lundi 25 juillet 2022

Chabrier : perspectives sur 'España'


La musique d'orchestre de Chabrier, España même, pièce pourtant ressassée, c'est toujours vif, gai, intéressant, ironique. C'est la même main qui orchestre et qui écrit des lettres si merveilleusement drôles (et souvent profondes). 

Une réécoute récente de quelques versions de cette jubilation ibérique : 

Paray (Detroit, 1961), excellent ; le grain de folie qu'il faut pour que ce ne soit pas seulement un orchestre rutilant, pour que ça frémisse, pour que ça déborde un peu - juste un peu - de vitalité, qu'on sente l'amusement. 

Markevitch (Orch RTV Esp. 1966), assez proche de Paray.

Ormandy (Philadelphie 1955), tempo rapide, ambiance festive.

Marriner (Staatskapelle de Dresde, 1982). Un Anglais dirigeant des Allemands. Pas très latin tout ça. En effet : une merveille sonore, un orchestre somptueux, plein, des sonorités riches et soyeuses, de la profondeur. Mais c'est trop, et pas assez. Pas la moindre folie dans cette admirable version. Une analogie me vient à l'esprit : on est dans la musique comme dans ces puissantes berlines allemandes où tout tourne rond, où même le claquement des portières est beau (pour Marriner, Bentley). En somme, le genre de véhicule à nous faire oublier qu'on voyage, oublier qu'il y a une route. Pas de cahots ; le granuleux du revêtement est absorbé : un luxe qui devient une sorte de silence. Une opulence sans humour, qui convient à Brahms. 

Ansermet (OSR, 1965). Je suis admiratif et un peu perplexe car je devrais être réticent et ne le suis pas. C'est plutôt lent, pas dionysiaque du tout. Par bien des côtés, cela ressemble à Marriner : excellence, beauté. Mais je ne sens pas que Chabrier soit trahi car on ne trouve pas ici le caractère un peu ostentatoire de la germanité ci-dessus critiquée. Modération, pondération (vertus suisses, certes) ; mais cette absence de folie est compensée une partition qui se trouve parfaitement montrée, mise en valeur comme musique pure. Ici, c'est une analogie tout autre qu'automobile qui me vient à l'esprit. Ansermet fut une sorte de maître musical pour son compatriote Starobinski. Celui-ci, alors étudiant, assistait non seulement à ses concerts, mais aussi aux répétitions. Il a dit tout ce que cela lui avait apporté. Eh bien je trouve chez les deux une même (légère) mise à distance de l'objet (Chabrier ou Rousseau) qui, parce qu'elle est légère et très finement dosée, permet de voir sans cesser de goûter ; cette "distance critique" qui éclaire sans interposer de grille. Une belle page de Starobinski, de celles à l'égard desquelles l'admiration confine au désespoir, ce n'est pas une page enthousiasmante, virtuose, qui ferait palpiter. C'est une façon de montrer, de faire apparaître les logiques implicites, de signaler les échos - dans la sérénité. Rendre lisible, ou audible, sans disséquer.



samedi 23 juillet 2022

Pensées recueillies çà et là (16)


Céline : 

"Rien n’est essentiel, tout se remplace, sauf le pauvre refuge où tout se transpose et s’oublie."

lettre à Lucienne Delforge


Steinbeck  : 

"Si seulement les gens apportaient autant d’amour, de soins, de précision, aux affaires internationales, à la politique ou même à leur travail qu’ils en apportent à la préparation d’un bal masqué, le monde marcherait sans heurts."

Tendre Jeudi chap. XXVII


Nabokov : 

"L’imagination n’est utile que quand elle est futile." 

"Fancy is fertile only when it is futile."

Gogol


Céline : 

"Tous les gens qui sont de l’autre siècle ont le droit de rabâcher !... et Dieu ! de se plaindre !... de trouver tout tocard et con !"

D'un Château l'autre


Valéry : 

"Les idées ne coûtent rien... C'est la forme. Mais il faut les saisir..."

Montherlant : 

"Certaines idées apparaissent à la conscience le temps qu'une carpe, par son saut, apparaît à la vue. Si on ne les harponne pas durant cet instant-là, elles se perdent à nouveau dans le non-être."


Bossuet : 

"On n’entend dans les funérailles que des paroles d’étonnement de ce que le mortel est mort."


