dimanche 19 décembre 2010

Diderot et son Comédien : paradoxe sur un paradoxe

   
Dans un de ses textes les plus célèbres, Diderot soutient un vigoureux paradoxe : le bon comédien n'est pas celui qui éprouve les sentiments du personnage, et donc les exprime de ce fait même, mais, au contraire, celui qui n'éprouve rien des états qu'il manifeste par sa voix, par son visage, par ses postures. Ce dernier calcule tout en vue de la plus grande efficacité ; le sentiment le troublerait, quand la froideur lui donne puissance sur les spectateurs-victimes. 
Diderot n'était pas cartésien, mais les analogies entre ce comédien et le "généreux" sont manifestes, même si elles ont été peu soulignées : c'est une âme toute de volonté, maîtresse d'elle-même, et maîtresse de son corps, dont elle use comme d'un instrument docile. 
On peut craindre de cette conception qu'elle mène à un jeu artificiel : s'il pense ainsi chaque ressort de son jeu, sa mimique, son souffle, son regard etc, même si c'est en virtuose, il court le risque de "composer", "partes extra partes" une sorte de patchwork, bien conçu certes, mais qui risque n'être qu'une marqueterie d'éléments discontinus. Le résultat peut manquer de liant, de lié, de legato, de phrasé. La coordination des éléments du jeu, si elle est pourpensée, manquera peut-être de l'élan qui coordonne spontanément les divers aspects de la présence physique quand un sentiment est éprouvé pour de bon. Diderot a critiqué ce qu'il y a de critiquable chez l'acteur qui "joue d'âme" : il n'en demeure pas moins capable de beaux accents, peut-être insurpassables par le produit de synthèse sophistiquée que propose le comédien lucide. 
Mais Diderot, comme toujours, est un penseur à plusieurs faces, et il ne manque pas de dire que c'est un paradoxe qu'il a essayé, tenté, "pour voir", pour la beauté du jeu intellectuel. Et en effet, le texte est très beau et très riche. Et par ailleurs, Diderot soutient des thèses franchement inverses. Dans ses lettres à Mademoiselle Jodin, jeune comédienne, par exemple - très intéressantes car il est délicat de les situer par rapport aux thèses les plus connues de Diderot, ce qui nous amène à quelques rectifications dans le portrait intellectuel du penseur. 


Ce portrait 'express' par Fragonard ne représente peut-être pas Diderot - mais il le mériterait.
(merci à Wikipédia)

Diderot adorait tenir à la fois une position et la position contraire. Or l'ensemble de sa pensée, singulièrement de sa pensée biologique, pouvait aller dans le sens d'un jeu d'acteur sincère. Y. Belaval a parfaitement montré que la conception que Diderot se faisait du système nerveux (faisceau et fibres) commandait le type du comédien froid. Mais sa pensée de l'unité biologique, de la sympathie des organes, de la conspiration des parties de l'organisme, aurait pu aussi fonder une esthétique de la sincérité théâtrale. 
Quand Diderot parle de peinture, du corps humain représenté, des modèles stipendiés que l'on fait poser, il fait remarquer ce que les méthodes habituelles peuvent avoir de néfaste. On prend un cordonnier au chômage, on lui dit de faire semblant de tirer un objet lourd par le moyen d'une corde, et on le dessine pour une crucifixion. Non seulement la morphologie d'un cordonnier n'est pas la plus adaptée, mais surtout la posture sera fausse, s'il ne fait que semblant de soulever un poids. Si on va en revanche sur un chantier, on verra des manouvriers faisant de vrais efforts, et dont les membres se disposent de façon spontanément parfaite, en fonction des appuis réels qui sont requis. Il y a une sagesse du corps vrai en situation vraie (on trouve parfois du Rousseau et du Alain chez Diderot...). 
On peut sans peine transposer à l'expression des sentiments. Celui qui observe la colère chez autrui, en note les traits caractéristique et les reproduit lucidement risque bien, s'il n'est génial, ne proposer qu'un Frankenstein de signes affectifs. Tandis que celui qui se met en colère "pour de bon" va susciter en lui-même des sécrétions, des postures, etc, toutes pilotées et harmonisées par l'unité hormonale de son corps : d'eux-mêmes les yeux brilleront et s'écarquilleront selon leur vraie dimension en cette circonstance, la voix s'altérera, le teint se modifiera etc. ; tout cela se fera tout seul, en une harmonie parfaite car naturelle (ce pourquoi on pouvait faire un certain parallèle avec Rousseau). 
Cette conception de l'émotion vraie comme garante de l'expression vraie se fonde sur une pensée de l'unité organique de type aristotélicien. Aristote, biologiste avant tout, insiste sur l'unité de l'organisme, au sein duquel les organes sont hiérarchisés et coordonnés dans leur mouvements, qui concourent à l'unité de l'ensemble dont ils procèdent. Soyons en colère, et ayons confiance, le corps disposera les organes de la meilleure façon : la nature est le plus grand artiste. 
Au lieu de l'esthétique des effets, il faudrait alors faire confiance à une esthétique des causes ; au lieu de la lucidité, laisser les commandes à la sincérité opaque ; au lieu de l'émiettement des traits, viser plus bas, plus profond, au niveau de la cause qui produira immanquablement ses effets, de par la parfaite organisation de l'organisme -comme son nom l'indique. 
Dans son acoustique propre, Bergson dit quelque chose d'analogue, quand il parle du poète tragique, du dramaturge, en des remarques profondes (c'est le cas de le dire) qui valent aussi pour l'acteur. Il ne s'agit pas de composer artificiellement des morceaux épars (logique de l'espace, de l'entendement cartésien), mais de trouver une racine dans le moi profond du personnage (logique du temps, de la durée, de l'unité spirituelle), et de faire ensuite confiance, non plus à l'harmonie des organes du corps, mais à l'unité de venue de la personnalité profonde. Non plus l'unité physiologique, mais l'unité spirituelle d'un Moi, au niveau où il est en accord profond avec lui-même. 

Unité organique ou unité spirituelle, c'est toujours une pensée de la "vie" comme cohérence intime, indivise, indivisible, opposée à la dispersion, à l'émiettement des parties spatiales recomposées par une pensée abstraite. Il ne s'agit pas ici de dire qui a raison, mais de montrer que les deux logiques de l'unité se ressemblent, de part et d'autre de la logique de l'entendement. 
  

vendredi 3 décembre 2010

Gœthe : Immer und überall (traduction M.P.)

   
Gœthe : Immer und überall


Dringe tief zu Berges Grüften,
Wolken folge hoch zu Lüften ;
Muse ruft zu Bach und Tale
Tausend, aber Tausendmale.

Sobald ein frisches Kelchlein blüht,
Es fordert neue Lieder ;
Und wenn die Zeit verrauschend flieht,
Jahrszeiten kommen wieder.


Toujours, partout

Visite le fond des crevasses,
Avec les nues parcours le ciel ;
Le vallon, quand la Muse passe
Retentit de ses mille appels.

Pour chaque fleur qui se déplie,
Il faut une chanson ;
Pour chaque journée qui s'enfuit,
Reviennent les saisons.



samedi 6 novembre 2010

Hofmannsthal : Ballade (traduction M.P.) + Zweig

  
[poème écrit à 17 ans]

Ballade des äusseren Lebens

Und Kinder wachsen auf mit tiefen Augen,
Die von nichts wissen, wachsen auf und sterben,
Und alle Menschen gehen ihre Wege.

Und süsse Früchte werden aus den herben
Und fallen nachts wie tote Vögel nieder
Und liegen wenig Tage und verderben.

Und immer weht der Wind, und immer wieder
Vernehmen wir und reden viele Worte
Und spüren Lust und Müdigkeit der Glieder.

Und Strassen laufen durch das Gras, und Orte
Sind da und dort, voll Fackeln, Baümen, Teichen,
Und drohende, und totenhaft verdorrte...

Wozu sind diese aufgebaut ? und gleichen
Einander nie ? und sind unzählig viele ?
Was wechselt Lachen, Weinen und Erbleichen ?

Was frommt das alles uns und diese Spiele,
Die wir doch gross und ewig einsam sind
Und wandernd nimmer suchen irgend Ziele ?

Was frommts, dergleichen viel gesehen haben ?
Und dennoch sagt der viel, der 'Abend' sagt,
Ein Wort, daraus Tiefsinn und Trauer rinnt

Wie schwerer Honig aus den hohlen Waben.

Ballade de la vie extérieure 

Et poussent les enfants, aux yeux profonds ;
Ignorant tout, poussent vers la poussière,
Et les hommes toujours leur chemin font.

Et les fruits doux viennent des fleurs amères,
Et puis tombent, la nuit, en oiseaux morts,
Et après quelques jours, fondent en terre.

Et le vent fait ses tours, et sans remords,
On entend et on dit mainte parole ;
Joie et fatigue alternent dans nos corps.

Et courent les chemins dans l'herbe folle,
Vers des villages secs et menaçants,
Aux lacs mortels, aux sombres fumerolles...

