mardi 16 août 2022

Sciascia : la clé est sur la porte


Longtemps, l'ouverture d'un opéra a été une musique quelconque placée avant l'action chantée, sans rapport réel avec celle-ci. C'était, au sens précis du mot, un "hors-d'œuvre" (ex-ergon). Puis avec Glück (Iphigénie en Aulide) et surtout avec Mozart (Cosí fan tutte), cette ouverture entretient avec l'opéra un rapport subtil de microcosme à macrocosme ; un résumé allusif qu'on ne saisit comme tel qu'une fois l'action déployée dans toute son ampleur. 

En littérature, l'incipit peut jouer ce rôle en donnant une clé de lecture dont la pertinence apparaîtra rétrospectivement. Exemple éminent (et record absolu) : en deux lettres ("Ça"), Céline propose un pacte de lecture, pacte stylistique (non-conventionnel) et indication de contenu (populaire). Toute l'œuvre de Céline y est concentrée, ton et action. 

De même, on trouve aussi (avec admiration) un résumé de toute l'œuvre (et de toute l'action politique) de Sciascia dans la première ligne, au premier regard très anodine, de son premier vrai roman Le Jour de la chouette :

L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

traduction Bertrand et Fusco (GF) : "L’autobus allait partir ; il grondait sourdement avec de brusques toussotements, de brusques hoquets."

C'est simple, c'est même banal (ce qui d'ailleurs ne veut pas dire aisé à traduire, cf. infra). Cela semble sans conséquence. Mais regardons-y de plus près. Le moteur tourne, ronfle, gronde ; il crée un fond assez neutre, une rumeur assez régulière. Mais cette uniformité est rompue par des incidents, des toussotements, des éraflures du temps, comme une respiration régulière est interrompue par une apnée du sommeil : raclement de gorge, puis hoquet. "Hoquets" est le mot que choisit (légitimement) la traduction Bertrand et Fusco pour rendre "singulti". Mais ce mot peut aussi désigner, comme l'étymologie le laisse entendre, entrevoir, un sanglot. 

https://fr.wiktionary.org/wiki/singultus#:~:text=Sanglot%2C%20hoquet%20des%20personnes%20qui%20pleurent.&text=Gloussement%2C%20croassement%2C%20gargouillement.

On a donc le calme, puis l'incident, puis le sanglot. La transposition se fait toute seule : la Sicile dort, ne demande qu'à dormir éternellement (cf. Le Guépard). Mais, un bruit soudain déchire le bruit de fond, un coup de fusil par exemple (un tir de lupara) ; puis le sanglot de la veuve ; puis le presque silence, et puis ça recommence, indéfiniment. Tout y est, y compris cette apparente tranquillité qui est en fait le silence mortifère de l'omertá. 

Si on s'en tient à la traduction de "singulti" par "hoquets", on peut voir dans l'incipit une personnification de l'autobus en mauvais état (comme aime à faire Nabokov par exemple, pour les trains russes dont les freins soupirent de soulagement), avec son moteur qui ne tourne pas très rond - illustration habile de la pauvreté sicilienne. Mais le sommeil agité de sursauts, de cauchemars, de sanglots, cela donne une tout autre dimension (tragique) à cette petite phrase anodine.


L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

Le problème de traduction, c'est que la position de l'adjectif (improvvisi) en italien ne peut être rendue en français sans donner une tonalité littéraire affectée, hors de propos :

avec de brusques toussotements et hoquets.

... ça ne marche pas du tout. 

Dans la version publiée, on répète brusque, ce qui est un peu insistant. 

Ou alors on modifie un peu la phrase : 

"il grondait sourdement avec soudain des toussotements et des hoquets." 

("soudain" peut être soit adjectif, soit adverbe ; en le faisant adverbe, on gomme l'affectation qu'il aurait en tant qu'adjectif commun antéposé)

Si l'on veut aiguiller le lecteur vers la personnification et l'analogie micro-macrocosmique, on peut tenter : 

il grondait sourdement avec soudain des raclements et des sanglots."

ou, plus libre :

il grondait sourdement avec, soudain, raclements et sanglots."


 Faut-il se plaindre qu'il n'y ait pas de traduction pleinement satisfaisante ? Cette phrase est si riche qu'il y a un plaisir spécial à la dorloter, la déguster, la faire tourner et miroiter entre sens propre, sens figuré et sens allégorique

"comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables."