mardi 18 mai 2010

DANTE Vita nova XXXVIII (traduction M.P.)



Gentil pensero che parla di vui
sen vene a dimorar meco sovente,
e ragiona d'amor sí dolcemente,
che face consentir lo core in lui.

L'anima dice al cor : Chi è costui,
che vene a consolar la nostra mente,
ed è la sua vertù tanto possente,
ch'altro penser non lascia star con nui ?

Ei le risponde : Oi anima pensosa,
questi è uno spiritel novo d'amore,
che reca innanzi me li suoi desiri ;

e la sua vita, e tutto'l suo valore,
mosse de li occhi di quella pietosa
che si turbava de' nostri martiri.




Le doux souci qui de vous m'entretient,
en moi fait domicile si souvent
et raisonne d'amour si tendrement
que toujours avec lui mon cœur convient.

L'âme demande au cœur : qui donc parvient
à guérir de mémoire le tourment ?
Par sa vertu, en notre entendement
aucune autre pensée ne se maintient.

Le cœur répond : ô, mon âme dolente,
c'est un esprit qui en sa neuve ardeur
vient présenter ses désirs devant moi.

Toute sa vie et toute sa valeur
sont nés des yeux de la compatissante
qui de nos martyres eut grand émoi.

Écrire ses œuvres complètes...



Je me suis longtemps demandé ce que Gœthe voulait dire au juste par : "Désormais, les écrivains écriront leurs œuvres complètes". Je n'ai pas pu retrouver la référence. Mais Malraux cite la formule : ce doit être sérieux. Quant au contexte chez Gœthe, il faut s'en passer (le contexte malrucien ne présente peut-être pas toutes les garanties de rigueur) . 

Finalement, je crois avoir pressenti, indirectement, grâce à des remarques de G. Steiner dans un entretien sur France-Culture, disant, en substance : Shakespeare ne savait pas qu'il était Shakespeare. C'est Beethoven le premier qui a su qu'il était Beethoven, qu'il avait un génie titanesque.

Sur quoi, j'enchaîne : Shakespeare écrivait des pièces à la demande, sur commande, sans projet d'exprimer un moi, une singularité, un génie personnel. Il savait faire ; on lui demandait ; il fournissait.
Haydn n'était pas aveugle sur ses qualités, sa valeur ; sa réputation était immense. Mais il ne voyait pas l'ensemble de ce qu'il avait composé comme formant un tout organique, ayant sa cohérence, sa portée, sa signification, constituant l'expression de son génie, de sa personnalité. C'était un ensemble d'ouvrages, éventuellement très bien répertoriés, non une cathédrale ou un monument à lui-même. On est dans une époque où la notion d'artiste est encore assez liée à celle d'artisan. La pluralité des productions l'emporte sur l'éventuelle unité du producteur.
Tandis qu'avec Beethoven, commence la conception romantique du génie, de ce Moi dont les œuvres forment un tout organique, un autoportrait sonore (ou littéraire, ou pictural). Les œuvres successives sont les étapes, les étages, les épisodes d'une maturation, d'un progrès, d'une Bildung. 

Un musicien, jusqu'alors (Mozart, comme toujours, est entre les deux) voyait ses œuvres comme insérables dans un tout qui pourrait être dénommé, par exemple : "les symphonies qui ont été écrites pour le Prince Estherazy", ou : "les quatuors créés à Vienne", etc... Les artistes créaient des œuvres, ils ne faisaient pas "une œuvre" à travers la diversité des opus. Chaque symphonie était un élément, insérable dans plusieurs groupes possibles, selon l'époque, selon le lieu, selon la fonction liturgique ou sociale. Mais pas selon la personne et la biographie de l'auteur.
A preuve, me semble-t-il : on dit que Bach a été "oublié" des générations suivantes. Pas dut tout : ses fugues étaient l'objet d'une admiration immense de la part des meilleurs compositeurs. Ils les étudiaient, s'en inspiraient, etc. Mais il ne leur venait pas à l'esprit de se demander ce que Bach avait fait d'autre, comment il avait vécu, etc. On laissait dormir les partitions. On ne recherchait pas "tout Bach". Il a fallu le bizarre Van Swieten, puis le romantique Mendelssohn, aidé par la chance, pour que cela advienne.
Avec le romantisme, il y a un lien entre toutes les œuvres que je produis, et ce lien, c'est "moi". La formule de Gœthe signifie donc : désormais, tout créateur aura en ligne de mire, pour chaque œuvre, l'insertion de cette œuvre dans un tout qui sera son legs à l'humanité, son testament esthétique, et la garantie de son immortalité. Sa personne, sa légende, sa statue.
Auparavant, on voulait faire une belle œuvre, éventuellement on espérait en recevoir des louanges, de l'argent, ou un regard bienveillant de Dieu. Et puis on en faisait une autre pour les mêmes raisons. Au contraire, l'horizon des "Œuvres complètes" va avec l'individualisme romantique, le culte du génie, le refus de la commande, l'indépendance sourcilleuse. Comment ferais-je "mon" œuvre, si chaque œuvre m'est dictée par un commanditaire, avec des contraintes ?
Gœthe (me semble-t-il) n'est pas forcément tout ironique vis-à-vis de la prétention sous-jacente à l'idée "j'écris mes Œuvres Complètes" (il l'est probablement un peu) ; mais il désigne surtout cette perspective, ce point de vue tout à fait nouveau de la génialité individuelle, de la génialité comme individuelle. Chez Kant, le "génie" est une qualité de telle œuvre : dans certaines œuvres, vraiment intéressantes, il y a de la génialité. Mais il ne s'agit pas génies au sens de personnalités titanesques, démiurgiques, prométhéennes. Beethoven en revanche se pensait comme "un Génie" (et n'avait pas tort). 

Plus général est le mot au masculin : "Tout l'œuvre peint de..." : une fois le peintre mort, on peut cataloguer l'ensemble de ses peintures. Mais cela n'implique pas que le peintre ait eu ce catalogage-là en vue, à titre d'horizon, quand il peignait. Les neuf Symphonies de Beethoven ne sont pas seulement les neuf qu'il a composées ; ce sont neuf étapes de sa recherche dans le domaine de la symphonie et, en cela, elles vont ensemble, constituent un ensemble réel, possèdent une unité vraie, et pas seulement, comme aurait dit Leibniz, une unité "par agrégation". On y lit une progression, un devenir, l'accomplissement d'une destinée, un effort pour devenir soi à travers ces mutations successives que Gœthe désignait magnifiquement par la formule de "pubertés à répétition". Les "œuvres complètes" ne sont pas le simple rassemblement de ce qui a été fait. Elles incarnent, pour paraphraser Aristote, ce que l'individu a toujours éprouvé qu'il était fait pour faire. Sa destination, sa vocation singulière. Il a fait ce qu'il a fait pour être ce qu'il avait à être. Les œuvres complètes ne sont pas fabrication, mais accomplissement.