A quoi bon les bâtir tous différents
Les uns des autres, et pourquoi si nombreux ?
Où vont pâleurs, sanglots, rires et chants ?

Que nous fait tout cela, à nous - et tous ces jeux -
Qui sommes grands et toujours seuls au fond,
Errant sans but où diriger nos yeux ?

A quoi bon les remplir, ces yeux avides ?
Il en dit long, celui qui dit "le soir",
Mot qui répand le deuil, le sens profond,

Comme le miel s'enfuit du rayon vide.


En annexe, la page de Zweig sur ce que représenta le "miracle" H v H pour sa génération : 
Zweig (Stefan) : Le Monde d'Hier (traduction Jean-Paul Zimmermann) p. 73 :
 « Toujours un seul homme qui, dans quelque domaine que ce soit, a atteint d'un premier élan à ce qui était réputé inaccessible, enhardit, par la seule réalité de son succès, toute la jeunesse qui vit autour de lui et après lui. En ce sens-là, Hofmannsthal et Rilke représentaient pour nous un extraordinaire excitant de nos énergies. Sans espérer que l'un d'entre nous pût jamais répéter le miracle de Hofmannsthal, nous étions tous affermis par le seul fait de son existence matérielle. Elle démontrait à nos yeux que, dans notre temps, dans notre ville, dans notre milieu, le poète était possible. [...] L'homme de génie avait grandi dans une maison semblable à la nôtre, entre des meubles pareils, élevé selon les principes de la morale de notre classe sociale, il était entré dans un lycée aussi stérile que le nôtre, avait étudié dans les mêmes manuels, s'était assis pendant huit ans sur les mêmes bancs de bois [...] Et voici qu'il avait réussi [...] à surmonter l'espace et son étroitesse, sa ville et sa famille, par cet essor dans l'illimité. Hofmannsthal nous démontrait en quelque sorte ad oculos qu'il était possible en principe de créer de la poésie et de la poésie parfaite dans notre temps et même dans l'atmosphère de geôle d'un lycée autrichien. »


mercredi 27 octobre 2010

Alexis Leger perce sous Saint-John Perse

  
On peut apprécier la poésie de Saint-John Perse sans trop aimer Alexis Leger. On peut ne pas trop aimer Alexis Leger et souhaiter lire une bonne biographie à lui consacrée, ainsi qu'une étude sur son action politique au Quai. Quand paraît le livre de Renaud Meltz (Flammarion 2008), on se réjouit donc. On se jette sur le pavé pour le dévorer (si l'on ose dire).
Hélas ! Plusieurs fois hélas !

1/ La prétendue "biographie de Saint-John Perse" est en réalité une étude historique très fouillée de la carrière de Leger. Travail d'histoire des relations internationales, tellement fouillé qu'il en devient trop copieux pour l'histoire littéraire. Marginalement, quelques remarques brèves sur le fait que ledit Leger écrivait. On est au courant de la moindre intrigue de couloir au Quai, mais on ne sait quasi rien de la vie du Secrétaire Général. On a seulement droit, pour commencer, à une longue étude psycho-historique sur les prétentions aristocratiques de Leger dans le cadre de ses origines créoles.  

2/ Il n'est pas de bonne méthode que le biographe se prosterne devant son biographé. Une certaine distance critique est souhaitable. Mais est-il pour autant souhaitable que l'étude soit animée par le parti-pris contre son objet ? Leger est un arriviste, qui est parvenu par brigue à des fonctions importantes, où il n'a eu d'action, même positive, que guidée par l'orgueil. En outre, à ses moments perdus, le diplomate aggrave son cas en écrivant des choses obscures qui n'intéressent que lui, et que, par acrobaties , il a réussi à faire nobéliser. Le parti-pris éclate si fort que le lecteur se surprend à vouloir prendre fait et cause pour Leger (entre autres, dans le cahier photographique, certaines légendes méritent d'être savourées pour leur merveilleuse objectivité...). 

3/ Le biographe n'est pas seul responsable. L'éditeur l'est aussi, de s'être prêté à cette entreprise en deux sens gauchie. Mais ne pas oublier la responsabilité des journalistes. Pour ce livre comme pour bien d'autres, ils font semblant de faire leur travail, mais ne le font pas. La plupart se contentent, n'ayant pas lu, de rappeler à propos de l'écrivain les anecdotes les plus éculées et les poncifs les plus polis par l'usage : il ne faut dire aux gens que ce qu'ils savent déjà, il n'y a que ça qui fait vendre. Ne pas les inquiéter avec de l'inédit ; renchérir sur les poncifs. On décore la biographie de quelques louanges bien générales, et le tour est joué. Bien heureux encore quand l'article semble succéder à une lecture, même rapide, du livre : deux "journalistes", à ma connaissance, font mention de l'attitude critique du biographe, et font plutôt l'éloge de cette "liberté d'esprit" la plupart ne signalent  pas le déséquilibre de l'entrepris. Ce déséquilibre est pourtant très voyant, du fait que, dans le titre, "Alexis Leger" en petits caractères et "Saint-John Perse" en gros caractères (cela constitue une arnaque destinée à faire vendre) ; au dos du livre, en caractères énormes "Saint-John Perse" tout court... Mais qui se soucie de vétilles typographiques à part quelques universitaires grincheux ?
Et, tant qu'on en est aux vétilles, le nom "Leger" est systématiquement orthographié "Léger". Est-ce légèreté ? volonté de banaliser le patronyme ? volonté de contrarier le biographé ? Au point où on en est, peu importe. 

En résumé, on se retrouve en position pire qu'avant : une grosse bio a été publiée ; peu importe qu'elle ne mérite pas son nom, cela rend très improbable la publication d'une autre qui ferait correctement son travail. Une étude sur la politique du poète a été publiée, et peu importe qu'elle soit partiale, cela renvoie aux calendes l'apparition d'une étude mesurée en attitude et en dimension. 


Le Quai d'Orsay (source : Wikipedia)
  

lundi 25 octobre 2010

Céline et son grand-père [brève]

  
Le grand-père de Céline, Auguste Destouches, était professeur agrégé. Il avait publié un poème dont un fragment se trouve dans l'Album Céline de la Pléiade (1977). Ce n'est pas sans étonnement qu'on y trouve une tonalité fortement célinienne, non par la forme, bien désuète, mais par le sujet : la mort, la nuit, la guerre...


Même le Nord s'y trouve déjà... 

Jean Clair / Chevreul [brève]




Jean Clair a intitulé son livre sur le surréalisme : 
Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes 
(voir billet ancien sur ce livre). 
Il est très probable que la formule précise du titre est un clin d’œil. 
Eugène Chevreul, théoricien des couleurs qui a eu une importance capitale dans la peinture de son siècle et même du suivant, qui au long des 103 ans de son existence fut l’auteur de plusieurs inventions d’importance, écrivit aussi en 1854 un rapport joliment intitulé :
De la baguette divinatoire, du pendule dit explorateur et des tables tournantes.  
J. Clair évoque d’ailleurs Chevreul (pour sa théorie des couleurs) dans son discours de réception à l'Académie Française. 


(Chevreul par Nadar ; Wikipédia)
  

dimanche 19 septembre 2010

Valéry / Malraux (notule)


Pour La Rochefoucauld, peu de gens seraient amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler d'amour. De même, pour Valéry, peu de gens deviendraient artistes s'ils n'avaient jamais entendu parler d'art. 
C'est l'inverse avec Malraux : on ne devient peintre que pour avoir entendu parler de peinture - ce qui pose le problème du commencement, du premier peintre. 
On a une théorie du désir-besoin (appétit essentiel, intrinsèque, de perceptions) et une théorie du désir-envie ("et moi aussi, je suis peintre !").
On a une théorie innéiste (désir d'être soi) et une théorie mimétique (désir d'être l'autre). 
La première est invérifiable. La seconde suppose une régression à l'infini.  
Faut-il associer les deux conceptions, et dire qu'il y a un petit nombre d'artistes devenus tels par eux-mêmes, et une masse qui le deviennent surtout parce qu'ils en ont entendu parler ? Des artistes par vocation, en petit nombre ; des artistes par imitation, en grand nombre ?
Il n'est pas possible de décider si un homme serait devenu artiste sans modèle extérieur, par pure pression interne, par strict besoin intime, par un appétit spécifique de formes ou de sons. On ne peut que le supposer, à constater une certaine vigueur dans ses productions, et une certaine constance dans son besoin de créer. Peut-être le génie serait-il le fait de ceux qui seraient devenus artistes de toute façon - ce qui reviendrait à expliquer l'obscure notion de génie par une hypothèse invérifiable... 



