vendredi 13 septembre 2019

Nabokov et la comparaison



Une des composantes principales de la lecture de fiction se nomme, depuis Coleridge, « suspension consentie de l'incrédulité » (willing suspension of disbelief). Autrement dit, on veut bien se laisser aller à ‘y croire’, à accommoder le cristallin mental sur l’histoire - et non sur le papier, l’encre, la phrase, ou l’auteur. 
Les interventions d’auteur sont donc à double tranchant dans la fiction classique. Quand l’auteur intervient en son nom propre, il peut confirmer de son autorité la véracité de son propos. Ces interventions manifestes peuvent soustraire le lecteur à l’hallucination à laquelle il s’est prêté. 
Mais on peut aussi sentir la présence de l’auteur dans la façon dont il s’exprime, les tournures, éventuellement les tics d’écriture. En cela, il ne parle pas, mais il s’exprime, il manifeste quelque chose de lui-même. Ici aussi, on peut prendre du recul et se dire : « tiens, il a choisi de le dire ainsi… », ou « c’est bien de lui ! ». L’impression de ‘nécessité’ ou, du moins, de ‘naturel’, d’’ allant de soi’ s’estompe au profit de la sensation d’un choix qui peut aller jusqu’à l’arbitraire À cet instant, c’est à l’auteur qu’on pense. Certains considèrent que l’élégance de l’écriture consiste à ne pas être remarquée ; l’auteur, présent partout, n’est visible nulle part. D’autres s’imposent, jusqu’à la caricature. La moindre phrase de Huysmans fait apparaître sa silhouette (jadis, on eût dit : sa main).
Nabokov est présent et visible partout. Sa façon d’écrire, si singulière, souvent bizarre, inattendue, empêche le lecteur de se laisser fasciner naïvement par l’intrigue en le ramenant toujours dans l’atelier et le cerveau de l’auteur. Ceci se voit, entre autres, dans ses comparaisons. Si un auteur utilise une comparaison habituelle, prévisible, il ne laisse presque rien paraître de lui-même. Au contraire, les comparaisons nabokoviennes éclatent par leur inattendu, leur subjectivité, voire leur arbitraire (apparent). On sent qu’elles ont été choisies, élues par quelqu’un qui ne ressemble pas à tout le monde, qui veut ne ressembler à personne. Ceci est encore plus net si la comparaison est prise hors-contexte (hors-diégèse, comme on dirait dans un traité de narratologie). Dire qu’un paysan est planté sur le sol, « comme un chêne », cela va de soi : c’est le contexte, la situation qui inclinent d’eux-mêmes ; on ne sent pas le choix, le délibéré, donc la personnalité de l’auteur. Avec Nabokov au contraire, chaque comparaison est une estampille, une signature - une marque de propriété. 
Par exemple, à la fin de la nouvelle Retrouvailles, le personnage qui a cherché en vain dans sa mémoire le nom d’un chien sent que ce nom est en train de lui revenir : 
« Soudain, il s'arrêta net. Quelque part au fond de sa mémoire, il y eut une sorte de léger remous, comme si quelque chose de très petit s'était éveillé et commençait à bouger. Le mot était encore invisible, mais son ombre, comme sortie de derrière un coin, commençait à apparaître et il eut envie de poser le pied sur cette ombre pour l'empêcher de se retirer et de disparaître à nouveau. Hélas, c'était trop tard. Tout s'évanouit, mais, à l'instant même où son cerveau relâchait ses efforts, la chose frémit à nouveau, de manière plus perceptible cette fois, et, telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille, il vit apparaître, silencieusement, mystérieusement, à pas légers, le corpuscule vivant d'un mot… »
On admire la façon dont la comparaison, à mesure que le mot affleure à la conscience du personnage, se construit peu à peu, prend consistance, passe d’une généralité abstraite sournoisement teintée de l’image à venir, depuis « une sorte de léger remous » qui est à peine une comparaison, puis, par gradations, jusqu’à la détermination finale : « telle une souris sortant de son trou quand la pièce est tranquille. » L’image est à la fois complète, amenée, parfaite, et pourtant surprenante. Elle décrit avec une délicieuse vivacité le mécanisme mental de la remémoration (qui se produit quand on ne cherche plus). 
Nabokov s’amuse parfois en revanche à des comparaisons incongrues, cocasses. Après des funérailles, le personnage entame de graves méditations, qui tournent court au profit d’un monde visible immédiatement soumis à une transposition burlesque :
Le Don, chap. 5, p. 329-330 : « Il essaya de penser à la mort, mais, au lieu de cela, il se fit la réflexion que le ciel tendre, bordé d'un côté par un long nuage comme un liseré de gras pâle et tendre, aurait ressemblé à une tranche de jambon si le bleu avait été rose. » 
[« He tried to think about death, but reflected instead that the soft sky, edged on one side with a long cloud like a pale and tender border of fat, would have resembled a slice of ham had the blue been pink.  »]
La comparaison est pour le moins externe (« hors-diégèse »). Boris Vian se fera une spécialité de ces rapprochements incongrus qui enrichissent moins la vision du réel qu’elles ne marquent  l’arbitraire de la fantaisie. 
L’autorité de l’auteur peut s’exprimer selon des modalités diverses. Autorité classique, ou rationaliste : l’auteur a raison, et invite à le suivre. Autorité romantique : l’auteur a des passions, des imaginations, et invite à les partager. Autorité moderne : l’auteur a des fantaisies, des lubies, une idiosyncrasie, et invite à entrer en connivence ludique avec elles. Avec Nabokov, l’omniprésence de l’auteur est moins romantique (affective) que moderne (thématique et/ou formelle). On lit certes une histoire, mais, avant tout, on lit « du Nabokov. »