vendredi 21 mai 2021

Gadda et Céline : les "trois points

 

Céline refusait de dire qu'il utilisait des "points de suspension", ponctuation évasive, sentimentale. Il parlait de ses "trois points", destinés à marquer simplement le souffle (bref) du parlant dans l'écrit littéraire. 

Gadda utilise aussi des "trois points", qui ne sont pas non plus des points de suspension classiques. Un de ses traducteurs les a remplacés, souvent, par des "deux points" (superposés), arguant que les "trois points", ou "de suspension", comportent trop d'emphase [cf. infra] - ce qui ne me semble pas évident du tout. La théorie, implicite ou explicité, de la causalité chez Gadda, sa conception du temps, amènent bien plus à interpréter ses trois points comme un flou dans la consécution, un estompage de la causalité, une mise en suspens de la relation logique ou réelle (ontologique) entre les éléments. 

Ci-dessous, un passage de Gadda en italien, sa traduction par Bonalumi et François Wahl, et la note où ce dernier explique son choix. 


Gadda, La Connaissance de la douleur, 1° partie, chap. 4 :

"L’autre jour, son père a plus de soixante-dix ans : il s’est pris de querelle : là-bas : dans leur pré : avec ceux de l’eau : vous voyez, ceux du puits artésien : les deux morpions de la mairie : ceux qui cherchent des nappes là où il n’y a goutte : sous prétexte qu’ils sont anciens combattants…

Eh bien, elle les a entendus disputer : et même aperçus, par la fenêtre : pendant qu’elle faisait la chambre de Maman. Si vous l’aviez vue ! Elle a volé ! Une mère poule qui pique sur une vipère, plumes au vent."


« ...L’altro giorno, suo padre ha più di settant’anni... e ha preso a leticare... laggiù... nel loro campo... con quei dell’acqua... sa, quelli là del pozzo artesiano... le due piattole del Comune... che cercano l’acqua dove la non c’è; ...con la scusa che han fatta la guerra...

Bé : lei li ha sentiti leticare... e poi veduti, anche : dalla finestra... mentre riordinava la camera della mamma... L’avesse vista ! È volata. La chioccia che si scaraventava sulla vipera, con tutte penne... »


Petit point de traduction : la poule qui "pique" sur la vipère, je trouve que cela provoque une inversion de piqûre qui n'est pas dans l'original (et cela rappelle inopportunément Voltaire à propos de Fréron). Il vaudrait mieux dire qu'elle "fonce sur" ou "se lance sur". 

 


François Wahl, extrait de "Note pour l'édition française" suivi de la note sur ce passage de la note... : 

"il y a l’usage des deux-points – : –, se substituant à toute autre liaison, coupant/enchaînant, additionnant des morceaux de phrase comme on colle dans un bout à bout qui ne saurait tromper l’oreille des morceaux de bande magnétique : le récit de La Connaissance en est hachuré"

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"Il faut ici signaler que Gadda emploie en fait deux procédures pour interrompre l’énonciation hors des lieux de ponctuation que commanderait le sens : autant que des deux-points, il use du point de suspension –… –, surtout dans les dialogues ou dans le monologue intérieur. Cette solution étant impossible en français, où elle eût signifié à contre-sens emphase, nous avons opté pour une généralisation des : "



mercredi 19 mai 2021

Pninologiques (16) Woolf et Nabokov (imitations)


 WoolfMrs Dalloway : 

"Hutton, who would imitate the Professor throughout Hampstead ; the Professor on Milton ; the Professor on moderation ; the Professor stepping delicately off."

traduction Pasquier :

"[Il] se promettait bien, de retour à Hampstead, d’imiter le Professeur : le Professeur et ses vues sur Milton ; le Professeur et ses vues sur la modération ; le Professeur s’éclipsant discrètement."

[la traduction David omet malencontreusement les majuscules : "Il ferait des imitations du professeur : le professeur parlant de Milton, le professeur parlant de la modération, le professeur s’éloignant à petits pas."]


NabokovPnin :


"He went on for at least two hours, showing me everything — Pnin teaching, Pnin eating, Pnin ogling a coed, Pnin narrating the epic of the electric fan ... 

traduction Couturier :

"Il n'arrêta pas pendant au moins deux heures de tout me montrer : Pnine en train de faire cours, Pnine reluquant une étudiante, Pnine racontant l'épopée du ventilateur électrique..."


[ogling : Chrestien traduisait "faisant de l'œil à une étudiante", ce qui est très excessif de la part du timide Pnine. C'est bien "reluquant", ou, peut-être mieux, plus modéré, "lorgnant"]

["en train de faire cours" est un peu lourd : 'en cours' suffirait (un seul mot, comme 'teaching', qui n'a pas besoin du long et contreproductif 'en train de...') ; ou 'faisant cours' si l'on préfère harmoniser avec les autres terminaisons en 'ant']



mardi 18 mai 2021

Image littéraire (compléments) 6

 

En complément de la conférence de 2019 sur l'image littéraire, 

https://sites.google.com/site/lesitedemichelphilippon/image-litt%C3%A9raire-flaubert-nabokov

cette 

Note pour la traduction française du roman de Gadda Connaissance de la douleur, par François Wahl : 


"Non pas rapporter à un être ses qualités (adjectifs) ou ses actes (verbes), mais au contraire faire de l’adjectif, du verbe, de l’adverbe, le terme principal, que l’ancien sujet se trouvera, du coup, qualifier sous la forme d’un complément d’agent (« le noir d’un scorpion »). Retourner dès lors les rapports bien codés depuis Aristote, glisser l’abstrait dans la place du terme, auquel se verra attribué le concret (« arrivèrent, en sabots, la misère et la puanteur d’un péon »). Aller jusqu’à faire des traits « subjectifs » les traits principaux (« le noir de cette âme »)."