vendredi 17 septembre 2010

Valéry : la perfection expérimentale


Pour Platon, la perfection n'est pas de ce monde : pour l'atteindre, il faut devenir purement spirituel, c'est-à-dire, en un mot, mourir. 
Valéry quant à lui a conçu le projet fou d'être complètement sage (pour parler comme Voltaire), et s'est lancé le pari d'atteindre à la perfection, à l'absolu dès cette vie (disciple en cela de Mallarmé et de Descartes, ce dernier ayant d'ailleurs lui aussi influencé Mallarmé). 
Il y a réussi. Et pourtant, cette réussite est une sorte d'échec. La perfection est accessible, mais elle n'est pas tenable. On peut passer son doigt dans la flamme d'une bougie ; on ne peut pas y demeurer, y établir son logis. La perfection de Monsieur Teste est toute fictive : c'est là un "personnage de fantaisie" où l'auteur rassemble et généralise une pureté de pensée qui n'est accessible, au mieux, que durant quelques quarts d'heure. La pureté intellectuelle véritable, pour le Valéry réel, est de quelques minutes, au petit matin, les jours fastes. 
De même, il n'est pas strictement impossible d'écrire de la poésie écrite en état de pure lucidité ; mais les résultats sont si minces qu'on doit en rester au stade expérimental, au stade du prototype ; on ne peut passer à la fabrication réelle, moins encore à la production industrielle. Faire de la poésie ainsi, c'est comme fabriquer de l'eau à l'aide d'oxygène, d'hydrogène, de courant électrique, et d'un eudiomètre : on y parvient certes, mais à quel prix ! et pour un résultat combien mince ! C'est possible, mais d'un possible si mince qu'il ne peut pas avoir de portée pratique  : Valéry, peut-être un jour de pessimisme comme il en connut bon nombre, écrit à Gide : 
« L'art en pleine lumière est une fiction pure. Le peu qu'on en a vu n'est qu'un résultat de laboratoire - n'y pas songer pour employer ses capitaux » (8 juillet 1906, nouvelle édition p. 656)
Le projet était de se situer à l'extrême pointe de la capacité humaine, là où l'acuité spirituelle est maximale, mais aussi où elle voisine le plus dangereusement avec le rien, où elle tutoie le néant. Mallarmé fournissait déjà un exemple de cette noble exigence, et de ce risque de rester dans ces dangereux parages, qu'il illustrait par les images de la "froidure éternelle", du glacier - Valéry parlera du "last point", de l'extrême Nord, ou du diamant.

Comme dans toute recherche sérieuse, l'exigence de qualité provoque une diminution corrélative de la quantité. La parole la plus pure est la plus rare ; elle est donc proche de l'aphasie. La pensée la plus pure est proche de la dissolution. La pure transparence, pour l'esprit comme pour le diamant, consiste à se rendre comme invisible - invisible à soi-même, "suicide beau". 
  

samedi 11 septembre 2010

Diérèses


Dans un billet de ce Calmeblog, 
je parlais d'Apollinaire, et plus précisément du premier vers de Zone, qui me semblait emblématique de la situation de ce poète par rapport à la modernité :
À la fin, tu es las de ce monde ancien 
Si on lit la dernière syllabe en diérèse, à l'ancienne, on obtient un alexandrin anapestique, le plus classique des vers français, et dans lequel Apollinaire excelle (« La cétoine qui dort dans le cœur de la rose »). Si on le lit en synérèse, on obtient un vers de 11, très peu conventionnel, qui trompe l'attente d'un alexandrin anapestique, et sonne délicieusement bancal. Il me semble que cette équivoque, cette ambiguïté, ce doute, sont voulus, et que le poète, très délibérément, nous place entre les deux chaises du classique régulier et du moderne instable. 

Or, si je reviens à ce point, c'est que j'ai rencontré, sur un blog de littérature à l'usage des classes, à propos d'un vers analogue, une opinion autre :

Cors de chasse : 

Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique

Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent

Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent

À propos du 6° vers, le commentateur indique : « 7 syllabes contre 8 pour les autres vers. Vers impair : légèreté : évocation irréelle.»
Il me semble plutôt qu'il y a là une équivoque voulue, que l'esprit du lecteur doit se trouver ici aussi sur une ligne de crête, ne sachant de quel côté tomber, entre la diction "moderne", qui donnerait un heptasyllabe, très décalé par rapport au reste du poème, et la diction classique qui, scindant l'opium, unifie le poème en octosyllabes parfaits, bien carrés (8 syll x 12 vers).
La diérèse sur opium est certes très affectée ; mais la substance sacrée/maudite peut mériter un traitement spécifique, pour la mettre en valeur, en relief. Et la prononciation opi-um a quelque chose de rêveur, d'irréel, voire de surnaturel, qui convient très bien au sens. 




C'est d'une façon voisine, ce que fait Mallarmé par exemple, dans un poème graveleux, sarcastique et splendide (non-signé) jouant avec des diérèses artificielles et significatives  : 


Parce que de la vi/ande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un vi/ol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,

Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

Un ni/ais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :

Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !

