dimanche 16 janvier 2022

Céline : bouches [textes 4 : Féerie, Château, Nord, Rigodon]

 

Féerie pour une autre fois


Vous arrivez vous, fariné, constater le pendu... vous le trouvez la tête du double, triple, noire, violette !... et dans la bouche comme un bras, enfoncé... rouge ! verte ! sa langue qui lui pend !... la grosseur !... 

 *

– Léon ! Mon bras ! Jean ! Émilienne ! Mon genou ! Arthur ! ooah ! rrrrou !...

Un seul corps plein de pieds, plein de mains... ça fait qu'un corps, plein de bouches qui hurlent.

 *

il orientait tout ! et voilà !... et la langue de feu !... les charges sur charges ! la langue le ravalait pas ! pourtant elle lapait plein d'avions au-dessus ! au vol ! en plein vol... comme des mouches !... la langue ! des essaims d'avions ! elle ravalait tout dans la bouche... la crevasse du ciel... et pas le Jules ! oui ou non, fantasmagorique ? une fois cette grande langue rengloutie ! dans le trou du ciel !

 *

on vous chérit tous les organes, on vous ensirope miel d'amour, y a pas assez de douceurs de fesses, de bouches, de cœurs, d'épithètes telles rafignolées, pour ce que vous valez comme précieux

 *

Le Cléot-Depastre qui revit !... j'y étais entré dans la bouche à deux mains... sa tête sort de sous la table... il m'appelle...

 *

ils me le crient assez : « Docteur ! docteur ! » ils essayent en attendant de lui faire entrouvrir la bouche... [etc]

 *

elle est plus qu'un caillot sa tête ! son turban a gonflé encore !... de sang !... un pâté de sang toute sa tête !... juste qu'un petit trou pour la bouche !... il ronfle par ce trou... il ronfle !...

 *

on lui voit plus du tout les yeux... qu'un trou pour la bouche !... dans son caillot de tête un trou !... il grogne par là... il respire par là... il grogne plus fort que Piram !

 *

plus fort que moi ! comme je l'ai là contre ma figure, son gros caillot me bouche la bouche ! j'étouffe ! et c'est lui qui se plaint !

 *

je peux plus tenir !... toute ma bouche pèle !... sûrement le gosier encore plus rêche que ceux qu'ont bu !... la vraie gigite* !... je me vois la langue grossie énorme en flammes !...


*gigite = agitation + bléno + maladie de la peau, qui se délite [évocation de "gingivite" ?]




D'un Château l'autre


déjà le Loukoum, sa bouche en corolle y prête !... sa molle tortueuse... telle qu’il émet plus que des vuâââ ! wâââ !... cloaque profus de bouche !... il sera chouette d’une oreille à l’autre !"

 *

et le Loukoum pleurard !... son Loukoum ! avec !... avec !... son châtreur-maison ! goulu, le monstre ! bouche de limace, féroce à la merde, laisse rien !

 *

je l’ai traité de fiote, enculdosse, et plus ! qu’il avait la bouche incestueuse, etc...

 *

vous nous devez des sommes énormes et vous n’avez plus aucune verve !... avez-vous honte ? quand Loukoum dit verve vous entendez une drôle de chose... tellement il a la bouche lourde grasse... l’âge ! et aussi que les mots lui sortent comme moulés... la diction « cloaque »... qu’ils lui sortent par sorte d’à- coups mous

 *

le fusil de chasse dans la bouche ! enfoncé, profond !... et pfanng !... vous vous éclatez le cinéma !...

 *

qu’il était temps que les noirs arrivent, la scalpent ! lui coupent le bouton !... qu’elle se tairait, après!... qu’après... que le plus chouette restait à voir ! oui, nous aussi !... tout le truc dans la bouche !... qu’on parlerait plus !...

 *

il avait son compte, l’abattu !... par l’orifice de la balle un jet de sang du dos... par pulsations... et par la bouche, glouglous de sang...

 *

Mais pour le minois, pardon !... du Rochechouart et « dessous de métro »... la bouche pulpeuse-avaleuse, encore peut-être pire que Loukoum !... la bouche à avaler le trottoir, l’édicule et tous les clients, et leurs organes et les croûtons !...

 *

yeux bleu poupée !... les pommettes faites... très roses, pastel !... voilà la personne ! la bouche en sourire de poupée... mutine, avenante...