Bloy : 

"Qu'est-ce que le suffrage universel ? C'est l'élection du père par les enfants."

Bloy :

"Je crois fermement que le Sport est le moyen le plus sûr de produire une génération d'infirmes et de crétins malfaisants."


Barbusse : 

"Chaque fois qu’on dit : oui, un non intervient, infiniment plus fort et plus vrai, monte et prend tout pour lui."

L'Enfer

 

Barbusse :  

"– Nous sommes ce qui demeure.  – Ce qui demeure ! Nous sommes au contraire ce qui passe. – Nous sommes ce qui voit passer."

L'Enfer


Giono : 

"La musique créait un monde sans politique."

Hussard


Balzac : 

"Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas."

Illusions perdues


Lurie : 

"Le mauvais goût [...] est le signe extérieur et visible d’une faille intérieure et spirituelle." 

Liaisons étrangères


Amiel : 

"De jour, la source rit et jase en la verdure, 

Mais, prête bien l'oreille, elle pleure la nuit."

 

Roth (Ph.) : 

"Vous voulez vous révolter contre la société. Je vais vous dire comment faire : écrivez bien [...]. Vous voulez une cause perdue à défendre ? Battez-vous pour le mot."


Eliade : 

"Si l’esprit utilise les images pour saisir la réalité ultime des choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste d’une manière contradictoire, et par conséquent ne saurait être exprimée par des concepts."

Images et symboles


Chateaubriand :

"Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m'arrive à l'égard des sociétés et des hommes. "

Mémoires d'outre-tombe



mardi 12 juillet 2022

Pensées pour moi-même (5)


Le classique est celui qui a des classiques.


Il suffit de confondre 'compromis' et 'compromission' pour passer de l’éthique de responsabilité au délire d’irresponsabilité.


À la manière d’Ambrose Bierce : "e-mail" : système informatique sophistiqué permettant de recevoir instantanément du monde entier quantité de messages inintéressants ou dangereux, système heureusement associé à une fonction permettant de les jeter sans les lire.


Amour-passion et amour-patience.


Lorca a été abattu par les franquistes ; si l'autre côté avait gagné, il aurait été abattu par les staliniens. 


"Pur et simple" : philosophiquement, c'est au moins une redondance, presque un pléonasme. 


Dans la photo de charme, la lumière sert la fille, dans la photo d'art la fille sert la lumière.


La société peut proposer l'absolu ou le relatif ; la religion ou les choses ; la consolation ou la consommation. Promettant les deux, le communisme ne pouvait qu'interdire les deux. 


Les grands esprits se rencontrent, mais pas à tous les coins de rue.


Dante a pour guide un Virgile ; Frédéric Moreau, des médiocres ; Ferdinand des abrutis et des fous. 


L'envie : le bonheur des uns fait le malheur des autres.


"Ingénue libertine" : oxymore, ou pléonasme ?


L'habitude nous habite.


L’as est seul.


Aux USA, le signe que le pauvre est au plus bas, c'est qu'on lui coupe le câble télé. Cela vérifie la phrase de Marx : les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes. 


Dum spero spiro. 


L'inconscient n'est pas caché, ni opaque ; il est transparent (ou trans-parent)


Nabokov, 'L'Exploit' (traduction)


         texte :     

         https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/07/nabokov-appel.html

Le titre français du roman, L'Exploit, est devenu canonique. Il me semble pourtant peu satisfaisant – de même que le titre anglais Glory. Je ne sais pas quelles sont les résonnances du titre original russe (Podvig), mais la tonalité d'ensemble du roman me suggèrerait fortement de traduire par La Prouesse (= entreprise chevaleresque déraisonnable, à signification plus symbolique que pratique). 


Dans ce passage : 

La traduction dit tétramètres iambiques au pluriel. C'est dommage, car il ne s'agit pas ici de la beauté des vers particuliers dits par Moon, mais de la beauté fascinante du tétramère iambique pouchkinien, porté au niveau d'une essence rythmique intrinsèquement associée à un puissant imaginaire. 

De mot dislodged signifie sans problème délogées. L'auteur étant très exigeant en matière de précision ornithologique, on ne peut substituer le geai, qui se trouve rimer très malencontreusement avec ce délogées. C'est donc ce dernier mot qui devrait être remplacé par un mot dont la moindre précision ne poserait pas de problème (abattues par exemple).

