mercredi 28 avril 2021

Nabokov, 'Lolita' : problèmes de l'incipit

 

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta.

She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? : 

“Lolita, luz de mi vida, fuego de mis entrañas. Pecado mío, alma mía. Lo-li-ta : la punta de la lengua emprende un viaje de tres pasos desde el borde del paladar para apoyarse, en el tercero, en el borde de los dientes. Lo. Li. Ta. Era Lo, sencillamente Lo, por la mañana, un metro cuarenta y ocho de estatura con pies descalzos. Era Lola con pantalones. Era Dolly en la escuela. Era Dolores cuando firmaba. Pero en mis brazos era siempre Lolita.”


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? :

"Lolita, Licht meines Lebens, Feuer meiner Lenden. Meine Sünde, meine Seele. Lo-li-ta. Die Zungenspitze macht drei Sprünge den Gaumen hinab und tippt bei Drei gegen die Zähne. Lo. Li. Ta. Sie war Lo, kurz Lo, am Morgen, 1,50 m groß in einem Söckchen. Sie war Lola in Hosen. Sie war Dolly in der Schule. Sie war Dolores von Amts wegen. Aber in meinen Armen war sie immer Lolita."


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Kahane 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lolita : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta.

Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c’était toujours Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Couturier 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta ; le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.

Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. »



Ce magnifique poème en prose est, comme il se doit, impossible à rendre en raison même de sa richesse et de son originalité. Il pose des problèmes aussi peu solubles que le "Now" qui ouvre Richard III... 


1. 

Le nom est prononcé à l'espagnole, avec l'accent sur l'avant-dernière syllabe (paroxytonique) ; la graphie "Lee" l'indique clairement) ; donc aussi avec un T bien net (la description de la bouche l'indique clairement), un T qui ne tend pas du tout à devenir un D comme en anglais. On a accusé Nabokov de mal décrire la disposition buccale, croyant que ce polyglotte anglicisait la prononciation du prénom.


2. 

Allitérations

Cinq L : Lo-Li-Light-Life-Loins ; puis S-S. Puis une vertigineuse rafale de T (9 !) avec laquelle Nabokov se met en concurrence avec Shakespeare, et, ma foi, il soutient la comparaison : 

(Romeo & Juliet) "jocund day stands tiptoe on the misty mountaintops."


3. 

inconvénient d'avoir à transposer les mesures anglo-saxonnes ; le problème est classique ; il vaut mieux transposer, pour que cela évoque quelque chose au lecteur, plutôt que de jouer sur le seul facteur de l'exotisme métrique.


[suivent deux gros problèmes en 3 syllabes : "in one sock"]

4. 

 Le singulier du mot renvoie à au moins deux épisodes du roman ; il est souligné par le "one". Ne pas le mentionner, c'est perdre beaucoup. Mais le mentionner est malcommode en français ; "en chaussettes" ne convient pas car affirme le pluriel ; "avec une seule chaussette" est interminable, on y perd la saveur typiquement nabokovienne de l'allusion libidineuse par laquelle on est amené à voir Lo dans la tenue précise et réduite où HH la préfère... 

Couturier modifie la phrase pour conserver ce singulier essentiel ("avec son mètre quarante-six et son unique chaussette") ; mais le 'et' sépare des éléments qui sont l'objet d'une seule appréhension 

Faut-il aller loin dans la discrétion allusive ? : "un mètre quarante-six en chaussette" ? Le lecteur peut ne rien remarquer, ou croire à une coquille (ô, superficiel lecteur !).


5. 

'sock' : 'chaussette' ? ou 'socquette' ? Dans l'ensemble du roman, les deux traducteurs français alternent, et je crois que c'est judicieux. Mais dans cet incipit, ils optent pour 'chaussette' ; il me semble pourtant que 'socquette' serait plus dans la tonalité... "rêveuse" du passage. Combiné avec l'unicité, on a une vision très humbertienne, minimale (pour Humbert comme pour Plotin, la perfection vient non en ajoutant, mais en ôtant...)


6.

"on the dotted line". Mot à mot : 'sur la ligne pointillée'. C'est très gênant à traduire ; d'abord parce que le son (dotted) fait écho à Dolores ; ensuite et surtout parce que cette formulation allusive, parfaitement saisie par un lecteur anglo-saxon, risque n'être pas évidente pour un lecteur français. Les solutions espagnole (cuando firmaba) et allemande (von Amts wegen) ont leurs qualités (surtout la rapidité). Kahane est précis mais trop long : "sur le pointillé des formulaires". Couturier est bref et fidèle, mais pas clair : "sur les pointillés." La question (unanswered question) est : le lecteur de la version française est-il accoutumé à ces pointillés invitant à signer, ou y voit-il une invitation à découper le papier selon lesdits ?


7.

La version allemande telle que je l'ai trouvée sur la Toile (sujette à caution) ne comporte pas de retour d'alinéa en milieu de poème. Ce retour importe certes pour le rythme des 'strophes', mais aussi pour l'enserrement de tous les éléments dans le nom. Le roman a pour titre le nom du personnage. Le premier mot et le dernier mot du roman sont ce même nom. Le poème en prose de l'incipit commence et finit par lui. Il ne faut donc pas négliger que la première "strophe" elle aussi commence et finit par lui (orthographié autrement) : l'alpha et l'oméga. 



mardi 20 avril 2021

Nabokov et la scène primitive (point de vue)


Quand Nabokov ironise sur la psychanalyse, un de ses thèmes de prédilection est la "scène primitive", où l'enfant est supposé suspecter, souvent par des indices auditifs, que ses parents font des choses pas normales du tout... Une thèse, ou une relecture des œuvres complètes en fournirait la liste. Les lecteurs de Nabokov connaissent ces allusions et ces piques.

Pnine IV, 3 : "...faire ce qui vous plaît à la poupée Papa si on croit qu’elle est en train de battre la poupée Maman une fois la lumière éteinte dans la chambre à coucher."

