam Smith : une imitation est esthétique non par ses caractères ressemblants, mais par ses caractères dissemblants. Dans l'art, on a affaire au réel, mais tel qu'il n'est pas : passé au filtre de cadres formels, d'une sensibilité, d'une imagination, d'un tempérament disait Zola. Exagération chez Céline, décalage chez Queneau, poétisation chez Giono, etc. 

Une fiction pure, strictement impossible, s'effondrerait faute de tension avec le monde réel. De même, une peinture qui ne serait que jeu de couleurs et de lignes ne renvoyant, même allusivement, à rien, n'aurait qu'un intérêt limité, décoratif. 

L'essence de l'expérience esthétique est donc en ces arts ce sentiment de décalage, de modification du monde. On peut aimer en peinture un ennoblissement ordonné (Poussin), un figement d'émail (David, Ingres), une sur-vitalité (Rubens, Delacroix), etc. On peut appliquer ici le principe, en apparence très banal, formulé par Lévi-Strauss : s'il aime Poussin, c'est parce qu'il y voit un monde où il aimerait vivre. Un même regardeur peut d'ailleurs goûter plusieurs façons de modifier le réel - selon l'humeur, l'heure, la compagnie etc. 


Il est une modification à laquelle je suis de plus en plus sensible : l'allégement. Ici, le dessin sera privilégié, voire l'esquisse, le non-finito. Starobinski, je l'ai déjà cité, fait l'éloge des dessins de Fragonard en disant qu'on y pressent "un monde miraculeusment allégé." Une sorte de rêve dans lequel les choses sont réduites à quelques lignes qui les "définissent" à peine, qui les suggèrent plutôt. Dans le réel, les choses fournissent bien trop de données oiseuses : trop de couleurs massives, trop de formes précises. La perception n'a pas besoin de tout ça pour s'y retrouver et avancer. Ces sur-indications au contraire l'empêchent de courir, de bondir, de galoper, d'avoir plaisir à vivre facilement – en somme, à se sentir jeune ! 




Fragonard [source Wikipedia]

Une touche de couleur suffit à colorer un fruit, et ce réel qui nous le montre tout entier de cette couleur est  maladroitement redondant. Le détail d'un visage, tel que le donnerait une photographie impersonnelle, est opportunément remplaçable par la ligne d'un profil. (la photo la plus parlante de Mauriac, par Y. Karsh, n'est presque qu'un profil). L'absence des détails non seulement allège la perception, mais aussi dynamise l'imagination, qui se sent libre, non de préciser mentalement l'esquisse, mais de pouvoir le faire à son gré : le sentiment de cette possibilité suffit, il est même le meilleur de la perception esthétique "allégée". Dans le réel, on marche laborieusement dans un mètre d'eau, il y a de la résistance, de la viscosité, du poids mort, il y a trop de tout (comme dans les intérieurs indigestes de Hugo ou de Sarah Bernhardt). Dans le dessin de Fragonard, on a soudain plus de force qu'il n'en faut. Cet art est une Jouvence. Ce rêve est une trêve.

Ce "soulagement" perceptif peut valoir pour la peinture. Une toile qui laisse de vastes réserves permet à la rétine de respirer. De même pour une toile où les formes ne sont pas trop fignolées : c'est pourquoi la semi-figuration de N. de Staël connaît un grand succès qui n'est pas, je crois, de mode, ou de facilité. Ou alors d'une facilité qui n'est pas paresse, mais contraste avec un réel péniblement méticuleux. Avec une esquisse  de Staël, on arrive à un presque rien qui laisse toute la place à la lumière (cf., par d'autres procédés, les toiles de Turner). 



Staël [source Wikipedia]


Un trait pour tout un visage, d'innombrables perspectives de mouvements sans peine. Le monde allégé du dessin, de l'esquisse, est celui de l'augmentation soudaine du possible ; c'est bien le miracle d'un rajeunissement.