Mallarmé à table avec Méry Laurent

Ici, pas de doute, les diérèses s'imposent qui, au début du poème, mettent en évidence à deux reprises la syllabe "vi", qui peut s'entendre en deux façons, une biologique, l'autre, obscène, mais qui illustrent ainsi doublement le contexte. 
Et le génie (j'ose le terme) du 2° vers, est de nous faire détailler le mot même dont le journal détaille complaisamment la chose, de même que l'on a savouré la vi-ande du premier vers, en la dilacérant voluptueusement. On entend-voit le lecteur libidineux se régaler des moindres détails croustillants et sordides de ce compte rendu fait pour émoustiller ses bas morceaux. La diérèse constitue une préciosité mal placée, comme il y a, chez le lecteur du journal, une lubricité mal placée. 
Quant au ni/ais par qui commence le premier tercet, il a valeur comique mais aussi satirique : l'artifice de sa diérèse donne une ironique solennité à ce triste quidam qui se trouve jouer le rôle d'un Créateur. 
L'équivoque de la diérèse a souvent pour rôle de rendre équivoque la limite entre des domaines qui semblaient clairement séparés ; le classique et le moderne, le noble et le bas. 

***

Le "rôti" tel qu'illustré par Wikipédia... assurément en diérèse :  





dimanche 11 juillet 2010

Finir en douceur, finir en fanfare 2 (Vallès, Mozart, Monteverdi)


Il y a quelques temps, j'ai critiqué Rimbaud et Valéry pour avoir terminé en fanfare ce qu'ils devaient terminer en douceur. J'aurais dû (on ne pense pas à tout) donner un autre exemple.

L'admirable, chez Vallès, c'est la spontanéité de la révolte, de la colère, en l'absence de toute rhétorique. Son refus du lycée, des classiques, se traduit de façon conséquente par une écriture de l'impulsion, exempte de tropes préformatées, de métaphores attendues. En cela, cette écriture fait du bien, elle nettoie le cerveau langagier de tous les procédés classiques, mais usés, voire fatigués. Un Céline, un Bukovski, nous donnent cette même sensation de "brut de décoffrage", (même si c'est très travaillé chez le premier). 
Vallès, c'est la hargne, le sarcasme à l'égard de la société, l'ironie à l'égard de soi-même, sans phrases. Ceci pendant toute sa trilogie autobiographique, qui constitue un grand livre révolutionnaire qui n'est gâté par nulle théorisation, par nul effet de manche. Un ouvrage incontestable donc, car on ne conteste pas une sensation de l'existence : on en goûte au contraire les effets littéraires (ou anti-littéraires). 



Toute la trilogie, ou presque... Comme Rimbaud à la fin de son Bateau ivre, comme Valéry à la fin de sa Jeune Parque, Vallès trébuche sur sa dernière phrase, et se trahit à l'ultime seconde, entache son œuvre de ce qui est, pour son projet, une énorme "impureté" : une image lourdement imagée, pesamment didactique, qui serait dans le ton d'un roman de Zola (la dernière partie de La Débâcle p. ex.) ou d'un poème polémique de Hugo, mais qui sonne horriblement faux chez Vingtras insurgé contre les Versaillais, contre les thèses philosophiques, et contre les figures de style du "bien écrire" : 
« Je viens de passer un ruisseau qui est la frontière.
Ils ne m’auront pas ! Et je pourrai être avec le peuple encore, si le peuple est rejeté dans la rue et acculé dans la bataille.
Je regarde le ciel du côté où je sens Paris.
Il est d’un bleu cru, avec des nuées rouges. On dirait une grande blouse inondée de sang. »
Voilà treize dernières syllabes qui font un grand dégât rétroactif sur trois volumes de sincérité stylistique. 

[s'il est permis de comparer les grandes choses aux petites : on a là une sorte de "coup de boule" littéraire...]


A contrario :

Mozart : son Concerto "turc" pour violon se termine par le mouvement qui lui vaut son surnom, bien scandé de marcatos orientalisants, sur un thème qui se réduit à des arpèges d'accord parfait mineur. Simple et robuste. Un peu chargé, même si la légèreté mozartienne n'en est pas absente. Légèreté qui reprend tous ses droits à la fin, à ce qui devrait être péroraison, et qui est précisément le contraire d'une péroraison brillante, kitsch : on termine très doux, contre les habitudes du concerto, mais en un très heureux rééquilibrage sonore par rapport à ce qui précède. Tout à coup, le son se dissout en vapeur, s'envole comme un efrit. 