Pnin IV, 3 : "...do anything you want to Papa doll if you think he is beating Mama doll when they put out the lights in the bedroom"

Lolita II, 1 (trad. Couturier) : "...les possibilités mêmes que suggérait cette franche promiscuité (deux jeunes couples changeant gaiement de partenaires ou un enfant feignant de dormir afin de pouvoir être le témoin auriculaire de la scène primitive)"

Lolita II, 1 (trad. Kahane) : " ... la pensée des possibilités que suggérait cette promiscuité désinvolte (deux jeunes ménages changeant gaiement de partenaires, ou un bambin feignant de dormir afin de surprendre les sonorités amoureuses de ses géniteurs"

Lolita II, 1 : "... the very possibilities that such honest promiscuity suggested (two young couples merrily swapping mates or a child shamming sleep to earwitness primal sonorities"

Autres Rivages 1, 1, tome 2 p. 1156 : "... ces petits embryons bilieux espionnant, de leurs recoins naturels, la vie amoureuse de leurs parents."

Speak Memory : "...bitter little embryos spying, from their natural nooks, upon the love life of their parents".

Dans les romans et nouvelles, il n'est pas rare que le personnage entende, dans un hôtel par exemple, des bruits suspects dans la chambre voisine. Très souvent, la première interprétation qu'il s'en donne est la présence d'un animal, parfois un chien, souvent un oiseau, ou du moins un volatile, dont les battements d'ailes provoquent peut-être ces bruits étranges. 

[cela me fait songer à une lettre de Morand à Chardonne, 15 avril 1963 : "J’ai été reçu par les applaudissements des cygnes ; ces battements d’ailes claquées étant, dit-on, le vol nuptial."]
 

Nabokov n'avait pas dû lire in extenso l'œuvre de Freud. En insistant sur ce genre de bruits ailés, faisait-il allusion au texte célèbre sur Léonard de Vinci et le vautour ? Faut-il associer à l'oiseau le papillon qui, battant des ailes, est tantôt un, tantôt deux ?

Le Don chap. 3, Pléiade 2-203 : "Un homme de Kottbus, divorçant d'avec une épouse qui selon lui était anormale, l'accusait de frayer avec un chien danois ; le témoin principal était la concierge, qui avait prétendument entendu à travers la porte l'épouse qui parlait au chien et qui manifestait son plaisir relativement à certains détails de son anatomie."

The Gift : "A person from Kottbus, divorcing a wife who, according to him, was abnormal, accused her of consorting with a great Dane ; the chief witness was the janitress, who through the door had allegedly heard the wife talking to the hound and expressing delight concerning certain details of its organism"

Roi, dame, valet, Pléiade p. 279 : "Dieu sait ce qui se passe dans leur chambre, soupira Franz. Parfois, il en sort des bruits vraiment étranges. Pas des rires, plutôt des gloussements de poule."
King, queen, Knave : “God knows what goes on in that room of theirs,” sighed Franz. “Such strange noises come from there sometimes. Not laughter, rather the clucking of a hen.”
Un Coup d'aile : "Kern se souvint qu’Isabelle était, en effet, dans la chambre voisine. Aussitôt, comme en écho à ses pensées, son rire éclata légèrement derrière le mur. Deux fois, trois fois la guitare trembla et se répandit. Et ensuite un aboiement étrange et saccadé retentit, puis se tut. / Kern, assis sur le lit, dressa l’oreille, surpris. Il se représenta un tableau absurde : Isabelle avec une guitare et un dogue immense levant vers elle des yeux pleins de bonheur. Il plaqua son oreille contre le mur froid. L’aboiement retentit de nouveau, la guitare cliqueta comme sous l’effet d’une pichenette et un bruissement incompréhensible s’éleva par vagues, comme si là, dans la pièce voisine, un vent énorme s’était mis à tournoyer. Le bruissement s’étira en un doux sifflement et la nuit s’emplit de nouveau de silence. Puis des battants se heurtèrent : Isabelle fermait la fenêtre. « Elle est inlassable, songea-t-il : un chien, une guitare, des courants d’air glacials."
Wingstroke : "Kern remembered - it was Isabel who was in the next room. Right away, as if in response to his thought, came a peal of her laughter. Twice, thrice, the guitar throbbed and dissolved. Then an odd, intermittent bark sounded and ceased.  / Seated on his bed, Kern listened in wonder. He pictured a bizarre scene : Isabel with a guitar and a huge Great Dane looking up at her with blissful eyes. He put his ear to the chilly wall. The bark rang out again, the guitar twanged as from a fillip, and a strange rustle began undulating as if an ample wind were whirling there in the next room. The rustle stretched out into a low whistle, and once again the night filled with silence. Then a frame banged - Isabel had shut the window. Indefatigable girl, he thought - the dog, the guitar, the icy drafts."
Roi, dame, valet chap VII 1-226 "[...] elle l'avait désespérément haï depuis les premiers jours et les premières nuits de leur mariage, quand il la tripotait et la léchait comme une bête dans la chambre close d'un hôtel de cette ville blanche appelée Salsborg."
King Queen Knave chap. 7 : "[...] she had hated him hopelessly since the first days and nights of their marriage when he kept pawing and licking her like an animal, in a locked hotel room in white Salsborg."
Léthargie : "Dans ce salon (probablement sur le divan du fond), sa sœur était assise avec son petit ami et, à en juger par les silences mystérieux qui s'achevaient par une toux légère, ou bien un rire tendre et interrogateur, ces deux-là s'embrassaient. D'autres bruits venaient de la rue : le grondement d'une voiture s'élevait comme une colonne de fumée que ponctuait un coup d'avertisseur ou, au contraire, le klaxon résonnait d'abord, suivi du crescendo du moteur tandis que les glissières de la cloison faisaient de leur mieux pour intervenir."
Torpid Smoke : "In that parlor (probably on the divan at its farthest end) his sister sat with her boyfriend, and, to judge by the mysterious pauses, resolving at last in a slight cough or a tender questioning laugh, the two were kissing. Other sounds could be heard from the street: the noise of a car would curl up like a wispy column to be capitaled by a honk at the crossing; or, vice versa, the honk would come first, followed by an approaching rumble in which the shudder of the door leaves participated as best it could."
cf. 