 *

sa figure... elle a un côté bien figé... l’hémi-face droite... un coin de la bouche qui se relève plus... comme Thorez...



Nord


plus de semi‑bas de soie, faux nichons, soupirs et moustaches, Roméos, Camélias, Cocus… non !… du Stalingrad !… tombereaux de têtes coupées ! héros, verges en bouche ! 

 *

pas tellement exorbitant de vous représenter les veuves de guerre en pleine cure, suralimentation par tartes, petits fours, feuilletés aux fraises… cafetières de chocolat crémeux… pas difficile ! toutes les bouches pleines, dégoulinantes…

 *

des yeux, des calots qui ressortent ; presque du « Basedow »… et plus de joues du tout !… des bouches flasques, comme de noyés… tous les trois !

 *

même pas à rentrer en France nous faire finir Villa Saïd, les organes en bouche, nous prouver que nous avions eu tort

 *

et qu'il avait la bouche baveuse, et qu'il se trémoussait

 *

 il lui vient au coin de la bouche après chaque phrase comme un petit tic… ainsi : mgü ! mgü ! assez douloureux… et puis tout de suite un sourire…

 *

il peut pas articuler il lui vient avec la bave plein de sang, par le nez, la bouche, à gros grommelots… le Rittmeister hoque… hoque… veut nous parler…

 *

Il y va… il tâte, il extirpe… c'est un « vulnéraire » qu'il amène… on goûte… les dames en avalent tant d'un coup qu'elles s'emportent la bouche… ouaah ! 



Rigodon


poumon ?... emphysème ?... peut-être ?... la bouche ?... plus que trois chicots... il s'en plaint pas...


[presque rien donc dans ce roman, sinon la mention répétée du sang dans la bouche du narrateur, suite à la fameuse "brique"]



Céline : bouches [textes 3 : Guignol's Band]

 

Guignol's Band


Comme ça coule de la blessure !... comme ça dégouline !... Toutes les mômes se penchent pour mieux voir... Comment ça lui fait ? deux lèvres comme une bouche !... en plein dans la fesse... et que ça saigne !... 

 *

le ménestrel... avec ses claquettes, ses bruits de bouche, le barbouillé du floaf ! floaf !..

 *

Il lui remonte plein de gros gromelots... plein la bouche... Il fait l'effort... C'est le soulagement !

 *

j'ai couché moi avec des chevaux ! j'ai mangé avec ! j'ai mangé leurs crottes de chevaux ! que j'en ai encore plein la bouche !

 *

Il lui en fourre des pleins raviers !... du saucisson... de la rillette ! encore ! et encore ! il lui en empile plein la bouche... L'autre il se lasse pas... il en redemande..

 *

Attention ! voyons ! Tenez-vous ! Vous êtes pas dans votre corps de garde ! Vous faites un bruit avec votre bouche ! Pas tout à la fois ! Découpez votre viande !

 *

Il croque à pleines dents comme un âne... Il fait un bruit avec sa bouche... il mâche trois trognons coup sur coup... Et puis il attaque le jambon... comme ça du manche... il mord en plein ! Un ogre !... 

 *

Le Sosthène qu'était tout bleu de bosses, qu'en avait plein le dessus de la tête en plus de ses estafilades et la bouche toute rouge de caillots.

 *

je leur passais par derrière la tête et je les assommais tour à tour... à grands coups de bâton sur la bouche ! et toc ! 

 *

Je le stimulais moi par tictacs... mes crépitants grelins de baguette... et puis mes bruits de bouche aussi ! Tchouo ! Tchouo !... la chatte en colère... ... et l'imitation toupie folle brrroû ! le tremblotement rotatif ronflant fulmineur zz ! zz ! zz ! zz ! 

 *

je lui trichais rien... mes bruits de bouche qu'étaient pas fameux... 

 *

il crisse c'est son rire... ses mâchoires crispent râpent... entrechoquent... une vieille pendule dans sa bouche... c'est sa rigolade... 

 *

il faut qu'on se rapproche de sa bouche... ça c'est dégueulasse encore... il veut nous parler tout contre. 

 *

Moi j'avais presque rien touché, j'avais trop l'odeur plein la bouche...

 *

Ah ! d'un seul coup j'aperçois le nègre... il est tout noir sous la lumière... je vois sa bouche, son four, ses grandes dents...

 *

ils souffrent s'étreignent, ils se cajolent, comme ça toujours chaloupant, ils se sucent les bouches avec plein de bruits, je vais dire mieux c'est une saturnale..