Toujours ce geai "flying from perch to perch" : "en passant d'un perchoir à un autre" ; pourquoi ce "en", qui est au moins inutile, sinon inapproprié. Il serait plus fluide (et même plus correct) de ne pas le mettre. Et aussi, pourquoi ne pas conserver le flying ? Certes, passant n'est pas mauvais, ni faux, mais puisque l'oiseau vole dans l'original, autant qu'il vole aussi dans la traduction. 

Donc, en résumé : "abattues par un geai volant d'un perchoir à l'autre"


Les Anglaises : "angular English" est probablement un effet voulu de sonorités ; pourquoi traduire par "maigrichonnes", alors que "anguleuses" a le double mérite de traduire de plus près et de conserver l'effet sonore ? De même façon que l'original "angular English", "anguleuses anglaises" apparaît comme l'esquisse d'une caricature : Anglaise et anguleuse "sont les mots qui vont très bien ensemble"... Avec en outre le soupçon d'un pléonasme, ou d'une étymologie sournoisement cruelle : peut-être est-ce leur silhouette anguleuse qui les a fait appeler Anglaises... 


Quant à blandishments, je ne sais si le mot anglais a les mêmes connotations désuètes, voire archaïsantes que le français blandices. En outre, en français, ce mot est souvent associé à la fadeur, au douceâtre. Séductions ou flatteries insisterait trop sur un seul aspect du sens. Appas serait franchement archaïsant et accentuerait le défaut de blandices. Une tournure plus neutre serait : de telles douceurs. Mais elle ne rendrait pas le caractère attractif. Donc, pour rendre ce caractère attractif tout en maintenant une discrète tonalité désuète, j'opterais pour de telles invites.



lundi 4 juillet 2022

Idéalistes (Bloy, De Gaulle, Emma B., Platon)


Celui qui se sent la mission de promouvoir un idéal est à la fois très orgueilleux (car il est le seul à dire la Vérité essentielle), et très humble (car il n'est que le serviteur de cette Vérité). Il est inévitablement méprisant pour les autres (qui ne veulent pas se soumettre à la Vérité), et profondément soucieux de leur destin (puisqu'il se consacre à les sauver malgré eux). 

D'où des ressemblances entre Léon Bloy et De Gaulle (le vociférateur de Dieu ; la voix de la France), surtout dans leur rapport exigeant (donc peu tendre) à autrui, à la foule. Quand on lui faisait l'aumône, Bloy disait : "Je ne vous remercie pas, je vous félicite" (je ne vous remercie pas de me rendre service ; je vous félicite de contribuer au salut de votre âme par l'aumône). De Gaulle aussi mettait bien de la distance entre la France et les Français, largement indignes de leur nom. Plus on se fait une haute idée de la France, plus on est tenté de trouver que les Français sont des veaux. 

Cette disparité est consubstantielle aux idéalismes, qui sont inévitablement des pessimismes. Plus l'idéal est grand, plus le réel est déficient. Emma Bovary ressentait un abîme entre son idéal romanesque et sa vie prosaïque. Platon est le saint patron de ces amertumes : si on commence par fixer ce qui devrait être, les hommes déçoivent, car on ne voit que leur carence. Après la condamnation de Socrate, Platon a dû se dire que les Athéniens étaient des veaux. 



Slavnikova nabokovise...


On a noté que le style de Slavnilkova dans le premier chapitre de 2017, est riche en tournures et en motifs à la Nabokov (surtout, ajouterais-je, le Nabokov qui s'inspire d'Olecha) : 

cf. Anne-Marie Jackson, CR de la traduction anglaise  

https://www-euppublishing-com.translate.goog/doi/full/10.3366/tal.2012.0078?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=op,sc

Le style de Slavnikova est parfois très évocateur de celui de Nabokov dans ses comparaisons et ses structures décalées. [traduction Google]


Pour ma part, j'irais plus loin ; j'y verrais presque un pastiche. Quelques échantillons du début (j'ai cessé ensuite le repérage car les exemples sont incessants) :

"Personne ne voyait rien, hormis le panneau à moitié effacé par le soleil où les annonces périmées s’effondraient avec fracas pour invoquer – dans une accumulation d’erreurs, avec pause sur la dernière – les noms et les numéros des trains nouvellement arrivés."

