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mardi 8 octobre 2024

Machado : sa "nuit de mai" (traduction M.P.)


                   a Juan Ramón Jiménez

Era una noche del mes

de mayo, azul y serena.

Sobre el agudo ciprés

brillaba la luna llena,


iluminando la fuente

en donde el agua surtía

sollozando intermitente.

Sólo la fuente se oía.


Después, se escuchó el acento

de un oculto ruiseñor.

Quebró una racha de viento

la curva del surtidor.


Y una dulce melodía

vagó por todo el jardín :

entre los mirtos tañía

un músico su violín.


Era un acorde lamento

de juventud y de amor

para la luna y el viento,

el agua y el ruiseñor.


«El jardín tiene una fuente

y la fuente una quimera…».

Cantaba una voz doliente,

alma de la primavera.


Calló la voz y el violín

apagó su melodía.

Quedó la melancolía

vagando por el jardín.

Sólo la fuente se oía.




Ce poème a tout pour n'être pas rendu, comme je l'aimerais, en rimes et en rythme : mètre bref, mots simples et insubstituables, pas d'effets, pas de contorsions ; donc marge quasi nulle. J'ai essayé, mais seulement "tant bien que mal", de rendre un peu de rythme, un peu de rime.

Mieux vaut lire l'original, certes encore assez peu caractéristique du style ultérieur de Machado, qui a fait sa gloire. Tendre, sensuel, serein, musical, un peu alangui, ce Machado de 1903-1904 est plus proche de Fauré que de Falla… 




à Juan Ramón Jiménez


C'était une nuit de mai

une nuit bleue et sereine.

À la pointe du cyprès

brillait la lune pleine,


illuminant la fontaine

d'où jaillissait l'eau,

intermittent sanglot.

On n'entendait que la fontaine.


Puis on entendit l'accent

d'un rossignol caché.

Et se brisa d'un coup de vent

le jet d'eau incurvé.


Et sur tout le jardin

erra un tendre son :

dans les myrtes un musicien

faisait résonner son violon.


C'était un triste accord

fait de jeunesse et d'amour

pour la lune et pour le vent

pour l'eau et pour le rossignol.


"Le jardin a une fontaine

et la fontaine une chimère…"

Une voix chantait sa peine,

âme du printemps.


La voix se tut et le violon

éteignit sa mélodie.

Il ne resta que la peine

errant sur le jardin.

On n'entendait que la fontaine.



samedi 10 décembre 2022

Nabokov : "Un dîner littéraire" (trad. M.P.)


Un dîner littéraire

The New Yorker, 11 avril 1942.


Venez donc, dit mon hôtesse, faisant paraître sur son visage ce sourire rose préposé aux présentations, qui fait se rejoindre, comme une vallée de vergers en fleurs, les versants de deux noms. Je veux, murmura-t-elle, que vous mangiez le Dr James. 

J’avais faim. Le Docteur semblait bon. Il avait lu le grand livre du moment et l’avait aimé dit-il, parce que c’était puissant. Aussi fus-je généreusement aidé. Son épouse à la mauve poitrine me désignait, très poliment, du bout de son couteau, les morceaux les plus tendres. 

Je mangeai – et en Égypte, les crépuscules étaient vraiment fameux ; les Russes réussissaient de mieux en mieux ; avais-je rencontré un Prince Poprinsky, qu’ils avaient connu à Caparabella, ou était-ce à Menton ?  Ils avaient beaucoup voyagé, sa femme et lui ; sa passion à elle, c’était les Gens ; sa passion à lui, c’était la Vie. Tout était bon, et bien cuisiné. Mais le morceau le plus savoureux fut son cervelet croustillant au parfum de noisette. Le cœur ressemblait à une datte sombre et luisante. 

Et je rangeai les déchets sur le bord de mon assiette. 




A Literary Dinner


Come here, said my hostess, her face making room

for one of those pink introductory smiles

that link, like a valley of fruit trees in bloom,

the slopes of two names.

I want you, she murmured, to eat Dr. James.


I was hungry. The Doctor looked good. He had read

the great book of the week and had liked it, he said,

because it was powerful. So I was brought

a generous helping. His mauve-bosomed wife

kept showing me, very politely, I thought,

the tenderest bits with the point of her knife.


