vendredi 26 mars 2021

Pninologiques (7) : Liza, Mira, Vyra


Pnine, comme bien des personnages de Nabokov, vit avec le passé une relation plus intense qu'avec le présent. Le passé n'est pas mort, pas passé, il est même plus présent que le présent - et pas seulement quand, face à ses étudiants, Pnine revit le passé littéraire de la Russie, essuyant indéfiniment des lunettes qui ne lui servent pas puisqu'elles ne lui montrent que le présent. 


II, VI : Liza vient de repartir. Pnine rencontre un écureuil qui lui réclame à boire. L'animal ingrat s'en va sitôt satisfait.  On peut y voir un décalque de la situation présente de Pnine qui, par une incompréhensible faiblesse, vient de plier devant l'épouvantable femme. Mais est-ce si simple ? car il vient d'avoir des pensées très dures pour Liza.

Dans les mots du narrateur (qui maîtrise très bien l'anglais), l'écureuil est, comme il se doit, neutre : "Its thirst quenched, the squirrel departed without the least sign of gratitude". Mais dans le discours intérieur de Pnine, piètre linguiste, il est au féminin : "She has fever, perhaps". Fièvre et écureuil sont liés dans les souvenirs d'enfance de Pnine. Mais surtout, il est plausible de voir dans ce féminin une transposition directe et incorrecte du russe, puisque le mot belka (белка) est féminin. Mais, plus important,  c'est là, on le sait, le sens du nom de famille de Mira (Belochkin). Peut-être Pnine a-t-il, en partie, cédé à la détestable Liza, faute de pouvoir faire quelque chose pour Mira. 

Ceci incline à penser que la lecture de tout le sous-chapitre peut (doit ?) être faite à deux niveaux, ce qui expliquerait les bizarreries et les énigmes dont il est parsemé. Le comportement de Pnine à l'égard de Liza, son ex-femme, est imprégné de souvenirs, d'échos, d'attitudes, qui sont à mettre en relation avec Mira. Mira est toujours présente en sourdine, en palimpseste, en contrepoint. Pour Pnine le généreux, retrouver son exécrable ex-femme, c'est en même temps retrouver son ancien amour, et se sacrifier à la sorcière faute de pouvoir se sacrifier à la fée. 


Il se rend à la gare routière comme à un rendez-vous amoureux :  "He did not bother to puzzle out why exactly Liza had felt the urgent need to see [...] : all he knew was that a flood of happiness foamed and rose behind the invisible barrier that was to burst open any moment now."

trad. Couturier : "Il ne chercha pas à comprendre pourquoi exactement Liza avait soudain éprouvé le besoin urgent de le voir [...] tout ce qu'il savait, c'était qu'une onde de bonheur écumait en enflait derrière la barrière invisible qui allait s'ouvrir avec éclat d'un instant à l'autre maintenant."


Quand Liza monte dans le taxi, Pnine connaît une sorte de "déjà vécu", marqué par 

a) l'accumulation des "and"

b) une évidente allusion aux réminiscences proustiennes (les pavés de Venise), 

c) une probable reprise des épiphanies joyciennes où un instant ordinaire, une phrase banale, apparaissent nimbés d'éternité :

« He helped her into a taxi, her bright diaphanous scarf caught on something, and Pnin slipped on the pavement, and the taximan said “Easy,” and took her bag from him, and everything had happened before, in this exact sequence. »

trad. Couturier : "Il l'aida à monter dans un taxi, son éclatante écharpe diaphane s'accrocha à quelque chose, [et]* Pnine glissa sur le trottoir, et le chauffeur de taxi dit "Doucement", et il lui prit des mains la valise de Liza, et tout cela s'était déjà produit avant, dans cette exacte séquence" [*Le traducteur élimine ce premier "and"]

[il y a peut-être une allusion au premier chapitre de L'Éducation sentimentale, où l'écharpe de Madame Arnoux glisse, donnant à Frédéric Moreau l'occasion d'un premier échange]

Pour mémoire (c'est le cas de le dire) : Proust, Le Temps retrouvé : 

"je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie  [...]"


Autre allusion proustienne, autre superposition des temps une page plus loin : 

"He turned away as she started to take off her shoes, and the sound they made toppling to the floor reminded him of very old days."

"Il se détourna quand elle entreprit d'enlever ses souliers, et le bruit qu'ils firent en tombant par terre lui rappela des jours très anciens." ["entreprit" n'est pas très heureux ; passons]


Une page plus loin, Pnine reconduit Liza, et se dit que, malgré sa cruauté, etc, il désirerait plus que tout la tenir, la garder ("to hold her, to keep her"), pensées qui marquent bien la confusion tragique, la fusion mentale entre Mira et Liza, entre passé et présent. On peut songer à Humbert qui veut, même à la fin, tenir et garder une Lolita qui n'est plus elle-même, qui est enceinte d'un autre, et qui a toujours été pour lui en superposition mentale avec Annabel (Lolita, I, IV : "I am convinced, however, that in a certain magic and fateful way Lolita began with Annabel.")


La fiévre imaginaire de l'écureuil féminin fait pleurer Pnine, et il va se réfugier dans « a small bar of log-cabin design with garnet glass in its casement windows » : Couturier : "un petit bar aménagé dans une sorte de cabane en rondins avec des carreaux grenat dans les fenêtres à battants." Chrestien : "un petit bar en forme de chalet, aux croisées garnies de carreaux grenat. »

Pnine se réfugie naturellement dans une maisonnette russe, isba, cabane où des vitraux vont projeter des couleurs, des irisations - comme au pays, comme à Vyra.