lundi 15 juillet 2019

Nabokov n’est pas Agueev, sauf…



La cause est entendue : ce n’est pas Nabokov qui a écrit Roman avec cocaïne. La critique externe, historique semble le montrer définitivement. En revanche, l’argument avancé par Véra comme quoi Nabokov ne parlait pas de drogue n’est qu’à moitié convaincant : il suffit de lire A Matter of chance. 
Certes, plusieurs points font songer à Nabokov : 
- la focalisation sur un personnage sombre, d’une méchanceté opaque ; 
- l’impression d’un monde semi-irréel, 
- le lycée russe de la fin de l’empire, 
Mais de longs topos psychologisants (chap. VI) sont ce que Nabokov détestait chez Dostoïevski. 

Du point de vue de la critique interne, on trouve bien des thèmes et des procédés littéraires qui sonnent « nabokovien » ; mais ceux-ci se trouvent aussi chez bon nombre d’auteurs historiquement et géographiquement voisins, que Nabokov les mentionne ou non parmi les écrivains qu’il apprécie. Des formules, des paragraphes, pourraient se lire sous la plume d’Ilf et Petrov, de Boulgakov, ou d’Oliécha. 
Par exemple : 
« L’escalier est parcouru. Dans la salle de réfectoire du sous-sol le pied s’adapte au glissement sur le carrelage d’un blanc bleuté. La dernière fenêtre frôle les yeux de son morceau de soleil, et aussitôt c’est la sombre humidité du vestiaire. » 
« D’abord, dans la fente de la porte à peine poussée, un œil apeuré me regarda  avec inquiétude, puis la porte s’ouvrit largement et insolemment et ce qui entra dans la chambre avec une résolution scandaleuse fut un pyjama d’homme, au col retourné autour de l’adorable tête d’une femme. »
« Ayant poussé la porte à tambour où, dans le verre de cristal, la maison voisine roula en vibrant, j’entrai et traversai le hall. » 

Néanmoins, un passage et un seul me laisse vraiment perplexe. Pendant quelques lignes, j’ai l’impression de lire du Nabokov ; ou même une sorte de parodie (très réussie) de Nabokov. Comme si Vladimir Vladimirovitch passant du côté du Bosphore, avait, en douce, écrit une page, et s’était éclipsé :

(début du chap. IV) « Vers le soir la pluie s’arrêta, mais les trottoirs et l’asphalte étaient encore mouillés, les réverbères s’y reflétaient comme dans des lacs noirs. Les candélabres gigantesques des deux côtés d’un Gogol de granit bourdonnaient doucement. Cependant, leurs boules laiteuses, dans la résille de leur monture, suspendues au sommet de ces mâts de fonte,  éclairaient mal en bas, et ce n’est que çà et là , dans les tas noirs des feuillages mouillés, que clignotaient leurs pièces d’or. Une goutte de pluie se détacha du nez pointu, du nez en pierre, accrocha en tombant la lueur du réverbère, s’alluma de bleu et s’éteignit aussitôt. »