I ate – and in Egypt the sunsets were swell;

The Russians were doing remarkably well;

had I met a Prince Poprinsky, whom he had known

in Caparabella, or was it Mentone?

They had traveled extensively, he and his wife;

her hobby was People, his hobby was Life.

All was good and well cooked, but the tastiest part

was his nut-flavored, crisp cerebellum. The heart

resembled a shiny brown date,

and I stowed all the studs on the edge of my plate.



On peut trouver sur Internet deux lectures anglaises (un peu bizarres) de ce poème : 

1/ John MacKenzie

https://archive.org/details/JohnMacKenzieALiteraryDinnerVladimirNabokov

2/ Brad Craft

https://www.youtube.com/watch?v=oC7AQIdEjC4



Je n’ai pas suffisamment ressenti la poéticité de ce texte pour en tenter un rendu métrique et rimé. Mais j’en ai goûté l’humour et la causticité. J’en ai donc fait une traduction assez libre, en prose, avec quelques effets de sonorités (et je me suis autorisé la fantaisie d'une allusion ponctuelle à un autre auteur, peu goûté de V.V.). Je n’ai pas vu de traduction française publiée : un lecteur (pas mon semblable ni mon frère) s’est attribué quelques pages du volume Gallimard à la bibliothèque où je me fournis. De là, pour moi, un léger doute concernant un mot. Mais les traductions publiées, même chez Gallimard, sont-elles toujours fiables ? (à quelques pages de là, un autre poème commence par un drôle de dérapage…). 


Nabokov pousse à l’extrême cette expérience bien connue selon laquelle un repas se compose moins de ce qu’il y a sur la table que des personnes qui sont autour. Qu’il vaut mieux être l’hôte de Virgile que de Lucullus. Qu'on absorbe, volens nolens, les paroles en même temps que les mets.


Le thème de l’intériorité au sens matériel, organique du terme n’est pas si rare chez Nabokov. 

Cf. le poème Restoration, strophe 5. 

[…] So I would unrobe,

turn inside out, pry open, probe

all matter, everything you see,

the skyline and its saddest tree,

the whole inexplicable globe

trad. Hélène Henry (hum, ce H. H. est suspect…) : 

”Ainsi je voudrais dépecer, ouvrir,

mettre à l’épreuve toute chose,

tout le visible : l’horizon,

avec son arbre le plus triste,

tout l’univers inexplicable.”

Cf. aussi l’amour très inquisiteur de Humbert Humbert :

My only grudge against nature was that I could not turn my Lolita inside out and apply voracious lips to her young matrix, her unknown heart, her nacreous liver, the sea-grapes of her lungs, her comely twin kidneys.

trad. Couturier : 

”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lolita comme un gant et plaquer mes lèvres voraces contre sa jeune matrice, son cœur inconnu, son foie nacré, les raisins de mer de ses poumons, ses deux jolis reins.”

trad. Kahane : 

”Mon seul grief contre la nature était de ne pouvoir retourner Lo comme un gant pour appliquer ma bouche vorace sur sa jeune matrice, la nacre de son foie, son cœur inconnu, les grappes marines de ses poumons, ses reins délicatement jumelés.”




vendredi 9 décembre 2022

Nabokov : 'Rain' (traduction M.P.)


Pluie (1956) 


Comme il remue le lit pendant

ces nuits d'arbres gesticulants

quand la pluie clapote pressée,

fiers sabots d'un jouet d'étain,

qui trotte sur un toit sans fin,

parcourant le passé.


Sur les vieux chemins glissent puis

Foncent les coursiers de la pluie

dans les années en entrelacs,

mais ne peuvent jamais assez

plonger au fin fond du passé

car le soleil est là.



Rain (1956)


How mobile is the bed on these

nights of gesticulating trees

when the rain clatters fast,

the tin-toy rain with dapper hoof

trotting upon an endless roof,

traveling into the past.


Upon old roads the steeds of rain

Slip and slow down and speed again

through many a tangled year ;

but they can never reach the last

dip at the bottom of the past 

because the sun is there.


pour l'entendre lu par Nabokov himself : 

https://www.youtube.com/watch?v=QzOt0bMmXjY

à 55' 23''

[on dirait qu'il prononce le titre "Rage", plutôt que "Rain"]


vendredi 18 novembre 2022

Électricité : Nabokov / Shade / Kinbote / Philippon (poésie ; traduction M.P.)