Boyd, VN, Les Années américaines, 2-629 p. 403 : "On October 7 he began writing the first draft of his new novel, Transparent Things. In his gloomy Adelboden hotel in August he had been disturbed by a woman he could overhear in the next room, whining and clamoring for Toto. "Dog ? Cat ?" he wondered in his diary. "Ah, qu'il est beau, ah, qu'il est gentil ! " he heard her exclaim when someone from a farther room arrived with Toto. Over the next few days, Nabokov had continued to speculate : "If it's a little dog, it never barks. Cat ? Bird ?" He began to speak very loudly in his room to inform the neighbors he could hear all they said. After two weeks, he identified the couple, a woman in her fifties and her gloomy, gray man, and the next day he solved the mystery : "Papa wanted to get up early and go for a walk, but she said : 'Ah non. D'abord on fait Toto.' He had to perform. Nauseating neighbors !"[agenda 7 oct et 4-7 août 1969]."


On trouve, dans Speak, Memory (VII, 1) un passage, littérairement magnifique, où un voyage en train (pas gen Italien, aurait dit Freud) pourrait être vu comme la transposition d'une expérience du genre Ur-Szene : l'enfant admire des "amalgames optiques" provoqués par le train qui entre imprudemment dans le paysage comme dans un fourreau (malgré les chastes bouteilles d'eau minérale) ; les couloirs oscillent, les serveurs titubent, le paysage bouge, les arbres s'envolent, les rails "se suicident par anastomose" [phénomène par lequel des vaisseaux séparés se fondent en un seul] ; tout ceci en une confusion telle que le petit témoin de ces mouvements trop véloces et emmêlés finit par vomir son omelette à la confiture. 

Autres rivages, Pléiade t. 2 : "Ces amalgamations optiques n'étaient pas sans inconvénients. Le wagon-restaurant aux larges fenêtres, une vaste perspective d'austères bouteilles d'eau minérale, des serviettes de table pliées en forme de mitres, et des barres de chocolat factices (dont les emballages - Cailler, Kohler, et autres - ne renfermaient que du bois), tout cela donnait d'abord l'impression d'un havre frais par-delà une suite de couloirs bleus oscillants, mais tandis que le repas progressait inexorablement vers son ultime plat, et que, de plus en plus dangereusement, un équilibriste avec un plateau rempli s'appuyait contre notre table pour laisser passer un autre équilibriste avec un plateau rempli, je ne cessais de surprendre le wagon [reckless] en train de s'enfoncer, garçons titubants et tout, dans le fourreau du paysage, cependant que le paysage lui-même exécutait une série compliquée de mouvements, la lune diurne s'entêtant à progresser de pair avec nos assiettes, les lointaines prairies s'ouvrant à la façon d'un éventail, les arbres proches s'élançant vers la voie sur d'invisibles escarpolettes, des rails parallèles se suicidant tout à coup par anastomose, un talus d'herbe nictitante montant, montant, montant, jusqu'à contraindre le petit témoin de ces célérités diverses à dégorger sa portion d’omelette à la confiture de fraises."

Speak, Memory VII, 1 : "There were drawbacks to those optical amalgamations. The wide-windowed dining car, a vista of chaste bottles of mineral water, miter-folded napkins, and dummy chocolate bars (whose wrappers — Cailler, Kohler, and so forth — enclosed nothing but wood) would be perceived at first as a cool haven beyond a consecution of reeling blue corridors; but as the meal progressed toward its fatal last course, one would keep catching the car in the act of being recklessly sheathed, lurching waiters and all, in the landscape, while the landscape itself went through a complex system of motion, the daytime moon stubbornly keeping abreast of one’s plate, the distant meadows opening fanwise, the near trees sweeping up on invisible swings toward the track, a parallel rail line all at once committing suicide by anastomosis, a bank of nictitating grass rising, rising, rising, until the little witness of mixed velocities was made to disgorge his portion of omelette aux confitures de fraises"

Nabokov romancier excelle (entre autres vertus) à traiter de situations de cinématographie décalée où l'on a le son et pas l'image (parfois aussi l'inverse). Une thèse, ou une relecture des œuvres complètes en fournirait la liste. Il s'agit donc, pour le personnage, pour le narrateur, et pour le lecteur bon gré mal gré embarqué, d'interpréter de faibles signes acoustiques, de deviner la vie qui se cache et se révèle à travers eux. Les minables pensions pour émigrés, les chambres louées par des universitaires impécunieux sont propices à cette situation. Nabokov, grand manipulateur d'indices, de pistes, de suggestions, de problèmes en suspens, trouve là un terrain de jeu très propice : on occulte une partie des éléments, et cela met en marche la machine mentale, active la fabrique des intérprétations. Le réel mutilé suscite le possible; l'effectif éveille l'éventuel. Le normal s'entrouvre à l'énigme...

 

En complément :

L'Exploit ch III 1 p. 612-613 : "[...] car il croyait que son père avait été banni pour une incartade commise un soir d'été, dans leur maison de campagne : il avait fait quelque chose au piano qui avait alors émis un son absolument stupéfiant, comme si quelqu'un lui avait marché sur la queue, et le jour suivant Père était parti pour Saint-Pétersbourg pour ne plus jamais revenir."

Glory ; "since he believed that his father had been banished for a misdemeanor committed one summer evening, at their country house, when he had done something to the piano that made it emit an absolutely staggering sound, as if someone had stepped on its tail, and the day after had left for St. Petersburg and never returned"

[la note en Pléiade évoque une 'image surréaliste' pour la queue du piano sur laquelle on aurait marché ; mais en anglais, on dit "grand piano" et en russe "piano royal" ; l'assimilation à un chien passe donc vraisemblablement par la formule française]
"staggering" peut peut-être mis en rapport avec sa racine "stag'", le cerf, le mâle animal en général

 

Feu pâle Pléiade t. 3 p. 249 : "La clef magique du placard de la chambre servant de débarras glissa avec une bienveillante facilité dans le trou de serrure d'une porte verte qui se trouvait en face d'eux, et elle aurait accompli l'acte promis en s'introduisant sans accroc si une explosion de sons étranges venant de derrière la porte n'avait forcé nos explorateurs à s'arrêter. Deux voix terribles, celle d'un homme et celle d'une femme, tantôt hurlant avec passion, tantôt se transformant en murmures rauques, échangeaient des insultes en gotlandais, tel que le parlent les pêcheurs de la Zembla occidentale. Une horrible menace fit crier la femme de terreur. S'ensuivit un silence soudain, rompu bientôt par l'homme qui murmurait quelque courte formule d'approbation convenue (« Très bien, ma chère », ou « Ça ne pourrait être mieux ») plus effrayante encore que tout ce qui avait précédé."