Et Monteverdi : Combattimento di Tancredi e Clorinda. L'héroïne meurt ; le ciel s'ouvre. Pas besoin de traduction : on l'entend par l'effacement même de la musique. Les dernières notes de Clorinde sont déjà le silence :

(la musique avec la partition à l'écran... : un rêve que je croyais ne jamais voir se réaliser)

samedi 10 juillet 2010

Du Bien, du Mal, de la nociception et des vampires


Un problème toujours mal posé : y a-t-il dans le monde plus de bien que de mal ? Sous-entendu : la vie vaut-elle la peine d'être vécue ? (si on raisonne sans tenir compte de l'attachement irrationnel qu'est l'instinct animal de conservation). 
On peut aisément répondre que le bien l'emporte sur le mal. C'est la classique réponse consolante, bien souvent sophistiquée, tarabiscotée comme les cosmologies qui voulaient à tout prix se maintenir malgré Copernic, et ne le pouvaient qu'au prix de contorsions de plus en plus visibles / risibles. Mais que ne ferait-on pour se mentir ? pour masquer l'abîme absurde où l'on court - comme dit Pascal, lui qui pouvait toujours se raccrocher à Dieu comme garant d'un sens global. 
Quant aux arguments classiques de la théodicée, comme quoi Dieu a permis des maux, mais comme causes à terme de biens plus grands, ce qui fait que, tout compté et rabattu (comme dit Leibniz), le Bien l'emporte, cette théodicée est une contorsion qui suppose la réponse, à savoir que c'est un Dieu bon qui finalise, qui providentialise les maux, et qu'il n'y a donc pas de mal pur, qui ne soit que mal. Le mal serait du bien en attente, en gestation. Attente et gestation souvent bien longues et incertaines, qui supposent la foi, donc le sens que l'on prétend démontrer par elles.

Un froid décompte reste forcément équivoque car les biens et les maux se quantifient mal, sont malaisément commensurables. La douleur d'une carie et la beauté d'un quatuor... ? 


Il n'en demeure pas moins un principe essentiel dont on tient peu compte dans ces raisonnements, et qui pourtant est écrit en toutes lettres dans l'Ancien Testament, plus précisément dans L'Ecclésiaste (livre réaliste s'il en est) : 
« Une seule mouche gâte tout le miel. »
autrement dit : un peu gâche beaucoup.



Le problème n'est pas tant l'existence du mal que sa diffusion, sa propagation. Le mal diffuse beaucoup, alors que le bien diffuse peu. Pour prendre l'exemple le plus vulgaire, donc le plus approprié : dans une bonne soupe, un seul crachat, c'est fort peu de chose. Il y a 99,80% de bon, et 0,20% de mauvais. De quoi se plaint-on ? Le monde est bien fait et cette soupe est statistiquement excellente. Dans la société, il n'y a pas une majorité de grossiers personnages (j'allais écrire qu'il y en a peu, mais je me suis repris de cet accès d'irréalisme) ; mais combien de butors faut-il pour faire passer une nuit blanche à tout un quartier ? (les butors d'Amiel se lassaient de brailler ; mais les baffles à fond ne se lassent pas de pulser au profit de tous). Combien faut-il de butors pour transformer en torture un voyage en train ? Combien de soucis pour empêcher de goûter un quatuor ? Combien de spectateurs goujats pour gâcher un film ? Combien faut-il de temps pour casser une jambe, et combien pour la remettre en place ? Quelles techniques faut-il mettre en œuvre pour tabasser un quidam, et combien pour le guérir ? 
Le faux raisonnement est celui qui procède de façon abstraite, qui oublie que le 0,20% de crachat déteint sur tout l'appétit pour la bonne soupe. Jadis, il y avait des disquettes qui, lorsqu'elles avaient un petit défaut, étaient rejetées comme inutilisables. D'autres où la piste problématique était repérée, isolée, et la disquette était utilisable à 90% de sa capacité. On voudrait nous faire croire que la vie relève du deuxième cas. Peut-être, mais pas bien souvent... Quand on rencontre quelqu'un d'aimable, cela met du baume au cœur pour quelques minutes. Mais quand on a affaire à une brute, cela retentit durablement. On sait, mais on n'en tire pas les conséquences, que le plaisir fait moins de plaisir que la peine ne fait de peine. Quel artiste sublime ou quelle courtisane de haute compétence pourra donner en plaisir le centième de ce que n'importe quel brutal peut donner en douleur, pour des années, en quelques secondes de tabassage, et sans études particulières ? Combien de millimètres de moëlle épinière coincée pour faire un martyre ? Les circuits nociceptifs ont une puissance illimitée.

