lundi 4 juillet 2022

Idéalistes (Bloy, De Gaulle, Emma B., Platon)


Celui qui se sent la mission de promouvoir un idéal est à la fois très orgueilleux (car il est le seul à dire la Vérité essentielle), et très humble (car il n'est que le serviteur de cette Vérité). Il est inévitablement méprisant pour les autres (qui ne veulent pas se soumettre à la Vérité), et profondément soucieux de leur destin (puisqu'il se consacre à les sauver malgré eux). 

D'où des ressemblances entre Léon Bloy et De Gaulle (le vociférateur de Dieu ; la voix de la France), surtout dans leur rapport exigeant (donc peu tendre) à autrui, à la foule. Quand on lui faisait l'aumône, Bloy disait : "Je ne vous remercie pas, je vous félicite" (je ne vous remercie pas de me rendre service ; je vous félicite de contribuer au salut de votre âme par l'aumône). De Gaulle aussi mettait bien de la distance entre la France et les Français, largement indignes de leur nom. Plus on se fait une haute idée de la France, plus on est tenté de trouver que les Français sont des veaux. 

Cette disparité est consubstantielle aux idéalismes, qui sont inévitablement des pessimismes. Plus l'idéal est grand, plus le réel est déficient. Emma Bovary ressentait un abîme entre son idéal romanesque et sa vie prosaïque. Platon est le saint patron de ces amertumes : si on commence par fixer ce qui devrait être, les hommes déçoivent, car on ne voit que leur carence. Après la condamnation de Socrate, Platon a dû se dire que les Athéniens étaient des veaux. 



Slavnikova nabokovise...


On a noté que le style de Slavnilkova dans le premier chapitre de 2017, est riche en tournures et en motifs à la Nabokov (surtout, ajouterais-je, le Nabokov qui s'inspire d'Olecha) : 

cf. Anne-Marie Jackson, CR de la traduction anglaise  

https://www-euppublishing-com.translate.goog/doi/full/10.3366/tal.2012.0078?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=op,sc

Le style de Slavnikova est parfois très évocateur de celui de Nabokov dans ses comparaisons et ses structures décalées. [traduction Google]


Pour ma part, j'irais plus loin ; j'y verrais presque un pastiche. Quelques échantillons du début (j'ai cessé ensuite le repérage car les exemples sont incessants) :

"Personne ne voyait rien, hormis le panneau à moitié effacé par le soleil où les annonces périmées s’effondraient avec fracas pour invoquer – dans une accumulation d’erreurs, avec pause sur la dernière – les noms et les numéros des trains nouvellement arrivés."

"Anfilogov lui adressa un geste d’invite impérieuse, ce qui fit émerger d’une manche kaki sa montre étincelante."

"le convoi n’était pas encore entré en gare, l’espace des rails et des câbles était vacant, comme la perspective d’une leçon de dessin."

"l’inconnue resta dehors ; une fente de lumière oblique entre les ombres des wagons, tel un fusil à la baïonnette aveuglante, visait la peau pâle de ses jambes jointes."

"Parfois, le train tremblait, un soubresaut pareil à un hoquet de surprise le parcourait tout entier"

Enfin : 

"À peine eut-il sauté par-dessus le marchepied de fer que le convoi poussiéreux frémit de soulagement et, répandant sur les traverses un reste de liquide d’entretien, longea lentement l’alignement des proches, dont il semblait compter les têtes. Lui emboîtant le pas, accélérant à sa suite, Krylov rejoignit l’inconnue, qui agita la main vers la fuite éperdue des vitres jusqu’au moment où jaillit la queue du dernier wagon, pareille au dos d’une carte à jouer."

[Ne croirait-on pas qu'il s'agit d'un paragraphe de Nabokov ?]


En outre, des thèmes très nabokoviens sont présents aussi dans le roman : les trains (c'est une spécialité russe), mais aussi les pierres précieuses, et l'inversion du sens du temps.


La lecture (de ce premier chapitre surtout) n'est pas commode. Elle se mérite. La phrase est souvent difficile à suivre, mais je doute qu'il faille attribuer cela à la traductrice ; l'original doit être assez enchevêtré.


Au passage, je note une formule bizarre et séduisante en français : "un tunnel perclus de courants d’air". Le sens de "perclus" est assez extensible au gré de celui qui l'emploi, mais cet emploi-ci est amusant (et bien dans l'ambiance du chapitre) puisque "perclus" signifie "paralysé, immobilisé, enfermé", à l'opposé donc des courants d'air.