mercredi 20 octobre 2021

Corot et les deux ponts de Narni


Le jeune Corot, en Italie, fait une assez petite étude de paysage, puis en tire un tableau de plus grande dimension, qu'il envoie à Paris pour le Salon. Actuellement, bien des amateurs préfèrent l'ébauche à l'œuvre achevée. 

Le grand spécialiste Peter Galassi aborde clairement le problème posé par ce changement de point de vue.  On peut voir les œuvres aux adresses ci-dessous. Je recopie ensuite le passage de Galassi, et m'autorise quelques remarques. 


étude (1826) (48 x 24) (bref article Wikipedia)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Pont_de_Narni


version de concours (1827) (93 x 68)  : 

https://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2013/11/1827-Corot-Pont-de-Narni-Salon1.jpg


page très documentée : 

https://artifexinopere.com/blog/interpr/peintres/corot/1-ponts-de-narni-vue-plongeante/



Galassi (Peter), Corot en Italie, traduction Jeanne Bouniort Gallimard 1996 [éd. orig. 1991] p. 167-168 :

"Corot a emprunté un autre motif aux védutistes pour une étude du pont d'Auguste à Narni, peinte à l'automne 1826. Puis il s'est servi de cette oeuvre pour l'un des deux tableaux qu'il a exécutés en vue du Salon de 1827 au cours de l'hiver. Il a élaboré sa composition au fil de dessins préparatoires dont deux sont parvenus jusqu'à nous : l'un montre un détail de la partie gauche du tableau, l'autre est une esquisse d'ensemble. La transformation de l'étude en un tableau d'exposition fournit le prétexte de l'éternelle litanie des auteurs modernes à propos de Corot : le peintre a ajouté un repoussoir conventionnel dans l'angle inférieur droit, il a élargi et aplati la rive gauche pour offrir un décor à l'inévitable scène pastorale, il a introduit en plus un écran d'arbres, un bosquet dense et ailleurs deux pins parasols qui se découpent sur l'horizon, et il a dompté l'ardeur de ses coups de pinceau, troquant la facture exubérante de l'étude contre une manière plus uniforme. Bref, il a renoncé, paraît-il, à la spontanéité de l'étude initiale pour se couler dans un moule artificiel hérité de Lorrain et conçu pour répondre aux critères de l'art public. 

Ce discours laisse entendre que Corot, comme le spectateur moderne, préférerait l'étude au tableau et n'a préparé ce dernier que pour satisfaire aux exigences d'un goût qu'il ne partageait pas. C'est là une idée incompatible avec tout ce que nous savons de la formation et des conceptions de Corot, sans parler de l'environnement communautaire où il travaillait. Elle souligne la différence entre deux oeuvres au détriment de similitudes tout aussi importantes. Or le tableau d'exposition n'est pas une création purement artificielle. C'est un prolongement légitime de l'étude, où l'on retrouve beaucoup de caractéristiques de cette dernière. Et ce, parce que l'étude elle-même était déjà une composition classique impeccable, avec ses coulisses équilibrées, son monument au second plan, et sa perspective centrale conduisant le regard dans  les lointains. Même des détails aussi accessoires que l'ombre du pont et les accents de lumière s'harmonisent avec l'ensemble. Corot éprouvait une admiration si profonde pour Claude Lorrain et Nicolas Poussin, il comprenait si bien leur ceuvre que, d'emblée, il a envisagé la nature dans leur optique. Loin de chercher à se dégager des principes néo-classiques, il s'en est imprégné au point de les laisser déterminer chaque aspect de son oeuvre."



Les arguments de Peter Galassi sont ceux d'un grand connaisseur. Mais il me semble qu'on pourrait non le contester, mais y ajouter deux remarques, la première de poïétique (production, point de vue du créateur), la seconde d'esthétique (point de vue du spectateur). 


1) Au moment du pont de Narni, Corot avait 30 ans, et il est mort à 78 ans. Son évolution ultérieure se fait, entre autres  aspects, dans le sens d'un certain non-finito. Par exemple, la "Femme à la fleur jaune", [Donna con il fiore] de Milan, est un tableau très peu "fini". Mais il est signé, ce qui, dans le cas particulier de Corot, le rendrait presque suspect... Je ne dispose pas de documentation sur ce tableau ; j'ignore en particulier sa date. On peut le voir à cette page :

https://twitter.com/albertopetro2/status/1237343282746789890/photo/1


2) L'émotion esthétique a beaucoup changé en deux siècles, et notre échelle de valeurs n'est plus la même. Nous voyons une préfiguration de Cézanne là où on voyait un travail préparatoire. Et le tableau travaillé pour le Salon nous paraît froid. Doit-on, quand on goûte une œuvre, suivre le goût de l'artiste (pour autant qu'on puisse le connaître) et celui de l'époque de sa première réception ? L'artiste est-il le mieux placé pour orienter notre regard ? Voltaire pensait passer à la postérité par ses tragédies, et n'accordait pas grande valeur à Candide. Ou, plus proche de Corot, Ingres n'aimait guère ses portraits et se sentait voué à grande la peinture d'histoire. Ou bien faut-il assumer que (c'est le cas de le dire) bien de l'eau a passé sous les ponts, et qu'il est légitime de voir l'œuvre à travers notre filtre, dont nous ne pouvons nous défaire. Parallèlement, en musique, on peut jouer sur instruments anciens, vêtir les interprètes en culotte à la française, on ne pourra empêcher que le répertoire interne des auditeurs contient Wagner et Stravinsky. 