 *

Du poulet d'abord ! du poulet ! du caviar ! » J'écarte leur sale coupe !... manœuvre ultime... suprême sang-froid ! Je ne veux boire que la bouche pleine... et tout bien recracher là vlan ! 

 *

elles me reculbutent me forcent à terre, elles me rechevauchent la bouche le nez, faut que je les tète positif 

 *

Elle est toute tendre... toute mignonne !... son souffle... son souffle d'ange dans ma bouche... Elle me donne sa bouche... « Mon trésor !... » C'est elle qui m'embrasse... je prends ses lèvres.... « Ma poupée !... Ma vie !... »

 *

Je sens qu'elle m'embrasse !... qu'elle me tète la bouche..

 *

une grimace horrible !... la bouche qui lui remontait aux yeux !... tellement tordue... convulsionnée !.

*

Il se reconvulse alors horrible... encore dix fois davantage ! Je l'ai remis qu'on dirait en ardeur !... juste avec mon petit compliment... Il se convulse... révulse courbé arrière tellement contorsionné de force qu'il forme comme un vrai O de tout le corps !... Il se rattrape les pieds dans la bouche, comme ça par l'arrière... Il se mord les talons !..

 *

elle m'imitait moi l'abruti comment que je pendais de la bouche.

 *

Il a de la bouillie plein la bouche, du sang, des cheveux, des dents, de la bave... Il crache tout ça peu à peu sur les gens partout autour. Personne s'aperçoit. Il veut me parler, il dégueule. Il me recouvre de chocolat.

 *

Il saignait tellement du tarin, de ses yeux en compote, que ça lui dégoulinait partout, il en avait plein la bouche, il déconnait dans les caillots, il aspergeait les voisins... son veston par-devant tout rouge... 

 *

Il avait perdu trois dents, ça lui faisait un trou dans la bouche. 

 *

Tout de suite la passion la saisit, elle en a la bouche toute tordue, l'œil gauche qui lui remonte dans les cheveux, tellement elle se donne au complet. 

 *

elle met ses peignes dans la bouche pour se faire des longues dents... toutes vertes... elle veut qu'on voye sa danse du ventre.

 *

 il roule des calots... Boum ! Boum ! Il fait peur aux filles avec sa grosse bouche...

 *

« Ça parle anglais ! ça connaît tout ! ça connaît dalle ! ça connaît pas la convictchioûn !... CONVICTCHIOÛN ! » Il s'en foutait plein la bouche... Il prononçait majuscule... comme ça ! CONVICTCHIOÛN ! 


 

Céline : bouches [textes 2 : Mort à crédit + Casse-pipe]


Mort à crédit 


Hurlant de joie... Urètre plein, aiguilles ! Guizot tout fendu ! Bite en bouche ! En avant la fente !

*

Elle m’invitait aux caresses. J’y coupais donc pas. C’était froid et rêche et puis tiède, au coin de la bouche, avec un goût effroyable.

*

il a tiré sur elle d’abord et puis sur lui-même, ensuite, une balle en pleine bouche. Ils sont morts dans les bras l’un de l’autre.

*

Ils jouaient ensemble toute l’année, derrière les carreaux à se mettre le nez dans la bouche et les deux mains en même temps.

*

Ça débloque !... Tout un paquet me tire sur la langue... Je vais lui retourner moi tous mes boyaux dans la bouche.

*

Elle s’occupait à chaque seconde de faire manger le petit Jonkind, un enfant spécial, un « tardif ». Après chaque bouchée, ou presque, il fallait qu’elle intervienne, qu’elle l’aide, le bichonne, qu’elle essuye tout ce qu’il bavait. C’était du boulot.

Ses parents, à lui, au crétin, ils restaient là-bas aux Indes, ils venaient même pas le voir.  C’était une grande sujétion, un petit forcené pareil, surtout au moment des repas, il avalait tout sur la table, les petites cuillers, les ronds de serviettes, le poivre, les burettes et même les couteaux... C’était sa passion d’engloutir... Il arrivait avec sa bouche toute dilatée, toute distendue, comme un vrai serpent, il aspirait les moindres objets, il les couvrait de bave entièrement, à même le lino.

*

Je lui barbouille la gueule... Je lui ferme la bouche avec mes paumes... Le pus des furoncles, le sang plein, ça s’écrase, ça lui dégouline.

*

À bout portant quoi !... Il agrippait encore le flingue... Il l’étreignait dans ses bras... Le double canon lui rentrait à travers la bouche, lui traversait tout le cassis... 

Le canon comme ça, il tenait si dur dans l’énorme bouchon de barbaque avec la cervelle... c’était comme coincé, pris à bloc, à travers la bouche et le crâne !... qu’on a dû s’y mettre tous les deux... Elle retenait la tête d’un côté, moi je tirais de l’autre par la crosse... quand la cervelle a lâché ça a rejuté encore plus fort... ça dégoulinait à travers... ça fumait aussi... c’était encore chaud... y a eu un flot de sang par le cou... Il s’était empalé raide... Il était retombé sur ses genoux... Il s’était écroulé comme ça... le canon dans le fond de la bouche... Il s’était crevé toute la tête...

*

... Ils chantent en chœur... tout à fait faux... C’est étonnant comme ils arrivent à se torturer toute la bouche, la dilater, l’évaser comme un véritable trombone... Et se la rattraper encore... 

*

 Un tic lui prenait toute la bouche... Il restait crispé après... Il se détendait en saccades...

*

Elle arrêtait plus de renifler, de faire des bruits avec sa bouche... dès le moment qu’elle s’asseyait pour bercer un peu sa douleur...

*

Il était pâteux, il était plus très bavard, il était calmé... Il faisait comme ça avec sa langue : « Bdia ! Bdia ! Bdia ! »

*

Il avait tellement hurlé qu’il pouvait plus refermer la bouche... Il lui venait maintenant plein de bulles...



Casse-pipe


Il réfléchit le sous-off... il se tripote, il se malaxe... il se maltraite la bouche, il se lèche, il se mange un peu la moustache.

*

Il se cramponne, il gigote encore, il pousse des cris d‘égorgé, la mousse lui monte à la bouche, des bulles, sa tête devient toute violette, ça va mal.


 

Céline : bouches [textes 1 : Voyage]

 

... avant le Voyage, 3 passages à ne pas manquer :


Des vagues 

Son élocution était pénible, et d'une lenteur voulue, car il se défiait de l'excitation volubile qui faisait généralement percer dans son débit les réminiscences regrettables d'un bruissement de paille hachée.

Progrès

La concierge qui louche, en attendant ça va faire peur aux mouches qui lui courent le long de la bouche.


L'Église

[obstétrique]

dites donc, il faut pas prendre non plus l’anus pour la bouche, au toucher (il montre avec son doigt) ; ça m’est arrivé une fois. J’ai mis un siège dehors, toute une journée, je pouvais pas le faire rentrer.




Voyage au bout de la nuit 


L’homme arriva tout de même à sortir de sa bouche quelque chose d’articulé.

*

Je préférais la mienne de mort, tardive... Dans vingt ans... Trente ans... Peut-être davantage, à celle qu’on me voulait de suite, à bouffer de la boue des Flandres, à pleine bouche, plus que la bouche même, fendue jusqu’aux oreilles, par un éclat. 

*

Il saignait abondamment par la bouche, par le nez et surtout le long du dos. 

*

L’eau qu’on essaye d’y boire est-elle toujours aussi rance ? aussi tiède ? A vous en dégoûter de votre propre bouche pendant huit jours après chaque tournée... 

*

Cette pluie tellement dense qu’on en avait la bouche fermée quand elle vous agressait comme par un bâillon tiède.

*

De leur masse montait l’odeur d’entre jambes urineux comme à l’hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort.

*

Et on s’engueule dans le tramway déjà, un bon coup pour se faire la bouche. 

*

Les phrases procédaient dans sa bouche par bonds terribles parmi des avalanches d’ « R » énormes.

*

Il se recroquevillait tellement dans le noir pour tousser sur lui-même que je ne le voyais presque plus, si près de moi, ses mains seulement je voyais encore un peu, qui se rejoignaient doucement comme une grosse fleur blême devant sa bouche, dans la nuit, à trembler. Il n’en finissait pas.

*

Il avait des dents bien mauvaises, l’Abbé, rancies, brunies et haut cerclées de tartre verdâtre, une belle pyorrhée alvéolaire en somme. J’allais lui en parler de sa pyorrhée mais il était trop occupé à me raconter des choses. Elles n’arrêtaient pas de venir juter les choses qu’il me racontait contre ses chicots sous les poussées d’une langue dont j’épiais tous les mouvements. A maints minuscules endroits écorchée sa langue sur ses rebords saignants.