Pale Fire : "The magic key of the lumber room closet slipped with gratifying ease into the keyhole of a green door confronting them, and would have accomplished the act promised by its smooth entrance, had not a burst of strange sounds coming from behind the door caused our explorers to pause. Two terrible voices, a man’s and a woman’s, now rising to a passionate pitch, now sinking to raucous undertones, were exchanging insults in Gutnish as spoken by the fisher-folk of Western Zembla. An abominable threat made the woman shriek out in fright. Sudden silence ensued, presently broken by the man’s murmuring some brief phrase of casual approval (“Perfect, my dear,” or “Couldn’t be better”) that was more eerie than anything that had come before."


... à titre de complément dans le complément... : Nabokov avait très peu d'estime pour Thomas Mann. À lire la page où Mann traite d'une scène de sexe "entendue", on serait tenté d'approuver Nabokov : 

Mann (Th.), La Montagne magique, t. 1 chap. 3, § Assombrissement pudibond (trad. Betz) : 

Avec une sympathie pensive, Hans Castorp la regarda du haut de son balcon et il lui sembla que cette triste apparition obscurcissait à ses yeux le soleil du matin. Mais presque en même temps, il recueillit encore autre chose, quelque chose perceptible à l’oreille : des bruits qui venaient de la chambre de ses voisins de gauche, – le couple russe, d’après les renseignements de Joachim, – et qui ne s’accordaient pas davantage avec ce matin clair et frais, mais qui semblaient bien plutôt le souiller en quelque manière gluante. Hans Castorp se souvint que, hier soir déjà, il avait entendu quelque chose d’analogue, mais que sa fatigue l’avait empêché d’y prendre garde. C’était une lutte accompagnée de rires étouffés et de halètements dont le caractère scabreux ne pouvait longtemps échapper au jeune homme, bien que, par esprit charitable, il s’efforçât tout d’abord de s’en donner à lui-même une explication innocente. On eût pu donner d’autres noms encore à cette bonté de cœur, par exemple le nom un peu fade de pureté d’âme, ou le beau nom grave de pudeur, ou les noms humiliants de crainte de la vérité et de sournoiserie, ou encore celui de crainte mystique et de piété ; il y avait un peu de tout cela dans l’attitude que Hans Castorp avait adoptée à l’endroit des bruits qui venaient de la pièce voisine, et sa physionomie l’exprima par un assombrissement pudique de son visage, comme s’il n’avait ni dû ni voulu rien savoir de ce qu’il entendait : expression de pudique bienséance qui n’était pas absolument originale, mais qu’en certaines circonstances il avait coutume d’adopter.

Or donc, avec cette expression, il se retira du balcon dans sa chambre, pour ne pas prêter l’oreille plus longtemps à des faits et gestes qui lui semblaient graves, oui, saisissants, encore qu’ils se traduisissent par des rires étouffés. Mais dans la chambre ce qui se passait de l’autre côté du mur devenait encore plus distinct. C’était une chasse autour des meubles, semblait-il, une chaise fut renversée, on se saisit l’un l’autre, on se donna des claques et des baisers, et il s’ajoutait à cela qu’à présent les accords d’une valse, les phrases usées et mélodieuses d’une rengaine, accompagnaient de loin la scène invisible. Hans Castorp était là, debout, une serviette à la main, et écoutait malgré lui. Et soudain il rougit sous sa poudre, car ce qu’il avait distinctement entendu approcher, venait de se produire, et le jeu, sans aucun doute, relevait à présent du domaine des instincts animaux.

« Sacré nom de Dieu ! pensa-t-il en se détournant, pour terminer sa toilette avec des mouvements intentionnellement bruyants. Après tout, ils sont mari et femme, mon Dieu, sur ce point rien à dire ! Mais le matin, en plein jour, voilà qui est malgré tout assez fort. Et j’ai tout à fait l’impression qu’hier soir non plus ils n’avaient pas conclu d’armistice. En somme, ils sont tout de même malades, puisqu’ils sont ici, tout au moins l’un d’entre eux, et un peu plus de modération serait concevable. Mais le plus scandaleux, c’est naturellement, songea-t-il avec irritation, que les murs soient minces au point que l’on entende tout ; c’est évidemment un état de choses intenable. Construit à bon marché, naturellement, un bon marché sordide ! Est-ce que, après cela, j’aurai l’occasion de voir ces gens, ou même de leur être présenté ? Ce serait infiniment gênant. » Et ici Hans Castorp s’étonna, car il venait de remarquer que la rougeur qui tout à l’heure avait gagné ses joues fraîchement rasées, ne voulait absolument pas disparaître, ou tout au moins la sensation de chaleur qui l’avait accompagnée. Elle persistait et n’était pas autre chose que cette ardeur sèche au visage dont il avait souffert encore hier soir, dont le sommeil l’avait débarrassé, mais qui, en cette circonstance, venait de se ranimer. Ce fait ne le disposa pas favorablement à l’égard du couple voisin ; serrant les lèvres, il murmura une parole de blâme assez vigoureux à leur endroit et commit la faute de se rafraîchir encore une fois le visage dans l’eau, ce qui aggrava sensiblement le mal. Ainsi advint-il que sa voix fut altérée par une humeur un peu chagrine lorsqu’il répondit à son cousin qui, tout en l’appelant, avait frappé contre le mur, et qu’à l’entrée de Joachim, il ne donna pas précisément l’impression d’un homme reposé et heureux d’accueillir le matin."




samedi 17 avril 2021

Pninologiques (15) : bacon et escarbilles


Nabokov conçoit ses romans sur le modèle du jeu, voire du problème d'échecs. Il est donc très risqué de considérer que tel élément de la narration est "secondaire" - comme s'il y avait des pièces négligeables sur l'échiquier (a fortiori dans les stratégies perverses affectionnées par Nabokov problémiste). 

