mardi 25 janvier 2022

Céline : forme perdue et retrouvée

 

Tout lecteur de Céline remarque la fréquence des disparitions (de choses, d'êtres), rendues par des degrés d'effacement progressif, jusqu'à l'extinction, jusqu'au néant. Par exemple : 

Mort à crédit : 

"Plus loin que la route, c’est les arbres, les champs, le remblai, des mottes et puis la campagne... plus loin encore c’est les pays inconnus... la Chine... Et puis rien du tout."

Voyage : 

"Elle remuait là-bas dans la fumée, sa main, élancée dans le bruit, déjà sur la nuit, à travers les rails, toujours plus loin, blanche..."

Virgules successives ; acheminement vers le rien. Voir l'effacement d'Alcide aussi — et bien d'autres passages. L'œuvre tout entière d'ailleurs se termine par "... que plus rien existe... " 

On peut noter chez Genevoix, dans Ceux de 14, une gradation similaire vers l'anéantissement : 

"... nos morts tomberont à la même boue : des morts salis rien qu’en tombant… et bientôt, même plus de morts, des petits tas de boue, de la boue dans la boue, plus rien...". 

Les trois points céliniens y sont presque ; on aurait envie de les ajouter ; on peut sans trahison les ajouter à la lecture à haute voix. 


À l'inverse, on trouve maintes situations où apparaissent, très soudainement, des réserves fabuleuses de nourriture. Par exemple : 

D'un château l'autre : "... des énormes gros sacs de boules... pains... Croix-Rouge aussi !... et s’il y en a !... de quoi nous bâfrer 110 ans !... il peut redémarrer le bon Dieu de dur, on va se les caler"

Mais les anéantissements sont bien plus crédibles que ne le sont ces surgissements de mangeailles, qui relèvent plus des contes de fées que du roman réaliste. La disparition est réelle, alors que l'apparition, on ne peut plus positive, relève de l'hallucination, du rêve, du principe de plaisir : la maison en pain d'épice, le monde comestible, sont le produit d'un fantasme enfantin de sécurité : c'est la promesse d'une soudaine néguentropie, c'est une garantie contre la disparition. Un salut laïque : vous ne mourrez pas. Votre être, composé de matière et de forme, ne va pas se diluer. Le nutritif symbolise l'ontologique : vous serez restaurés. 



Céline : répertoire personnel de ses ratages romanesques


  Mon intérêt pour les romans de Céline n'est pas inconditionnel. Je vais faire ici une sorte de bref bilan de ce qui "ne me va pas" dans ces œuvres. 

Voyage : 

- quelques longueurs assez pesantes, sur le noir, la nuit, la mort, qui cassent la narration et sont bien indigestes ; qui font penser à du Sartre (je suis très dur). En particulier, peu avant la fin, quelques pages qui constituent un tunnel inutile au moment le plus important. 

- l'épisode américain dans son ensemble me déçoit ; le voyage en galion réclame déjà un lecteur de très bonne volonté ; mais on sent que Céline n'a pas vécu les USA comme il les montre ici. Il y est allé en médecin international. C'est vu, mais pas vécu. Et (conformément aux principes de Céline sur l'écriture romanesque) je trouve que tout sonne faux : déjà, le décompte des puces... Ce qui est bon (très bon) n'est pas de vie, mais d'observation : l'arrivée dans le port de New-York, la caverne fécale). Impression générale de gratuité, de raboutage de morceaux. 

- l'épisode Musyne ; je n'y crois pas. 


Mort à crédit : 

trop de longueurs, souvent parallèles

- la fin de Meanwell

- la fin du Génitron

- la fin de Montretout

- la fin de Blême-le-Petit

(on dirait que Céline n'arrive pas à s'extraire des situations)

- les scènes de sexe (Nora, Gorloge), trop parallèles 

(trop obscènes si l'on veut, mais c'est une autre question) 

(là, c'est le pauvre Ferdinand qui n'arrive pas à s'extraire...)


Casse-pipe : 

(rien à reprocher, mais on n'en a qu'un petit morceau ; on sait maintenant qu'on aura bientôt la suite...)


Guignol's band : 

- l'ensemble de la "narration", insuffisant, redondant (le tome 2 non revu, certes)

- la répétition indéfinie de bagarres similaires ; je sais qu'on a dit avec pertinence que cela fait penser aux choruses du jazz ; mais en narration, je trouve que c'est très lassant. 

- les "chinoiseries", assez gratuites (esquissées dans Mort à crédit)

- les passages amoureux sur sa Virginie ; je trouve que Céline y est dans l'ensemble très mal à l'aise, et pas intéressant (il s'exclame comme un gosse de douze ans)


Féeries :

À la limite de la lisibilité en tant que roman, en tant qu'œuvre suivie. Je n'arrive qu'à en faire des lectures partielles, souvent émerveillées ; mais jamais un volume. Ici, le dynamitage et l'émiettement de l'anecdote ne sont pas un défaut ; c'est l'extrême d'une esthétique qui ne peut trouver que de rares supporte(u)rs. 


D'un Château l'autre :

(rien à reprocher)


Nord :

Je sais que bien des amateurs y voient son chef-d'œuvre ; pour ma part, le contenu, la narration, me semblent trop minces pour soutenir l'écriture. Curieusement, ce tribulations ne m'intéressent pas, alors que celles, bien plus monotones, de Rigodon, m'intéressent... 


Rigodon :

presque rien à reprocher ; certes, il y a bien des répétitions, des redites ; sont-elles le fait de la non-révision du texte, ou d'une volonté de ressasser ? (ou de l'affaiblissement des facultés ? je ne le crois pas)


Il y a des thèmes, ou des motifs, qu'on peut trouver trop répétitifs, trop décalqués d'un roman à l'autre (l'apparition soudaine de quantités énormes de boustiffaille, le vieillard juché sur un échafaudage instable, etc) ; mais cela relève d'une appréciation esthétique.


Voilà un billet où je n'ai dit presque que du mal de Céline. Mais, par soustraction, on voit qu'il reste une très grosse majorité de passages merveilleux, passionnants, inépuisables. Donc la menace est grande que je continue à mettre en ligne bien des commentaires positifs.