vendredi 23 août 2019

Céline : 'Rigodon' (onomastique)



Céline aime à donner à ses personnages des noms bizarres, et à ses (nombreuses) têtes de turcs, des sobriquets saugrenus, parfois énigmatiques. Souvent, ces dénominations sont énigmatiques. Dans un billet précédent, je faisais quelques remarques peu conclusives sur « Empième » utilisé comme sobriquet de Marcel Aymé. 
Dans Rigodon, le narrateur rencontre une jeune femme : 
« Le nom de cette demoiselle... Odile Pomaré... elle se présente bien mieux que nous, je veux dire les atours, robe, corsage, petit bonnet de fourrure, tour de cou, mais comme mine elle est sûrement pire... consomptive je dirais... cette petite rougeur aux pommettes... maigre et fiévreuse... décharnée... je fais pas de réflexion mais elle a l'air gravement malade... j'ai pas à demander, tout de suite elle toussote, pour moi sans doute, elle veut me montrer, dans son mouchoir... »
Cet étrange nom tahitien s’explique grâce à une simple visite à Wikipédia, § « Famille Pomaré » : 
Le nom pō-mare signifie « tousse la nuit », de pō (la nuit) et mare (la toux). Selon William Bligh, Tarahoi Vairaatoa prit le nom de Pomare Ier en 1792 en hommage à sa fille aînée, morte de tuberculose.
Mais il est possible dans le contexte de la narration que ce choix soit aussi lié, voire suscité par le voisinage avec « Poméranie ». 

Quand Céline écrivait Rigodon, son entrée dans la Pléiade commençait à prendre forme. Il évoque à ce propos des écrivains vivants qui sont déjà dans la prestigieuse collection, Malraux et Montherlant, avec des surnoms imagés qui, en partie, s’expliquent d’eux-mêmes. Malraux est « dur-de-mèche », en raison de sa coiffure particulière. Montherlant est « buste-à-pattes », en raison de son imaginaire romain de grand stoïcien.
Mais il y a je crois une autre strate de motivation - la même pour les deux auteurs. 
« Dur-de-mèche » est vraisemblablement destiné à évoquer « casque à mèche », qui désigne le bonnet de nuit, par analogie ironique avec le « casque à crinière » des cuirassiers*. Cette allusion est destinée à jeter le soupçon sur la véracité des exploits guerriers de Malraux. 
Quant à « buste-à-pattes », il évoquait à coup sûr, dans la génération de Céline, le sobriquet « triste-à-pattes » qui désignait le simple fantassin. Cette formule est donc elle aussi un rabaissement de la valeur militaire de Montherlant, dont Céline tend à mettre en doute les faits d’armes. 
Donc, dans les deux cas, faux-dur, faux-héros, guerrier de fantaisie, à l’opposé du maréchal des logis Destouches, mutilé de guerre, invalide à 75%, croix de guerre avec étoile d’argent. 

* notons en passant que F. Vitoux semble commettre une imprécision quand, dans sa biographie de Céline, il décrit Destouches en vrai cuirassier sérieux, avec « la matelassure, la cuirasse, le casque à mèche, le sabre. »


Blake : quatre courts poèmes (traduction M.P.)



The sick Rose

O, Rose, thou art sick :
The invisible worm
That flies in the night
In the howling storm,
Has found out thy bed
Of crimson joy,
And his dark secret love
Does thy life destroy.

La Rose malade

Rose malade, dans la nuit,
Le ver mortel te vient sans bruit
Malgré la tempête hurlante.
Infaillible il a détecté
Ton lit de rouge volupté :
De son amour la sombre envie
Secrètement détruit ta vie. 

**********

The Fly
Little fly,
Thy summer's play
My thoughtless hand
Has brush'd away

Am not I
A fly like thee ?
Or art not thou
A man like me ?

For I dance
And drink and sing,
Till some blind hand
Shall brush my wing.

If thought is life
And strength & breath,
And the want
Of thought is death,

Then am I
A happy fly
If I live
Or if I die.


La Mouche

Petite mouche
Ton jeu d'été
Ma main aveugle
L'a balayé.

Ne suis-je pas
Mouche comme toi ?
Ou n'es-tu pas
Homme comme moi ?

Car je danse
Et chante et bois
Tant qu'une main
Ne me balaye pas.

Je vis, je pense
Et je suis fort.
Si l'inconscience
Est la mort,

Je suis alors
Mouche en bonheur
Que je vive
Ou que je meure.

**********

The Clod and the Pebble

"Love seeketh not Itself to please
Nor for itself hath any care,
But for another gives its ease
And builds a Heaven in Hell's despair."

So sung a little Clod of Clay
Trodden with the cattle's feet,
But a Pebble of the brook
Warbled out these metres meet :

"Love seeketh only Self to please,
To bind another to Its delight,
Joys in another's loss of ease,
And builds a Hell in Heaven's despite."


La Motte et le Caillou

"Amour à Lui-même ne vise
Et de son aise n'a souci ;
D'autrui toujours cherche la guise
Et fait son Ciel d'Enfer trahi."

Ainsi chantait une humble Motte,
Subissant le pied du troupeau ;
Mais un Caillou dans le ruisseau
Lui murmura ces maîtres mots :

"Amour ne vise qu'à Soi-même ;
A Son désir soumet autrui,
Briser, brimer, c'est ce qu'il aime,
Et fait Enfer du Ciel détruit.

**********

The everlasting Gospel (IV)

The vision of Christ that thou dost see
Is my vision's greatest enemy :
Thine hat a great hook nose like thine,
Mine has a snub nose like to mine ;
Thine is the Friend of All Mankind,
Mine speaks in parables to the blind ;
Thine loves the same world that mine hates,
Thy Heaven-doors are my Hell-gates.
Socrates taught what Meletus
Loathed as a nation's bitterest curse,
and Caiaphas was, in his own mind,
a benefactor to mankind.
Both read the Bible day and night.
But thou read'st black where I read white.


L'Évangile éternel (IV)

Le Christ, tel que tu le perçois,
C'est le pire ennemi pour moi :
Le tien porte ton nez crochu,
Le mien porte mon nez ventru ;
Le tien chérit tous les humains,
Aux aveugles parle le mien ;
Chacun voit le monde à l'envers,
Ton Paradis, c'est mon Enfer.
Socrate décrit aux nations
La pire des malédictions ;
Caïphe croit toujours en somme
Etre le bienfaiteur des hommes.
Lisons la Bible en même temps :
Où tu lis noir, moi je lis blanc.