Ses romans peuvent s'interpréter à l'infini : on peut "jouer à" Lolita ou à Pnine indéfiniment, selon qu'on accorde ou non du poids à tel ou tel des détails dont le texte fourmille, qui sont autant de (fausses ?) pistes possibles. 

On peut être tenté alors de s'interroger sur un élément très anecdotique, s'il se présente par exemple de façon similaire dans deux romans, surtout deux romans quasi-contemporains. Par exemple, le fait de s'emparer illicitement du bacon d'autrui, dans Lolita (Lolita, en apportant le petit déjeuner à HH) et dans Pnine où, au mépris de son régime, Laurence Clements chipe le bacon de sa femme pendant qu'elle répond à Pnine au téléphone. 


Chez Nabokov, le retour au passé est à l'évidence hautement stratégique dans l'économie générale de l'œuvre. Mais les problèmes dentaires, par exemple, sont assez fréquents pour susciter l'interrogation, et pas seulement en fonction de la pénible odontobiographie de l'auteur. Ils sont à la limite de la stratégie et de la tactique (les militaires et polémologues connaissent ces problèmes de taxinomie). Le vol, compulsif et anodin, d'une tranche de bacon ? Cela ne revêt pas l'importance du vol de ruban chez Jean-Jacques. Mais pourquoi ce clin d'œil de roman à roman ? 


Justement, à propos de clin d'œil, et de choses infimes : en VII, 1, le narrateur, désormais à visage découvert, raconte l'incident lointain de l'escarbille dans son œil, qui le fit aller chez le docteur Pnine, et apercevoir Timofei pour la première fois (enfin semble-t-il, car Timofei le contestera, de façon contestable). La réussite de la petite opération semble ne concerner que le narrateur, et n'avoir pas de corrélation dans le roman : 

« And what a divine relief it was when, with a tiny instrument resembling an elf’s drumstick, the tender doctor removed from my eyeball the offending black atom ! I wonder where that speck is now ? The dull, mad fact is that it does exist somewhere. »

traduction Chrestien : « Et quel soulagement divin quand, au moyen d’un instrument menu semblable à la baguette de tambour d’un elfe, le doux docteur retira du globe de mon œil l’atome qui l’opprimait ! Je me demande où il se trouve aujourd’hui, ce petit point noir. Le fait est, bête et fou, qu’il existe réellement quelque part. »

Le narrateur, insolemment chanceux par rapport à Pnine, est libéré aisément de ce minuscule et douloureux problème. Mais ne peut-on établir une corrélation, suggérée (peut-être) par les deux dernières phrases, avec d'autres poussières volantes et cruelles qui obsèdent l'âme de Pnine : les atomes dispersés de Mira. Comme si le narrateur nous suggérait que le pauvre Timofei, lui, a gardé toute sa vie une douloureuse escarbille invisible dont nul bon docteur, même paternel, ne peut le débarrasser. Le narrateur sait, pense, se doute que la particule existe quelque part, car (on le sait au moins depuis les atomistes grecs) rien ne se perd dans le monde. Elle existe toujours, mais elle ne le concerne plus ; il s'aperçoit qu'il avait oublié l'existence de cet atome sombre. Pour lui, le temps a passé ; c'est guéri, oublié. Mais pas pour Pnine, foncièrement mélancolique, dont le passé, la patrie, l'amour sont incicatrisables. 

Ensuite, de façon "pathétique" (pour parler comme Joan), on peut mettre cela en corrélation avec une pauvre victoire de Pnine, à ce dont il arrive à se débarrasser : un poil de narine : 

« With finger and thumb he grasped a long nostril hair, plucked it out after a second hard tug, and sneezed lustily, an “Ah!” of well-being rounding out the explosion »

traduction Chrestien : « Entre l’index et le pouce, il saisit un long poil de narine et l’arracha après une seconde de traction soutenue, puis éternua vigoureusement, et un 'ah !' de bien-être compléta l’explosion. »

Maigre et ridicule explosion, en regard de celles qui ont pulvérisé son monde et son amour.



vendredi 16 avril 2021

Pninologiques (14) : traduction

 

   Pnine, disions-nous, est, en tout, assis entre deux chaises, fragile et ballotté comme une balle de pnin-pong.

Exemple : en II, 2 : Joan Clements a reçu un appel téléphonique de quelqu'un dont le nom évoque d'abord un éternuement puis « A cracked ping-pong ball ». Couturier traduit "Une balle de ping-pong brisée". Chrestien traduisait « Une espèce de balle de ping-pong fêlée ! » ce qui diluait sans profit la formule expéditive de Nabokov. En note, Couturier indique la proximité sonore entre 'Pnine' et 'ping', et signale l'usage familier qui en est fait par ses collègues grégaires (“Ping-pong, Pnin ?” III, 1), ce que le lecteur aurait sans doute remarqué de lui-même ; et il rappelle la rareté du son 'pn' en anglais. 

Il me semble que l'attention du lecteur aurait pu être avec autant de profit alertée sur le fait que, sous le son (P-P, ping-pong) notre malheureux ami est comme une balle fragile avec laquelle l'histoire a joué au ping-pong, éjectée sans ménagement de l'autre côté, et qui se retrouve brisée. 