"Anfilogov lui adressa un geste d’invite impérieuse, ce qui fit émerger d’une manche kaki sa montre étincelante."

"le convoi n’était pas encore entré en gare, l’espace des rails et des câbles était vacant, comme la perspective d’une leçon de dessin."

"l’inconnue resta dehors ; une fente de lumière oblique entre les ombres des wagons, tel un fusil à la baïonnette aveuglante, visait la peau pâle de ses jambes jointes."

"Parfois, le train tremblait, un soubresaut pareil à un hoquet de surprise le parcourait tout entier"

Enfin : 

"À peine eut-il sauté par-dessus le marchepied de fer que le convoi poussiéreux frémit de soulagement et, répandant sur les traverses un reste de liquide d’entretien, longea lentement l’alignement des proches, dont il semblait compter les têtes. Lui emboîtant le pas, accélérant à sa suite, Krylov rejoignit l’inconnue, qui agita la main vers la fuite éperdue des vitres jusqu’au moment où jaillit la queue du dernier wagon, pareille au dos d’une carte à jouer."

[Ne croirait-on pas qu'il s'agit d'un paragraphe de Nabokov ?]


En outre, des thèmes très nabokoviens sont présents aussi dans le roman : les trains (c'est une spécialité russe), mais aussi les pierres précieuses, et l'inversion du sens du temps.


La lecture (de ce premier chapitre surtout) n'est pas commode. Elle se mérite. La phrase est souvent difficile à suivre, mais je doute qu'il faille attribuer cela à la traductrice ; l'original doit être assez enchevêtré.


Au passage, je note une formule bizarre et séduisante en français : "un tunnel perclus de courants d’air". Le sens de "perclus" est assez extensible au gré de celui qui l'emploi, mais cet emploi-ci est amusant (et bien dans l'ambiance du chapitre) puisque "perclus" signifie "paralysé, immobilisé, enfermé", à l'opposé donc des courants d'air. 



dimanche 3 juillet 2022

Pensées recueillies çà et là (15)


Comte : 

"On se lasse de penser, et même d’agir ; jamais on ne se lasse d’aimer, ni de le dire".


Brunschvicg (L.) : 

"... l'âme juste, celle qui ne dit jamais mon droit, mais le droit, qui est incapable de poser une règle où entre l'acception des personnes."


Benni : 

”La seule joie est celle des rescapés”. 

La Trace de l'ange


Levison  :

"Les gens croient que la confiance se mérite, mais en réalité croire ce qu’on vous dit est, chez les humains, une configuration par défaut. C’est la méfiance qui se mérite."

Ils savent tout de vous


Queneau :

"Le classique qui écrit sa tragédie en observant un certain nombre de règles qu'il connaît est plus libre que le poète qui écrit ce qui lui passe par la tête et qui est l'esclave d'autres règles qu'il ignore. " 

Le Voyage en Grèce


O'Connor :

"... dans le coin, le problème n’est pas de découvrir la vérité, mais de décider avec quel mensonge on vit le mieux.

Around here it is not a matter of finding the truth but of deciding which lie you live with better.

(Lettre, 1962)


Constant : 

”Le premier des intérêts, c'est d'être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur."


Constant

”Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée [...]”


Constant : 

”Lutter me fatigue. Plus de projets. Me coucher dans la barque et dormir au milieu de la tempête.”


Constant : 

”Les faits sont la partie la moins importante de nos douleurs.”


Boyle (William) :

"Ses dents étaient jaunes comme la moutarde qu’on sert dans les stades de base-ball."

Tout est brisé


Novalis : 

"Le frais regard de l'enfant est plus illimité que le pressentiment du voyant le plus pur."


Leibniz : 

"On ne sçauroit faire assez de reflexion sur toutes les choses pendant la chaleur de la conversation, à moins que de s’assujettir à des loix rigoureuses, ce qui seroit trop ennuyeux. Mais il est bien plus commode d’observer ces loix sur le papier."

lettre à Malebranche


Amiel : 

"Une erreur est d'autant plus dangereuse qu'elle contient plus de vérité"


Amiel : 

"La sensation peut être une prière/"


Renan : 

"Qu'une chose est éphémère, ce n'est pas une raison pour qu'elle soit vanité. Tout est éphémère mais l'éphémère est quelquefois divin". 

Dialogues philosophiques