vendredi 20 août 2021

McCullers et Rousseau (Frankie et l'incomplète famille Addams)


Il faudrait toujours lire en VO. Un coup d'œil sur le texte original, et on voit vite ce qu'on perd. Exemple. Je relis Frankie Addams (déjà, le titre, traduit, c'est loin d'être ça...). La toute fin de la 2° partie donne, en français (Pochothèque) : 

"... tout en disant qu’elle ne dormirait sûrement pas, qu’elle ne pourrait même pas fermer les yeux. Elle les ferma cependant, et lorsqu’elle les rouvrit, une voix l’appelait et dans le petit jour la chambre était grise."

"although she said she could not sleep a wink. But nevertheless she closed her eyes, and when she opened them again a voice was calling and the room was early gray."

Rapidité, poésie de cet adjectif ici intraduisible, sinon par plusieurs mots bien moins alertes, qui rendent bien moins la juxtaposition des instants vécus malgré leur distance réelle. (Frankie a dit peu auparavant qu'elle ne rêvait presque jamais).


Mais le plus sérieux n'est pas là. Ce "early" n'engage que la sensation à donner dans cette fin de chapitre. 

Quelques lignes plus tôt, Frankie résume son obsession : 

"Et ce sera un tel bonheur pour moi quand le mariage sera fini et qu’on s’en ira. Un tel bonheur…"

"I will be so thankful when the wedding is over and we have gone away. I will be so thankful."

"ce sera" est impersonnel ; "I will be" est très personnel. 

Et surtout, "bonheur" rend un état positif du sujet, sans le référer à autre chose. Tandis que "thankful" engage le rapport entre le sujet et une entité à qui il doit, et sait qu'il doit, son bonheur. Or c'est là toute la problématique existentielle de Frankie (et de l'auteur) : trouver l'être avec qui on sera enfin complet, à qui on devra son bonheur. Le bonheur n'est pas une autarcie, mais une communion, qui mérite donc une action de grâces, ce que dit "thankful", qui n'a pas d'équivalent en français (de même que l'allemand dankbar, si délicat à rendre quand on veut traduire Rilke). L'adjectif 'reconnaissant' est trop précis, moral et poli, et réclamerait qu'on précise à qui s'adresse cette reconnaissance.Une lourde périphrase comme "plein de gratitude" poserait les mêmes problèmes.

Le bonheur, ce n'est pas d'être, c'est d'être ensemble, de trouver, ou retrouver l'unité, paradoxalement, à travers un autre.


À ce propos, une perspective peut-être un peu hardie - mais nous ne sommes pas ici à une soutenance de thèse. 

Il y a un autre auteur, grand souffrant lui aussi, qui dit quelque chose de tout à fait analogue. Rousseau écrit dans les Dialogues :

"une solitude absolue est un état triste & contraire à la nature : les sentimens affectueux nourrissent l’ame, la communication des idées avive l’esprit. Notre plus douce existence est relative & collective, & notre vrai moi n’est pas tout entier en nous. Enfin telle est la constitution de l’homme en cette vie qu’on m’y parvient jamais à bien jouir de soi sans le concours d’autrui."

Il n'y a de  joie que de relation, de communion avec autrui, cette communion si nécessaire à Jean-Jacques et si introuvable. Il n'y a de bonheur que partagé, dans le partage. Ou même : le bonheur, c'est le partage même (partage qui, ici, est tout le contraire du découpage, de la partition). Rousseau fuit la société, précisément parce qu'il a besoin d'autrui, mais dans un rapport authentique, non faussé par les artifices de la société pervertie. 

Or Rousseau et Frankie ont en commun une lourde épreuve : leur naissance a coûté la vie à leur mère. L'expérience universelle de la séparation (la part-urition, le partage au sens de séparation) est alors redoublée par la mort, qui rend impossibles le retour et la fusion. D'où la mélancolie inguérissable. La famille de Frankie, c'est un père veuf, c'est-à-dire un couple mutilé, un demi-Androgyne. Quand, faute de mieux, elle tombe amoureuse du couple formé par son frère et sa future belle-sœur (Jarvis et Janice, son J-J à elle), elle connaît un état d'exultation qu'elle veut chanter. 

C'est cette exultation spécifique (et dangereuse) qui vibre dans l'intraduisible "thankful".

 

Autre coïncidence : 

Tolstoï, Anna Karénine, (1, VI) :

"Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l’avoir connue"