***


IV, 5, fin : visions picturales étranges :

« The comb, stood on end, resulted in the glass’s seeming to fill with beautifully striped liquid, a zebra cocktail. »

Chrestien : « Le peigne, debout, faisait obtenir un verre rempli de liquide annelé, un cocktail de zèbre. »

Couturier : "Le peigne, placé debout, donnait l'impression dans le verre de se remplir d'un liquide merveilleusement strié, un cocktail zébré. "

La phrase originale semble en effet malcommode à rendre, et la syntaxe bancale des deux traductions semble donc explicable. Mais la fin... "a zebra cocktail" : on peut bien sûr considérer zebra comme un adjectif, et le rendre par "zébré". Mais il me semble plus nabokovien, plus visionnaire (et incongru) de faire apparaître un vrai zèbre, et pas seulement des rayures (pour lesquelles "streaked" aurait fait l'affaire). Je préfère de loin l'étrange "cocktail de zèbre", vision moderniste d'une boisson à base d'animal exotique. On se souvient que, dans Le Don, il y a eu un chat rayé qui bondissait si vite que ses rayures peinaient à le rattraper... 


***

Les "and", les "and", toujours éliminés...

En V, 1, Pnine a encore une réminiscence résurrectionniste (cf. la grive de Chateaubriand et la pâtisserie de Proust), qui se termine par :

« ... the small station of a Baltic summer resort, and the sounds, and the smells, and the sadness— »

Chrestien : « ... la petite gare d’une station d’été sur la Baltique, les sons, les odeurs, et la tristesse… »

 Couturier : "... la petite gare d'une station balnéaire de la Baltique, et les bruits, les odeurs, la tristesse..." 

Dans l'original, il y a trois "and" ; Chrestien n'en traduit aucun ; Couturier en traduit un. Patience ! Courage ! encore deux traductions nouvelles, encore deux héros de la fidélité stylistique, et le Pnine du XXII° siècle ne sera peut-être plus castré de la musique de ses "and". 

[en V, 5, les 'and' sont maintenus par les deux traducteurs ; je m'en réjouis : « He remembered the last day they had met, on the Neva embankment in Petrograd, and the tears, and the stars, and the warm rose-red silk lining of her karakul muff. »

Chrestien : « Il se rappela leur dernière rencontre, sur le quai de la Néva, à Pétrograd, et les pleurs, et les étoiles, et la doublure carmin et douillette de son manchon en caracul. »

Couturier : "Il se rappela le jour de leur dernière rencontre, sur le quai de la Neva à Petrograd, et les larmes, et les étoiles, et la chaude doublure rose et rouge de son manchon en caracul"

(Je ne sais pas pourquoi, je préférerais m'éloigner - fort peu - de l'original, et remplacer le caracul par le très voisin astrakan.)

Mais revenons à la Baltique de V, 1 : les détails sont, on le sait, le logis du diable. Nabokov n'utilise pas des points de suspension, mais un tiret long, voire deux tirets longs (dans Vintage international en tout cas). Les points de suspension ont une connotation plutôt sentimentale, expressive, romantique : l'inachevé, la Sehnsucht etc. (ce que Céline a bien senti en parlant toujours de ses "trois points", et refusant de les dire "de suspension"). Le tiret au contraire fait tomber dans un vide bizarre, moins nostalgique que mélancolique. Ce n'est pas un fade out, c'est une perte. 


***


Côté champignons, la nouvelle traduction améliore la première, qui en avait grand besoin.

« ... walking in the woods and wondering about the edibility of local toadstools. »

Chrestien : « se promenant dans les bois et en train de s’interroger sur la comestibilité des champignons locaux. » 

Outre l'ajout superflu d'un "en train de", on voit que passe à la trappe la virtuosité de Nabokov qui, en trois mots, fait sentir, à travers une sorte de nonsense, les fausses et dangereuses ressemblances entre la Russie et les USA et la naïveté nostalgique des émigrés (même chose pour les arbres et les latitudes).

Couturier le rend avec un naturel parfait et très drôle : "de déambuler dans les bois et de se demander si les champignons vénéneux du coin étaient comestibles."

(... toadstool : champignon vénéneux ; mot-à-mot, "tabouret de crapaud" : très Alice au Pays des merveilles).


***


V, 5 : Pnine replonge dans le passé sous l'effet des propos inopportuns de Madame Chpolianski :

« Timofey Pnin was again the clumsy, shy, obstinate, eighteen-year-old boy, waiting in the dark for Mira »

Chrestien oublie le nom de famille ; c'est de peu de conséquence, car le reste va : « Timofey était de nouveau le garçon maladroit, timide, obstiné, âgé de dix-huit ans, qui attendait Mira dans l’obscurité »

Couturier n'oublie pas le prénom, mais il crée une ambiguïté regrettable avec un 'encore' très inopportun : "Timofeï Pnine était encore ce garçon gauche, timide, obstiné de dix-huit ans qui attendait Mira dans l'obscurité." On peut penser que Pnine n'a jamais cessé de l'être, ce qui est peut-être vrai (comme les cloches proustiennes du matin, qui n'ont pas cessé de la journée, mais ne se remarquent que le soir) ; c'est peut-être vrai, mais ce n'est pas le sens ici. Ici, Pnine redevient soudain le jeune homme qu'il fut. On a une boucle dans le temps, un retour au passé, non une continuité souterraine. 



mardi 13 avril 2021

Pninologiques (13) : traduction

 

trois points de traduction : le 1°, mineur ; le 2°, sérieux ; le 3°, essentiel !


1.

VI, 7 : « ... rectangular brush of grizzled hair that had something topiary about it »


Chrestien : "sa brosse rectangulaire de cheveux grisonnants comme taillés au sécateur"

il traduit un peu loin, assez naturel. Il ne reprend pas 'topiaire', mot qui était peut-être bien moins connu en 1953 qu'aujourd'hui (?). 


Couturier : "sa brosse rectangulaire de cheveux grisonnants possédait quelque chose de topiaire"

il fait bien de reprendre 'topiaire', qui est drôle, bien nabokovien dans sa précision technique ; mais son 'possédait' est bizarrement inapproprié, surtout pour une comparaison passablement cocasse ; cela parasite perception de cette phrase savoureuse. 


2.