La sagesse voudrait qu'on limite le mal à ce qu'il est, qu'on l'empêche de déteindre, de s'étendre. On le peut parfois, si l'on sait et si l'on peut compartimenter, cloisonner. Une capsule de bouteille tombée dans la soupe, on l'enlève, et c'est tout. Mais un crachat ? sans compter ce que cela suppose de douceur humaine de la part de celui qui en a gratifié votre pitance. On peut bien sûr avoir de la compassion pour ce pauvre homme dont l'âme est si endommagée qu'il ne trouve pour se satisfaire que cette issue qui l'humilie grandement. Certes, mais il y faut de l'entraînement. Pour que la vie soit vivable, il faut une sagesse qui est presque sainteté : remède malcommode. Il faut considérer que tout ce qui est positif est une grâce. Que, par exemple, si on a craché dans notre soupe, c'est que nous avons de la soupe, et que nous pourrions n'en avoir point. Pour un François d'Assise, cela devait marcher... 

Prenons le problème autrement.
Est-il des événements qui, d'un coup, illuminent l'existence aussi puissamment que les accidents la gâchent ? Il en est un, mais il est rare, et d'avenir incertain : le coup de foudre. En un instant, la vie est transfigurée, éclairée, bénie. Mais... Il est des coups de foudre qui s'avèrent bien vite d'inépuisables sources de malheurs. Pour exemple célèbre celui de Paul Valéry pour Catherine Pozzi : 
« Pardonne-moi, ma vérité, d'avoir cru en K. J'ai péché contre le scepticisme sauveur, contre la volonté de lucidité, contre tout ce que je savais. C'est avec de la lumière (...) que je paye six minutes de folie, et quelques heures passées hors de moi-même, dans les paradis de tout le monde. » (Cahiers, Pléiade t. 2 p. 409).
Et le coup de foudre, ou l'amour, qui ne vient pas forcément en un instant, rend aussi tributaire de l'autre : aimer, c'est certes vivre en stéréo, mais c'est aussi dépendre de l'être aimé, de son amour, de sa vie. Et si l'on veut dépasser ces aléas, il faut la noblesse, presque la saintenté d'un Rilke pour qui l'amour le plus pur et le plus haut est l'amour non-partagé, et pour qui la plus authentique possession est celle, toute spirituelle, qui suit la perte. 
« La perte, toute cruelle qu'elle soit, ne peut rien contre la possession, elle la termine (...) : elle l'affirme ; au fond ce n'est qu'une seconde acquisition, toute intérieure cette fois et autrement intense. » Préface à Mitsou de Balthus, 1921 Pléiade Prose p. 644 (écrit en français).
C'est très beau.

Le seul cas (l'amour) où le Bien diffuse aussi fort que le Mal 1) est rare 2) est potentiellement dangereux 3) réclame pour n'être pas dangereux que l'on possède des qualités exceptionnelles. C'est là encore un remède qui n'est pas tout aisé.
Mais il y a, dira-t-on, l'amour de Dieu, la Foi, forteresse qui prémunit contre tout. Mais cette Foi, donnant par principe sens et bonté à la vie et à toutes choses, ne peut pas être invoquée, sous peine de cercle logique, pour prouver que les choses, la vie, etc, ont par elles-mêmes sens et bonté. 
Amour humain ou amour divin, les deux seules sources intenses de Bien sont donc rares et difficiles. 
Le bien est un remède ; le mal est une épidémie. Le bien se cantonne à lui-même ; le mal s'étend, se propage, se démultiplie. Le mal s'augmente de lui-même (exemple classique et juste de l'alcoolisme, qui enfante de toutes sortes de maux). Le mal est un ballon sur un escalier : quand il commence à descendre d'une marche... 

Pourquoi ces raisons si simples sont-elles si peu utilisées ? C'est qu'on ne veut pas voir la vérité en face, surtout en ces domaines, pour ne pas se trouver en contradiction insoluble avec l'instinct de conservation. Mais aussi parce qu'il faut une réflexion un peu nuancée, ce qui fatigue la plupart des méninges. Je songe à ce propos à des choses entendues il y a quelques années à propos de la grippe aviaire : "on fait toute une histoire pour 50 morts (supposons) en Extrême-Orient, alors qu'il y a des milliers de morts sur les routes chaque année". Mais un esprit moyennement constitué devrait voir tout de suite que l'épidémie se diffuse exponentiellement, alors que les morts sur la route ne vont pas tuer chacun des dizaines de personnes qui, à leur tour, une fois mortes, iraient... 
Ici, le lecteur doit sentir se présenter à son esprit la même analogie qui vient au mien : le Bien est un transfuseur de sang ; le Mal est un vampire... 

« Le mal rayonne. » (Ch.- L. Philippe)