vendredi 28 janvier 2022

Notules (15) littérature

 

Baudelaire, c'est très beau ; les rimes sont riches — parfois un peu trop ; presque équivoquées. Parfum exotique par exemple : 

Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.



Pour un livre qui me semble très peu lisible, un titre curieusement intéressant : L'amour palimpseste... Car tout amour a bien quelque chose d'un palimpseste ; cf. Proust : quand on aime, on aime toujours autre chose, et autre chose d'avant, qui transparaît en filigrane. Mais dans ce titre s'entend aussi un étonnant double calembour : "L'amour, pas l'inceste", bien sûr. Mais aussi, plus risqué : "L'amour, pâle inceste..." 



Michael Edwards insiste avec raison sur le choix, en anglais, entre les mots d'origine saxonne (monosyllabiques, concrets), et les mots d'origine latine ou française (polysyllabiques, abstraits, généraux). Or on trouve quelque chose d'analogue chez Molière, dans Les Femmes savantes : "tout esprit n'est pas composé d'une étoffe / Qui se trouve taillée à faire un philosophe". La rime est parfaite, ce qui fait d'autant plus ressortir le contraste entre le bon vieux mot germanique "étoffe" (stoff, le tissu, le matériau, le matériel, la bourre, l'étoupe), et le mot (mieux encore que latin !) grec, polysyllabique, composé, savant, et désignant comme de juste le savoir lui-même. C'est très habile. C'est efficace quant au son, quant sens, et quant aux échos culturels. Avec, en prime, un poids supplémentaire donné au simple bon sens par l'utilisation du mot "taillée", qui file la métaphore concrète de l'étoffe.



Un titre de Sade (certainement très remarqué) chez Marivaux, dans La vie de Marianne : "j'avais mon infortune qui était unique ; avec cette infortune, j'avais de la vertu, et elles allaient si bien ensemble !" 



Un même thème, traité par deux auteurs à peu près contemporains : 

- Colette, Claudine en Ménage (1902): 

"Qu’elle est jolie ainsi penchée ! Sa jupe, collée en torsade par la vivacité de son geste, la révèle toute."

- Valéry, La jeune Parque (1917) : 

"Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,

L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,

Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs"



Beauté, poésie et noblesse de cette phrase de Gadda (Pasticciaccio, trad. Manganaro) : 

"Le rubis et l’émeraude s’affirmèrent corporellement sur la pauvreté grise du drap, ou de l’élimé, dans la splendeur muette et close qui est inhérente à l’autonomie de certains êtres et en souligne la rareté, la dignité naturelle et intrinsèque." 

Rubino e smeraldo si nominarono corporalmente sulla povertà bigia del panno, o del liso, nel chiuso, muto splendore che è connaturato all’autonomia di certi esseri e ne significa la rarità, la dignità naturale ed intrinseca



Gary-Ajar, dans Gros-câlin, reprend de façon assez systématique un mode d'écriture qui a été parfaitement caractérisé par Leo Spitzer à propos de Charles-Louis Philippe : la "pseudo-motivation objective". Pour faire simple : on attribue aux actions humaines, de façon directe, une cause dans le monde, dans les choses. Exemple (inventé) : "elle s'est retrouvée enceinte à cause du printemps." Cette tournure contribue grandement à donner au discours quelque chose de naïf, de touchant ; entre naïf et niais, mais qu'on aurait envie de faire passe du côté de la naïveté. Une façon innocente de s'innocenter.



Jarry chez Rabelais, ce n'est pas surprenant, mais ici, c'est criant : Gargantua : "... oncques ne veistes homme qui eust plus grande affection d’estre roy et riche que moy, affin de faire grand chere, pas ne travailler, poinct ne me soucier, et bien enrichir mes amys..."



Genet et la Trinité


Je ne lis Genet (et les études sur lui) que très peu, et plutôt par accident. Il est donc très probable que ce qui suit a été bien noté déjà. 

Je trouve cette citation dans l'article Genet, la guerre de soi, de G. Artous-Bouvet :

Genet, Pompes funèbres, rééd Tel, p. 7 :

"En écrivant le mot hitlérien, où Hitler est contenu, c’est l’église de la Trinité, toujours sombre et assez informe pour paraître l’aigle du Reich, que j’ai vue s’avancer sur moi. Pendant un très court instant, [...] je fus comme médusé, effroyablement attiré par ces pierres dont j’éprouvais l’horreur, mais qu’englué, mon regard ne pouvait quitter. Je sentais que c’était mal de regarder ainsi, avec cette insistance et cet abandon, pourtant je regardais."

Difficile de ne pas penser à Notre-Dame de Paris, si nettement en forme de H, que Hugo a tant glorifiée. 

Mais, si l'on regarde cette église parisienne en songeant à Genet, faut-il avoir très mauvais esprit pour songer à autre chose ? 

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Sainte-Trinit%C3%A9_de_Paris#/media/Fichier:%C3%89glise_de_la_Sainte-Trinit%C3%A9_de_Paris_Face.JPG

autre chose qu'on pourrait dire grâce à la raillerie du Neveu de Rameau : "come un maestoso cazzo fra duoi coglioni". 

On se trouve là devant un exemple de cet amusant cas de conscience évoqué par ??? — je ne sais plus qui ; un universitaire, je crois, à propos de Nabokov peut-être — mais enfin qui disait en substance : quand un érudit, un universitaire, songe, à propos d'un auteur, à une interprétation obscène, il se sent un peu gêné aux entournures : ne va-t-on pas lui attribuer une surinterprétation subjective, et donc voir en lui un obsédé de la chose ? 

Pour ma part (il faut bien s'excuser un peu), je me suis fait la remarque que l'évocation d'un aigle était peu évidente ; puis, je l'avoue, les goûts de Jean Genet favorisent certaines interprétations... Quand Genet se sent englué, fasciné, on peut penser aux harmoniques de ce dernier mot telles que repérées par P. Quignard : 

 "En reprenant les textes, je me suis aperçu que le mot phallus n'est jamais employé en latin. Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs nommaient phallos. Du sexe masculin dressé, c'est-à-dire du fascinus, dérive le mot de fascination, c'est-à-dire la pétrification qui s'empare des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable. Les fascia désignent le bandeau qui entourait les seins des femmes. Les fascies sont les faisceaux de soldats qui précédaient les Triomphes des imperator. De là découle également le mot fascisme, qui traduit cette esthétique de l'effroi et de la fascination."

(entretien Gallimard à la parution du livre Le Sexe et l'effroi")

https://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01025213.htm