Feu pâle, Pléiade t. 3 p. 302-303 (commentaire très dérivé, à la Kinbote, arrimé au vers 347). Le scoliaste zinzin y narre les tentatives spirites de la famille Shade, qui se soldent par un échec, puis cite un poème de John Shade, réflexion mystico-occultiste sur l'électricité. 


Le texte original : 


The light never came back but it gleams again in a short poem “The Nature of Electricity,” which John Shade had sent to the New York magazine The Beau and the Butterfly, some time in 1958, but which appeared only after his death :


The dead, the gentle dead – who knows ? –

In tungsten filaments abide,

And on my bedside table glows

Another man’s departed bride.


And maybe Shakespeare floods a whole

Town with innumerable lights,

And Shelley’s incandescent soul

Lures the pale moths of starless nights.


Streetlamps are numbered, and maybe

Number nine-hundred-ninety-nine

(So brightly beaming through a tree

So green) is an old friend of mine.


And when above the livid plain

Forked lightning plays, therein may dwell

The torments of a Tamerlane,

The roar of tyrants torn in hell.


La traduction Pléiade : 


La lumière ne reparut jamais mais elle luit encore dans un court poème "La Nature de l'électricité", que John Shade avait envoyé au magazine de New-York Le Beau et le papillon, en 1958, mais qui ne parut qu'après sa mort :


Les morts, les aimables morts, – qui sait ?

Gîtent dans les fils de tungstène, 

Et sur ma table de nuit luit

La fiancée disparue d'un autre homme. 


Et Shakespeare peut-être illumine

Toute une ville de lumières innombrables,

Et l'âme incandescente de Shelley

Attire les phalènes pâles des nuits sans étoiles. 


Les réverbères portent des numéros, et peut-être

Le numéro neuf cent quatre-vingt-dix-neuf

(Qui brille si vivement à travers l'arbre

Si vert) est-il un de mes vieux amis.


Et, quand au-dessus de la plaine livide

Jouent les éclairs fourchus, peut-être contiennent-ils

Les tourments d'un Tamerlan, 

Le rugissement des tyrans déchiquetés en enfer. 



Les traductions universitaires, précises, ont leur utilité et même leur nécessité. Mais (selon un mien hobby horse) elles ne dispensent pas de tenter une restitution, moins fidèle aux mots, mais fidèle au mètre et à la rime – ce qui est chose à la fois très difficile à faire et très facile à critiquer. Tant pis. 

L'octosyllabe est un des pires carcans, un Procuste diminutif qui réclame de cruels sacrifices. Surtout à partir de l'anglais paucisyllabique, aggravé de la densité sémantique nabokovienne. Le premier quatrain ne pose pas de problème spécial (il comporte une probable allusion à E. Poe). Le second contient deux noms propres insubstituables, ce qui le rend extrêmement ardu à octosyllaber tout en rimant [je m'y suis concédé un e muet au statut contestable, mais peu apparent]. Le troisième, centré sur un insubstituable de 7 syllabes, découragerait les plus hardis. Le quatrième est un paysage cosmico-eschatologique d'une grandiose noirceur - on serait tenté de parler de "terribilitá" ! (titanesques allitérations en T des deux derniers vers).


Malgré tout cela (les "malgré" étant peut-être des "parce que" masqués), j'ai tenté la gageure : 


Et s'ils logeaient, les tendres morts,

Dans le tungstène en filaments ?

Sur mon chevet luirait alors

La fiancée morte d'un amant.


Millions de lumières urbaines :

C'est Shakespeare. L'âme de Shelley

Brûle les candides phalènes

Qui croient à des nuits étoilées. 


Le réverbère étiqueté

Neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième

(l'arbre vert le fait miroiter)

Serait mon vieil ami lui-même.


Et les éclairs se déchirant

Sur la pâle plaine d'hiver,

Seraient les cris d'un Tamerlan,

Tourments des tyrans en enfer.



mardi 16 août 2022

Sciascia : la clé est sur la porte


Longtemps, l'ouverture d'un opéra a été une musique quelconque placée avant l'action chantée, sans rapport réel avec celle-ci. C'était, au sens précis du mot, un "hors-d'œuvre" (ex-ergon). Puis avec Glück (Iphigénie en Aulide) et surtout avec Mozart (Cosí fan tutte), cette ouverture entretient avec l'opéra un rapport subtil de microcosme à macrocosme ; un résumé allusif qu'on ne saisit comme tel qu'une fois l'action déployée dans toute son ampleur. 

