dimanche 22 décembre 2019

Balzac et Céline : le retour du mort-vivant


Étrange qu’on ne mentionne pas, me semble-t-il, les analogies entre Céline et certains textes de Balzac. L’un assez peu connu (Adieu), l’autre très célèbre (Le Colonel Chabert). 
Dans le premier, la description de la Bérésina est un des premiers traitements littéraires de la mort militaire massive, et l’on sait combien ce thème de la Bérésina est obsédant chez Céline, comme mot, comme fait, comme symbole (le Styx). 
Quant au Colonel Chabert, les parallèles avec Céline sont patents : c’est le retour de guerre d’un mort-vivant, la tête fendue, qui a séjourné parmi les morts au sens très concret du terme, dans un tas de cadavres dont il s’est auto-accouché. Certes le Colonel balzacien n’a rien d’un personnage orphique, mais Céline quant à lui se charge d’incarner cette figure mythique de l’artiste passé par les Enfers - accompagné de son animal magique, qui fait le go-between avec le monde souterrain : le « chat Bébert ». 


Balzac, Le Colonel Chabert : 
« Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. […] J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. […] il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! […] Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont la cause m’était inconnue. […] deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondements d’un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivants ! […] je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. […] Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte."

" - Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler ?
 - Au colonel Chabert.
 - Lequel ?
 - Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard."


Céline, D’un Château l’autre : 
« Bon !... Émile à la fosse... voilà qu’au bout de cinq... six jours... les morts se mettent à s’agiter... même qui dirait grouiller sous lui !... les maccabs... ça se met à bouger, lui remuer dessous !... et sur lui !... et à s’extirper!... positif ! se sortir de la fosse... ils s’hissent !... Émile qui revenait de devant Moscou, qu’avait subi trois hivers russes, avait vu quantité d’autres gniafs enfouis d’autrement pires façons !... s’extirper de trous autrement énormes ! cratères, fondrières, des vrais Panthéons sens dessus dessous !... il racontait... il allait pas être surpris !... des amoncellements de débris de tout !... villes entières, faubourgs, usines, et locomotives! ... et les tanks, alors! des armées de tanks dans les ravins d’une profondeur que les Champs-Élysées, l’ Arc, l’Obélisque, auraient disparu, enfouis !... facile ! vous dire s’il était préparé, l’Émile ! ni une, ni deux !... pris sous les maccabs, à Thiais, il se raccroche aux loques !... bouts de viandes... bouts d’habits !... et hop ! il s’hisse ! il s’hisse avec ! puisque ça bouge !... soit !... lui aussi ! il profite !... il se fait haler ! oui !... sortir !… »