vendredi 18 novembre 2022

Électricité : Nabokov / Shade / Kinbote / Philippon (poésie ; traduction M.P.)



Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 302-303 (commentaire très dérivé, à la Kinbote, arrimé au vers 347). Le scoliaste zinzin y narre les tentatives spirites de la famille Shade, qui se soldent par un échec, puis cite un poème de John Shade, réflexion mystico-occultiste sur l'électricité. 


Le texte original : 


The light never came back but it gleams again in a short poem “The Nature of Electricity,” which John Shade had sent to the New York magazine The Beau and the Butterfly, some time in 1958, but which appeared only after his death :


The dead, the gentle dead – who knows ? –

In tungsten filaments abide,

And on my bedside table glows

Another man’s departed bride.


And maybe Shakespeare floods a whole

Town with innumerable lights,

And Shelley’s incandescent soul

Lures the pale moths of starless nights.


Streetlamps are numbered, and maybe

Number nine-hundred-ninety-nine

(So brightly beaming through a tree

So green) is an old friend of mine.


And when above the livid plain

Forked lightning plays, therein may dwell

The torments of a Tamerlane,

The roar of tyrants torn in hell.


La traduction Pléiade : 


La lumière ne reparut jamais mais elle luit encore dans un court poème "La Nature de l'électricité", que John Shade avait envoyé au magazine de New-York Le Beau et le papillon, en 1958, mais qui ne parut qu'après sa mort :


Les morts, les aimables morts, – qui sait ?

Gîtent dans les fils de tungstène, 

Et sur ma table de nuit luit

La fiancée disparue d'un autre homme. 


Et Shakespeare peut-être illumine

Toute une ville de lumières innombrables,

Et l'âme incandescente de Shelley

Attire les phalènes pâles des nuits sans étoiles. 


Les réverbères portent des numéros, et peut-être

Le numéro neuf cent quatre-vingt-dix-neuf

(Qui brille si vivement à travers l'arbre

Si vert) est-il un de mes vieux amis.


Et, quand au-dessus de la plaine livide

Jouent les éclairs fourchus, peut-être contiennent-ils

Les tourments d'un Tamerlan, 

Le rugissement des tyrans déchiquetés en enfer. 



Les traductions universitaires, précises, ont leur utilité et même leur nécessité. Mais (selon un mien hobby horse) elles ne dispensent pas de tenter une restitution, moins fidèle aux mots, mais fidèle au mètre et à la rime – ce qui est chose à la fois très difficile à faire et très facile à critiquer. Tant pis. 

L'octosyllabe est un des pires carcans, un Procuste diminutif qui réclame de cruels sacrifices. Surtout à partir de l'anglais paucisyllabique, aggravé de la densité sémantique nabokovienne. Le premier quatrain ne pose pas de problème spécial (il comporte une probable allusion à E. Poe). Le second contient deux noms propres insubstituables, ce qui le rend extrêmement ardu à octosyllaber tout en rimant [je m'y suis concédé un e muet au statut contestable, mais peu apparent]. Le troisième, centré sur un insubstituable de 7 syllabes, découragerait les plus hardis. Le quatrième est un paysage cosmico-eschatologique d'une grandiose noirceur - on serait tenté de parler de "terribilitá" ! (titanesques allitérations en T des deux derniers vers).


Malgré tout cela (les "malgré" étant peut-être des "parce que" masqués), j'ai tenté la gageure : 


Et s'ils logeaient, les tendres morts,

Dans le tungstène en filaments ?

Sur mon chevet luirait alors

La fiancée morte d'un amant.


Millions de lumières urbaines :

C'est Shakespeare. L'âme de Shelley

Brûle les candides phalènes

Qui croient à des nuits étoilées. 


Le réverbère étiqueté

Neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième

(l'arbre vert le fait miroiter)

Serait mon vieil ami lui-même.


Et les éclairs se déchirant

Sur la pâle plaine d'hiver,

Seraient les cris d'un Tamerlan,

Tourments des tyrans en enfer.