J’avais l’habitude et même le goût de ces méticuleuses observations intimes. Quand on s’arrête à la façon par exemple dont sont formés et proférés les mots, elles ne résistent guère nos phrases au désastre de leur décor baveux. C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. 

[...] Par l’haleine aussi. Je ne m’y trompais guère dans les haleines. C’était un homme qui mangeait trop vite et qui buvait du vin blanc.

*

Alors tant pis pour celui qui chante des chansons d’amour ! L’amour c’est elle la misère et rien qu’elle encore, elle toujours, qui vient mentir dans notre bouche, la fiente, c’est tout. 

*

 Un petit cimetière pourtant, des communards même, tout saignants qui ouvraient grande la bouche comme pour gueuler encore et qui ne pouvaient plus

*

Baryton faisait en mangeant, avec sa langue et sa bouche, énormément de bruit. 

*

Un fidèle à nous, Gustave Mandamour, qu’il s’appelait, du Cantal. Pour la conversation il était un peu pénible, parce qu’il éprouvait du mal avec les mots. Il les trouvait bien les mots, mais il les sortait pas, ils lui restaient plutôt dans la bouche, à faire des bruits.

*

 En revenant sur nos pas, on a mangé des marrons pour se donner la soif. C’est mal à la bouche qu’on en a eu, mais pas soif.

*

 Et puis elle restait après ça sans rien dire, sa figure se fermait en grimace autour de son nez qui lui remontait et lui tirait sur la bouche. 

*

Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. 



Céline : bouches [présentation]

 

Il y a beaucoup de bouches chez Céline, et de bien bizarres, qui mériteraient une étude approfondie. Je me contenterai de quelques remarques générales et d'un repérage.

La bouche est organe de phonation, donc lié au langage, à la pensée, à la littérature - à l'homme donc dans ce qu'il a, en principe de plus élevé. Dans l'Antiquité, on opposait en l'homme les son nobles qui viennent d'en haut, et... les autres. Nombreux sont chez Céline les personnages qui ont des problèmes au simple niveau de la prononciation. La bouillie syllabique de Mandamour, les "bdia" (Courtial), les "mgü" (Nord) etc. : déjà la simple mécanique buccale dysfonctionne. Les langues étrangères sont généralement présentées comme un abominable charabia. Céline insiste toujours sur la matérialité irrémédiablement présente, obscène, déficiente, calamiteuse, de cet organe censé apporter un message spirituel, et qui de fait produit plutôt des bruits.

Puis, outre ce fonctionnement défectueux, Céline associe volontiers la bouche à des fonctions plus basses : la manducation d'abord, bruyante presque toujours, qui contredit la vocation langagière de l'homme et le rapproche de l'animal. Sa conséquence fréquente est la mauvaise haleine, qui semble comme une parodie avilissante de l'Esprit, de la Psychê, souffle divin... (Céline aime à rabaisser ainsi la parole des prêtres). La conversation équivaut donc à un échange de mauvaises odeurs. La manducation est sujette à d'étranges et fantastiques déviations (le petit Jongkind, Frau Frucht).

Mieux (c'est-à-dire, avec Céline, pire) la bouche est souvent associée à l'anus (ceci, depuis l'obstétrique "amusante" de L'Église jusqu'aux descriptions "péristaltiques" de la bouche de Paulhan dans D'un Château l'autre). Il paraît (référence décidément inretrouvable) que certains traumatismes de guerre induisent une prédilection pour les mots orduriers ainsi qu'une confusion entre bouche et anus...). De même il y a chez Céline une pornographie généralisée à toutes sortes de connections incongrues entre organes divers, d'appartenance douteuse. Dans les relations sexuelles, la bouche est plutôt cause et victime d'étouffement qu'organe de respiration ; on n'y fait pas le bouche-à-bouche, mais on y bouche la bouche.

La confusion des lieux du corps se fait en de nombreux sens chez Céline - et chez d'autres, de même génération, c'est-à-dire ayant connu la première guerre mondiale et ses corps déchiquetés (Hemingway) ; Verdun, "académie du cubisme" (F. Léger).

À quoi l'on peut, sans trop solliciter les textes et les thèmes, rattacher une autre thématique hautement célinienne : celle des chiottes bouchées : du débouchage héroïque de Mort à Crédit jusqu'au tsunami de D'un château l'autre (avec un écho "interne" : la constipation chronique du chroniqueur emprisonné au Danemark). Céline bouleverse la polarisation classique - millénaire - de l'homme entre haut et bas, digne et indigne, logos et ordure.

