mardi 26 novembre 2019

Céline : son chef-d’œuvre inconnu


En arrêtant la rédaction de Casse-pipe, Céline a renoncé à ce qui aurait été probablement le grand roman moderne de la guerre. L’échantillon qui nous en reste, l’arrivée de la jeune recrue à la caserne, monde  absurde diluvien et nocturne, montre que l’auteur était en train de franchir encore une étape stupéfiante dans la conquête de son style, d’opérer une troisième révolution littéraire en trois romans - lui qui n’avait auparavant rien produit de valable. 
L’abandon de Casse-pipe est lié à plusieurs facteurs, difficilement hiérarchisables ou isolables :
1. l’épuisement et la démoralisation qui suivirent l’échec de Mort à crédit 
2. l’abandon par Elisabeth Craig, catastrophe sentimentale aux retentissements immenses
3. le projet d’un grand succès immédiat et facile à travers les pamphlets que l’on sait. 
4. Last but (selon moi) not least : on sait à travers le Voyage les traumatismes et les hantises du jeune maréchal des logis. Rédiger Casse-pipe, c’eût été se plonger pendant des années dans des angoisses insupportables, revivre quotidiennement le cauchemar, faire sans cesse réapparaître les morts, cultiver l’intolérable, s’imposer de répéter l’épisode du Stand des Nations : « Sur tout ça on avait tiré tant qu’on avait pu, à présent sur moi on tirait, hier, demain. » Une épreuve trop lourde pour un psychisme très ébranlé et usé qui se serait condamné à demeurer entre les deux feux de la guerre passée et de celle qui vient.
Se lancer dans les pamphlets présentait donc des avantages de poids : facilité et rapidité (voire amusement) de la rédaction ; succès tout aussi rapide grâce à un scandale garanti (avec l’aide d’un éditeur énergiquement investi) ; vengeance envers les « truands juifs » qui auraient kidnappé Elisabeth, en faisant porter aux Juifs la responsabilité de la guerre à venir ; évitement des souvenirs rémanents de la boucherie. On doit pouvoir y ajouter l'étrange gloriole d'être en ces sujets aussi extrême qu'il avait osé le faire pour les voyages et pour l'enfance.

La cinquantaine de pages rédigées de Casse-pipe est donc à la fois prodigieuse et prodigieusement frustrante. Après un tel échantillon de style pour le temps de paix, que ne pouvait-on espérer pour le temps de guerre ? 
De la trame narrative éventuelle, on ne sait donc rien, sinon qu’après la caserne, ce sera la guerre. Mais, en 1957, Céline confie à Robert Poulet (« Poulet Robert condamné à mort » précise l’ouverture de Rigodon) ce que devait être le synopsis du roman. Il n’est pas sûr que tel fût le plan prévu à l’époque, mais il n’y a pas de raison particulière d’en douter. Il est en revanche très douteux que le roman ait été écrit et perdu, car Céline a coutume de « gonfler » les spoliations littéraires et domiciliaires qu’il a subies. 
Voici la transcription par R. Poulet (Pléiade, Romans III  p. 65) :
« C’était l'histoire d'un échelon régimentaire, commandé par un adjudant, en 1914. Une centaine d'hommes, avec un charroi, des bagages, un matériel hétéroclite, qui errent sur les routes, suivant vaille que vaille les mouvements de l'unité dont ils dépendent. Le détachement perd bientôt ses liaisons. Est mêlé à l'énorme désordre d'une armée qui se tourne et se retourne pour faire face aux surprises de la bataille. Désorientés, épuisés, privés d'ordres, de ravitaillement et de renseignements, ces soldats toujours en marche deviennent immoraux ; boivent, jouent, maraudent ; finissent par fracturer la caisse qui leur est confiée. L'adjudant, qui n'a pas eu la force de résister à cette dépravation collective, et qui même s'y est abandonné comme les autres, se réveille à la fin. Il s'aperçoit trop tard du mauvais cas où il s'est mis, responsable qu'il est de tous ces crimes contre la discipline et contre les lois militaires. Perdu d'honneur, l'adjudant !... Bon pour tous les affronts et pour tous les châtiments, si jamais il doit rendre compte de leur équipée à quelque autorité supérieure. Affolé, désespéré, il conduit son monde vers le point le plus scabreux du front de combat; et il fonce tête baissée, hommes, chevaux, fourgons, dans la mêlée, qui les écrase. »
Scénario très vraisemblable en contexte célinien, si l’on se souvient par exemple de cette lettre à Nimier  du 1° novembre 1950, (Pléiade Lettres p. 1165) : 
«…  au 12e Cuirassiers […] Je les ai vu foncer dans la mort, sans ciller, les 800, comme un seul homme et chevaux, une sorte d’attirance - pas une fois - dix - ! Comme d’un débarras... […] doux et brutes à la fois — des purs cons en somme — »

Quant au dispositif narratif, on peut l’imaginer. Le bleu qui arrive à la caserne sera le témoin effaré, le candide engagé faute de mieux dans une entreprise qui n’est plus menée en fonction des buts prescrits, mais en fonction de la folie singulière de celui qui commande et mène tout le monde à la mort. Sauf le narrateur, qu’il faut laisser survivre pour qu’il puisse dire ce qu’il a vu, conformément à un archétype de la guerre et de l’horreur : le narrateur épargné seulement à fin de dire l’épouvante.
Ç’aurait été une sorte de réécriture de Moby-Dick : un jeune homme inexpérimenté s’engage sur un baleinier dont le capitaine use de son autorité pour exercer une vengeance toute personnelle et folle, menant tout son équipage à la mort, sauf un rescapé qui doit sa survie à un cercueil. Céline aurait été plus que jamais le narrateur halluciné, hagard, hanté par la mort de tous et par l’absurdité criminelle de tout.