VI, 3 « he “definitely felt” (it is truly a wonder how prone these practical people are to feel rather than to think)  »

Chrestien : « il « sentait de façon définitive » (c’est véritablement une merveille comme ces personnes pratiques sont enclines à sentir plutôt qu’à penser) »

Couturier : " il "estimait" (c'est vraiment merveilleux comme ces gens pratiques ont tendance à estimer plutôt qu'à penser)"

2 problèmes ici :

1° problème : definitely : Couturier le néglige, alors que c'est une forme d'insistance qui a son rôle. 

Chrestien le traduit mais, curieusement, par "de façon définitive", ce qui n'est pas le sens anglais, qui est plutôt 'carrément', 'absolument', 'décidément'. L'aspect temporel n'est pas premier par rapport à l'aspect décidé (ma religion est faite, c'est sérieux, donc destiné à durer, donc peut être considéré comme définitif). Or cette habitude fautive de dire en français 'définitivement' en ce sens de 'carrément' est un barbarisme récemment généralisé en français. Il faudrait vérifier, mais cet usage en 1962 me paraît un peu anachronique et inopportun dans la situation. 

2° problème : felt / feel : c'est moins compliqué, mais plus important. 

Chrestien le traduit, comme il se doit, par 'sentir'. 

Couturier, de façon très bizarre, fait sur ce mot au sens très clair un choix qui fausse le sens de la phrase. Nabokov veut dénoncer la substitution, à un raisonnement sérieux, de vagues impressions subjectives qui court-circuitent tout travail intellectuel. Or le verbe 'estimer' reste largement intellectuel ; c'est un jugement, une appréciation, la conclusion d'un raisonnement, d'une pesée mentale. 'Estimer' constitue donc un très médiocre opposé de 'penser'. 

C'est d'autant plus curieux que la même idée est mentionnée dans Lolita (I, 20) : 

« I have a very definite feeling our Louise is in love with that moron.” / Feeling. “We feel Dolly is not doing as well” etc. (from an old school report). »

Ce que Couturier traduit fort bien :

« j'ai très nettement le sentiment que notre Louise est amoureuse de ce crétin./ Le sentiment. « Nous avons le sentiment que Dolly pourrait faire mieux », etc. (extrait d'un vieux bulletin scolaire). »

Et Kahane faisait de même : 

« et puis j’ai le sentiment très net que notre Louise est amoureuse de ce crétin. » / Sentiment. « Nous sentons que Dolly ne fait pas les efforts », etc. (extrait d’un vieux bulletin scolaire). »

Pourquoi le même traducteur, sur la reprise d'un même thème dans deux romans quasi-contemporains, fait-il un choix pertinent pour l'un, et un choix inexplicable pour l'autre ? 


3. 

C'est l'incipit, le diapason du roman, et , en plus, ici, la caractérisation fondamentale du personnage éponyme : il faut traduire un incipit d'une plume tremblante car on grave dans le marbre.

Pnine, on le saura bientôt, a 52 ans. Et donc, dès le premier mot du texte, il y a un gros problème : "The elderly passenger..." Les deux traducteurs donnent : "Le passager âgé". Ce mot est bien trop fort pour elderly. (en plus, ce "voyageur âgé" n'est guère euphonique : "ageuragé"...). Il n'y a pas en français de mot efficace et assez bref pour garder le sens et le tempo de l'original. "Le voyageur vieillissant" ? : pas faux, mais on peut croire qu'il est train de vieillir dans son wagon. "Le voyageur entre deux âges...", c'est mieux, car c'est le sens, mais c'est un peu long, moins guilleret que l'original. Que faire ? 

Cette phrase initiale est plus riche qu'il n'y paraît (chez Nabokov, tout est plus riche qu'il n'y paraît). Elle nous dit : 

« The elderly passenger sitting on the north-window side of that inexorably moving railway coach,... »

Traduisons en prose : ce passager, pas jeune, pas vieux, est entraîné quoi qu'il fasse par la flèche du temps, par le torrent du devenir, par le flot de l'histoire. Il est embarqué. Mais il se sent par moments assez jeune, assez allègre. À d'autre moments, il se sent très vieux, fini. À d'autres, il redevient adolescent, et même enfant. Mais, pour le moment, il est relativement guilleret : il a trouvé une astuce très russe pour gagner du temps sur son parcours (ô, illusion !). Il se sent donc simplement 'elderly', pas jeune certes, mais pas vieux du tout ; donc bien capable de faire face honorablement aux situations. Il ne sait pas encore où le mène son train. Il ne faut donc surtout pas dire qu'il est "âgé". Il se sent plutôt frais et ne sait pas encore qu'il est mal parti. Il faut donc entrer dans son illusion (et dans son attitude supposée), dire qu'il n'est pas si vieux que ça, qu'il peut encore croiser fièrement les jambes po amerikanski. Tant pis pour le nombre de syllabes : il faut dire "Le voyageur entre deux âges..." Si on le décrivait comme un homme âgé, si on l'affublait de cette pancarte d'infamie, il serait un simple bouffon quand Betty Bliss suscitera quelque émotion douce et cruelle dans son "aging flesh". Si on se sent optimiste, "entre deux âges", cela veut dire qu'on a encore un pied dans la vie. 

Tout bien réfléchi, "entre deux âges" va très bien, car Pnine est essentiellement et en tous domaines assis entre deux chaises, entre deux mondes, entre deux langues, deux calendriers, incertain, fragile et ballotté comme une balle de pnin-pong. 



samedi 10 avril 2021

Nabokov (notules)

 

Une des meilleures nouvelles de Nabokov, de facture classique, écrite en russe, s'intitule en anglais "A Matter of chance". En 1977 elle a été traduite très faussement (G.-H. Durand) par "Un jeu de hasard". Ce n'est le sens ni du titre, ni de l'histoire. Le titre, c'est "Une question de chance", ou "Une affaire de hasard". L'histoire, c'est une malencontre : deux destins qui basculent pour une coïncidence qui, d'un rien manque de se produire. Tous les éléments sont réunis, et rien n'a lieu, sinon le malheur. Nabokov aime à montrer le destin (McFatum) qui essaie, qui rate, qui finit ou non par réussir (Le Don, Lolita). Les "jeux de hasard", roulette russe ou jeux de cartes, ne sont pas du tout son domaine. Il faudrait intituler ce très beau texte (que l'on peut qualifier sans abus de "parfait mécanisme d'horlogerie") si l'on veut rester près de l'original (original anglais et non russe) "Un jeu du hasard", ou (j'aurais un faible pour cette légère liberté) : "L'ironie du sort"