L'étude de Galassi nous épargne d'affirmer que Corot se sentait au cœur du sujet dans l'ébauche et se sentait tâcheron dans le tableau fini, attitude qui ne sera effective qu'après l'époque de Zola et Huysmans. 




Guérison par les Dieux


Le philosophe grec Épicure et son disciple latin Lucrèce voyaient l'origine de la religion dans la psychologie humaine. Devant un événement anormal ou dangereux, rien n'est plus angoissant que l'absence de toute explication. Comme les hommes d'autrefois avaient très peu de compétence scientifique ils devaient donc, pour combler cette angoissante béance, recourir à un expédient quelconque. N'importe quelle explication, si fumeuse, si absurde qu'elle fût, valait mieux qu'une absence d'explication. L'angoisse y trouvait au moins un point de fixation, une sorte de localisation, donc une limitation. D'autant que l'hypothèse d'une intervention divine offrait de beaux avantages. Les dieux en question, supposés à l'origine de nos maux et de tous les événements funestes, étaient d'une nature très étrangère à la nôtre : leurs actions pouvaient donc nous sembler absurdes sans que ce fût motif à critiquer de telles interprétations. Et leur statut supérieur des puissances divines leur permettait aussi de changer d'avis à tout instant : la contradiction faisait partie du programme. C'est pourquoi on a pu dire de la religion qu'elle était "l'asile de l'ignorance". Quand un fait nous laisse courts, nous pouvons toujours renvoyer aux dieux et au mystère de leurs volontés parfois perverses et toujours incohérentes pour nos chétifs esprits.  

En va-t-il autrement, de nos jours, quand nous présentons à un médecin des maux qu'il ne parvient pas à cerner, dont l'origine, la nature, lui échappent ? ou qui, simplement, demanderaient une attention à leur singularité, donc un effort, et du temps... Il nous renvoie à notre psychisme comme à une divinité obscure, interne cette fois et non plus située dans des mondes lointains. Le "facteur psy" est un commode asile de l'ignorance, une façon de botter en touche, de se débarrasser du patient en le refilant à un psy qui le lanternera assez longtemps, espère-t-on, pour qu'une rémission spontanée d'origine indéfinie vienne faire croire à l'efficacité d'une thérapeutique supposée universelle. 

"Quand on ne comprend pas, on dit que c'est nerveux" (Labiche, La Poudre aux yeux)


en appendice :

Queneau évoque le livre du Dr Carson, sur la difficulté des patients à décrire leurs symptômes. Certes. Mais 50 ans après, on pourrait aussi se poser la question inverse : un patient qui décrit ses symptômes avec précision, vocabulaire, nuances, et qui sent bien que le médecin peu lettré en face de lui ne comprend rien à ce langage trop élaboré pour lui. Le regard du médecin... vide, ennuyé, agressif, qui en veut à son patient de lui faire perdre son temps à ces foutaises, et qui lui coupe bien vite la parole pour prescrire une batterie d'analyses standard. 



Philosophie et patins d'appartement


Jadis, à la radio, un "philosophe", invité attitré des média les moins exigeants, racontait (en substance) ceci : "étant étudiant, ou lycéen, j'avais un prof de philo que j'admirais beaucoup. Un jour, avec quelques camarades, nous avons eu l'honneur d'être invités chez lui. Et nous avons vu que, pour obéir à sa femme, il marchait sur des patins. Cette soumission l'a complètement déconsidéré à mes yeux, toute mon admiration s'est évanouie". 

Cela indique clairement que cette admiration ne portait pas sur une pensée, mais sur une image. Et le fait que le penseur largement adulte ne se fait nulle critique rétrospective montre qu'il n'a guère changé. C'était, c'est encore l'admiration pour une allure, un style, une apparence - pour ce qui se voit sur la scène de la classe ou sur le plateau de télévision. Ce penseur médiatique (oxymore) nous dit en somme : un vrai penseur, ce n'est pas celui qui a des exigences intellectuelles ; c'est celui qui ne met pas de patins, celui qui a une posture de penseur, de rebelle, etc.  Une telle conception serait excusable venant d'un couillon lambda qui n'a jamais lu ce que dit Hegel sur le grand homme vu par son valet de chambre, ni entendu parler du Contre Sainte-Beuve de Proust, ni du Monsieur Teste de Valéry, ni du Chevalier de la Foi de Kierkegaard. Mais venant d'un homme qui, on peut l'espérer, a lu tout cela puisqu'il est professeur de faculté... Cette anecdote ainsi rapportée montre que ledit penseur est un homme de média ; un sainte-Beuve de la pensée, une pipelette de la philosophie, qui voit les grands homme du point de vue de leur valet de chambre. Un couillon lambda, mais très prétentieux et, pire que tout, influent.