lundi 29 juillet 2019

Musique / romantisme



  Quand Descartes publie sur la musique (Abrégé de musique), c’est de la physique, de l’acoustique. Quand il fait de la critique musicale (lettre à Bannius), il s’agit uniquement de vérifier la concordance entre la musique et les paroles ; ou plus exactement de vérifier que la musique ‘colle’ bien aux paroles. Avec tout son siècle et presque tout le suivant, Descartes considère que ce sont les paroles qui commandent, que c’est le sens qui est l’essentiel, et que les notes doivent se calquer sur lui, augmenter son expressivité. Le Maître de musique dit comme une évidence à Monsieur Jourdain : « Il faut, Monsieur, que l’air soit accommodé aux paroles ». 
  Les XVII° et XVIII° siècles sont ceux de la raison, même si la raison change de statut entre les deux. Durant cette longue époque, on conçoit la musique comme principalement vocale. Si la musique est instrumentale, elle doit servit la danse. Elle doit donc toujours servir ; soit les mouvements de l’âme (les affects), soit ceux du corps (les pas). On songe à l’exlamation prêtée à Fontenelle : « Sonate, que me veux-tu ? » Écouter, assis dans un salon, de la musique instrumentale, cela n’a aucun sens, cela agace car la musique n’a pas d’autonomie ; elle a vocation à se calquer sur autre chose, illustrer autre chose, soutenir autre chose. Par elle-même, elle n’est pas pure, mais indéfinie, vague, indécise, gratuite, arbitraire. Elle manque de lest, de centre de gravité ou d’intelligibilité. La musique purement instrumentale est perçue comme le sera la peinture non-figurative ; et en effet, la musique sans texte, sans mots, est non-figurative. Imprécision, indécision sont des tares tant au siècle du Roi-soleil qu’au siècle des Lumières. 
  Tout s’inverse avec le romantisme, sous la bannière du « vague des passions ». L’imprécision devient vertu, et la musique instrumentale, libérée d’un sens trop défini, laisse libre cours à la rêverie, aux pensées errantes, au Wandern et à la Sehnsucht. On ne sait trop ce qu’on veut, et on en trouve l’illustration dans cette musique qui ne sait ce qu’elle nous demande. Elle est l’analogue d’une rêverie sans fin, sans fond, sans thème déterminé ; un mal délicieux, sans nature et sans remède. Miroir ou aliment des affects, son caractère vague,  inefficace sur la raison, devient puissant sur les passions. Dans sa caractérisation du ‘moderne’ (qui peut, comme ici, valoir pour le ‘romantique’) Hugo Friedrich mettait en bonne place la « transcendance vide ». Le romantique aspire à un Dahin ! aussi puissant et indéterminé que la musique.  

  Ce flou romantique connut plusieurs avatars. 
1. Cette promotion du non-rationnel pouvait devenir un culte de l’irrationnel, voire de l’anti-rationnel. L’indécis de la Sehnsucht pouvait en arriver à la fusion et la confusion dionysiaques. En s’autonomisant, la musique risquait de sombrer ; aussi faut-il non pas la brider par des concepts mais compenser sa puissance par la clarté de la Forme apollinienne.
2. L’indécision sera une des dimensions principales de la poétique d’un Verlaine, continuateur assez fidèle de cette composante du romantisme. « De la musique avant toute chose … Rien de plus cher que la chanson grise Où l'Indécis au Précis se joint. » Vertus de l’mprécision, force de la suggestion, de l’insinuation.
3. Mallarmé enfin : la musique devient modèle de pureté. Il s’agit, selon la formule de Valéry, de « reprendre à la Musique son bien », non plus par le flou, mais au contraire par la pureté du vide, de l’absence. Les mots en disent toujours trop. Mallarmé, toujours selon Valéry, sortait des concerts « plein d’une sublime jalousie ». Et Valéry lui-même, à propos de Mozart, consomme le renversement par rapport à Fontenelle : « Ne rien dire, et le dire si bien… »