On a étudié le circuit, chez Valéry, entre la bouche qui parle et l'oreille qui entend, le court-circuit narcissique "bouchoreille" ; avec Céline, on préfère ne pas baptiser ses connexions idiosyncrasiques... 

L'autre lien à étudier serait entre la bouche et la boucherie. Je l'ai esquissé dans une note ancienne : 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/06/celine-et-valery-bouches-et-boucheries.html

Dès le Voyage, on trouve le pré où les bouchers militaires massacrent les bêtes, annonçant clairement la suite ; puis, rue Lepic un boucher ravi de terroriser le cochon qu'il va égorger, et qui fait généreusement partager son plaisir au peuple (... déjà, dans le Semmelweis : "Et ce fut dans la boucherie une surenchère formidable" - anticipation du dépiautage de Céline lui-même, sans cesse évoqué dans les textes tardifs).


La bouche produit donc des bruits assez indécents (l'écriture est aussi un spectacle obscène) ; mais, quand elle fait sa fonction, elle produit des mots qui sont dangereux, sournois, et qui peuvent mener aux hécatombes, aux boucheries planétaires. 

En somme, ce qui sort de la bouche n'est jamais bon. Donc, leit-motiv paradoxal de l'écrivain : il vaut toujours mieux se taire. Peuvent nous y aider : la mer, la musique (pas le chant, qui est menteur) ; la danse ; les animaux (qui meurent sans tralala). Tout ce qui est muet. Cela épargne les malentendus, les mauvaises odeurs, les rivalités, les massacres. 

Qu'on n'en parle plus. Qu'on ne parle plus : le cavalier n'a plus de tête, le mari jaloux se suicide d'une balle dans la bouche ; Courtial de même. La solution est radicale. 


*


Je propose les textes dans l'ordre chronologique. J'ai omis bien des occurrences qui m'ont semblé peu significatives. Je n'ai pas repris les passages sur les chiottes débordantes, ni sur la boucherie. Je ne donne pas les références, qui sont aisées à retrouver. Il doit y avoir des lacunes (mais "ceci n'est pas une thèse"). Les citations ne sont ni ponctuées ni référencées de façon académique.

Limite (une des nombreuses limites) de la recherche par mots et non par notions : la traversée de la Manche, dans Mort à crédit, épisode vertigineux où la bouche ne cesse de vomir et de vociférer, est à peine repéré avec cette recherche du mot "bouche"... La toux aussi serait à considérer (Robinson, Odile Pomaré, dont le nom signifie "qui tousse la nuit")

cf. en complément : 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-complement-la-toux.html


Comme l'ensemble du repérage représente une assez grosse quantité de texte, je le scinderai en plusieurs billets :


La 1° sélection comprend surtout le Voyage. 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouche-textes-1-voyage.html

 

La 2°, Mort à crédit et Casse-pipe. 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouche-textes-2-mort-credit.html

 

La 3°, Guignol's Band

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-textes-3-guignols-band.html

 

La 4°, Féerie 1 et 2, D'un Château l'autre, Nord, Rigodon.

http://lecalmeblog.blogspot.com/2022/01/celine-bouches-textes-4-feerie-chateau.html



Complément : 

Parret (H.) :
    "Aristote ne faisait pas grand cas de la toux qu'il considérait comme un bruit animal, qui peut être produit accidentellement par un être humain sans que toutefois l'existence d'une voix doive être présupposée. Ce jugement est-il trop radical ? Le Stagyrite avait sans doute raison de considérer la toux comme la position la plus "subvocale" sur l'axe continu des sonorités produites par les êtres humains. La toux, moins encore que le cri, ne peut être promue jusqu'à la haute poésie. Elle semble parvenir des régions inférieures du corps, des intestins et du fond des poumons, bruit de détonation, contraction spasmodique, vibration crue, pénétration profonde et jamais articulée dans l'âme qu'elle blesse. La toux est en plus, dans un sens profondément somatique, anti-communautaire."

Herman PARRET, « Bruit, son, ton, voix », Actes Sémiotiques [En ligne], 113, 2010, consulté le 16/01/2022, URL : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2835,1).QUDigit.e.Qbjea.Ideatifiu) 10.25965/as.2835