Dans Lolita, Nabokov fait une citation en français que l'on ne retrouve pas telle quelle dans la littérature : "une enfant démoniaque, « enfant charmante et fourbe »". Il y a pourtant un passage de Proust qui y fait bien songer : « Elle [Gilberte] avait une toque plate qui descendait assez bas sur ses yeux leur donnant ce même regard «en dessous», rêveur et fourbe que je lui avais vu la première fois à Combray. »


Feu pâle : les amateurs de la poésie de Shade sont nommés par Kinbote des "Shadeans", ce qui fait sérieusement penser à : Shandean : Derived from 'shandy', a word of obscure origin, meaning 'crack‐brained, half‐crazy', now used to describe anyone or anything reminiscent of Sterne's Tristram Shandy. From: Shandean in The Concise Oxford Companion to English Literature ». Peut-être l'occasion de faire allusion à une demi-folie des spécialistes de Shade, selon Kinbote, qui s'y connaît en demi-fous... 


L'hypothétique vers 1000 de Pale Fire semblait bien devoir reprendre le vers 1, par appel de la rime : "Trundling an empty barrow up the lane" demande de façon pressante de revenir à  "I was the shadow of the waxwing slain..." Mais Shade est mort avant de l'avoir écrit, et on en reste donc à 999. Nabokov, né en 1899, est souvent sensible à ce léger changement du temps, qui change tout (un siècle en un instant).

 La boucle est presque bouclée. De même, Lolita commence et finit par le nom qui est aussi le titre. De même Pnine se termine sur l'évocation (fiable ?) de la conférence de Cremona qui fait l'objet du premier chapitre. La fin renvoie au début, comme Oblomov ou la Recherche du temps perdu. La perfection, c'est le cercle, Ouroboros.

L'espace qui s'exprime en un nombre pourrait-il se convertir en temps ? (magie du "reverse") :

Lolita II, chap. 18 : "Oh, look, all the nines are changing into the next thousand. When I was a little kid,” she continued unexpectedly, “I used to think they’d stop and go back to nines, if only my mother agreed to put the car in reverse."

"Oh, regarde, tous les neuf sont en train de passer au zéro. Quand j'étais petite, poursuivit-elle de façon plutôt inattendue, je pensais que les chiffres s'arrêteraient et reviendraient aux neuf si maman consentait à revenir en marche arrière. "

L'intervention de Lolita est peut-être inattendue, mais son idée ne l'est pas.


jeudi 8 avril 2021

Pninologiques (12) : Betty Bliss

 

En VI, 6, on prépare la grande soirée. Betty Bliss semble d'abord n'avoir pas changé : 

"Betty now taught English and History at Isola High School. She had not changed since the days when she was a buxom graduate student. Her pink-rimmed myopic gray eyes peered at you with the same ingenuous sympathy."

(trad. Chrestien) : « Betty enseignait maintenant l’anglais et l’histoire à l’école d’Isola. Elle n’avait pas changé depuis le temps où elle était une  élève diplômée avenante. Ses yeux gris bordés de rose de myope vous dévisageaient avec la même sympathie ingénue. » 

[... 'de rose de myope...', pas très heureux ; 'sympathy' peut être traduit par 'sympathie', mais je préfère le 'gentillesse' de Couturier, qui me semble mieux adapté au personnage]


Mais la suite importe beaucoup plus :

« She wore the same Gretchen-like coil of thick hair around her head. There was the same scar on her soft throat »

Chrestien : « Elle portait la même grosse tresse de cheveux à la Gretchen autour de la tête. Elle avait toujours cette cicatrice sur la peau douce de son cou. »

Couturier : "Elle affichait sur sa tête le même épais rouleau de cheveux à la Gretchen. Il y avait la même cicatrice sur sa gorge caressante."

"she wore" : Chrestien : "elle portait". Pourquoi ajouter comme le fait Couturier cet 'affichage' qui n'est pas dans le texte ? 

"coil of thick hair" : on comprend que Chrestien ait renâclé à la peu euphonique "tresse épaisse"

Là où l'auteur s'est répété, Chrestien introduit une variation qui n'est minime qu'en apparence : 'the same... the same...". Traduire par "la même... toujours..." gomme ce parallélisme probablement voulu. D'ailleurs, qu'est-ce qui n'est pas voulu chez Nabokov, Nabokov qui fut poète avant d'être romancier ? Cette répétition n'a pas le même poids que "La mer, la mer, toujours recommencée..." ; mais il est aisé de maintenir cette ombre de tonalité élégiaque, précisément parce qu'elle va être brisée dès la phrase suivante "Mais une bague de fiançailles..." ("But an engagement ring..." )

"There was..." traduit comme fait Chrestien par "Elle avait" diminue la sensation d'objectivité de "Il y avait"

"throat" : gorge, cou, on peut avoir sa préférence. 

Mais 'soft' ne signifierait 'caressante' qu'au prix d'un hypallage, très possible chez Nabokov, mais qui n'est pas présent ici. "Caressante" en dit beaucoup trop. 

Si l'on traduit par "douce gorge", on a deux sonorités très douces, assez 'caressantes', qui feraient un heureux contraste avec 'scar'. 

Mais... s'est-on interrogé sur cette cicatrice ? Rien dans ce qui précède n'y fait allusion. Elle est 'la même', donc elle a déjà été remarquée par Pnine? Le passage direct de cette cicatrice sur la gorge douce à des fiançailles inattendues, cela pourrait évoquer à Pnine la tentative de suicide de Liza (suicide pharmaceutique, mais à l'encre rouge), qui devait déboucher sur leur bizarre mariage. Pnine projette sur l'affreuse Liza son amour absolu pour la merveilleuse Mira. Ne peut-il projeter sur Betty des souvenirs de Liza ?