En littérature, l'incipit peut jouer ce rôle en donnant une clé de lecture dont la pertinence apparaîtra rétrospectivement. Exemple éminent (et record absolu) : en deux lettres ("Ça"), Céline propose un pacte de lecture, pacte stylistique (non-conventionnel) et indication de contenu (populaire). Toute l'œuvre de Céline y est concentrée, ton et action. 

De même, on trouve aussi (avec admiration) un résumé de toute l'œuvre (et de toute l'action politique) de Sciascia dans la première ligne, au premier regard très anodine, de son premier vrai roman Le Jour de la chouette :

L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

traduction Bertrand et Fusco (GF) : "L’autobus allait partir ; il grondait sourdement avec de brusques toussotements, de brusques hoquets."

C'est simple, c'est même banal (ce qui d'ailleurs ne veut pas dire aisé à traduire, cf. infra). Cela semble sans conséquence. Mais regardons-y de plus près. Le moteur tourne, ronfle, gronde ; il crée un fond assez neutre, une rumeur assez régulière. Mais cette uniformité est rompue par des incidents, des toussotements, des éraflures du temps, comme une respiration régulière est interrompue par une apnée du sommeil : raclement de gorge, puis hoquet. "Hoquets" est le mot que choisit (légitimement) la traduction Bertrand et Fusco pour rendre "singulti". Mais ce mot peut aussi désigner, comme l'étymologie le laisse entendre, entrevoir, un sanglot. 

https://fr.wiktionary.org/wiki/singultus#:~:text=Sanglot%2C%20hoquet%20des%20personnes%20qui%20pleurent.&text=Gloussement%2C%20croassement%2C%20gargouillement.

On a donc le calme, puis l'incident, puis le sanglot. La transposition se fait toute seule : la Sicile dort, ne demande qu'à dormir éternellement (cf. Le Guépard). Mais, un bruit soudain déchire le bruit de fond, un coup de fusil par exemple (un tir de lupara) ; puis le sanglot de la veuve ; puis le presque silence, et puis ça recommence, indéfiniment. Tout y est, y compris cette apparente tranquillité qui est en fait le silence mortifère de l'omertá. 

Si on s'en tient à la traduction de "singulti" par "hoquets", on peut voir dans l'incipit une personnification de l'autobus en mauvais état (comme aime à faire Nabokov par exemple, pour les trains russes dont les freins soupirent de soulagement), avec son moteur qui ne tourne pas très rond - illustration habile de la pauvreté sicilienne. Mais le sommeil agité de sursauts, de cauchemars, de sanglots, cela donne une tout autre dimension (tragique) à cette petite phrase anodine.


L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

Le problème de traduction, c'est que la position de l'adjectif (improvvisi) en italien ne peut être rendue en français sans donner une tonalité littéraire affectée, hors de propos :

avec de brusques toussotements et hoquets.

... ça ne marche pas du tout. 

Dans la version publiée, on répète brusque, ce qui est un peu insistant. 

Ou alors on modifie un peu la phrase : 

"il grondait sourdement avec soudain des toussotements et des hoquets." 

("soudain" peut être soit adjectif, soit adverbe ; en le faisant adverbe, on gomme l'affectation qu'il aurait en tant qu'adjectif commun antéposé)

Si l'on veut aiguiller le lecteur vers la personnification et l'analogie micro-macrocosmique, on peut tenter : 

il grondait sourdement avec soudain des raclements et des sanglots."

ou, plus libre :

il grondait sourdement avec, soudain, raclements et sanglots."


 Faut-il se plaindre qu'il n'y ait pas de traduction pleinement satisfaisante ? Cette phrase est si riche qu'il y a un plaisir spécial à la dorloter, la déguster, la faire tourner et miroiter entre sens propre, sens figuré et sens allégorique

"comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables."



mardi 12 juillet 2022

Nabokov, 'L'Exploit' (traduction)


         texte :     

         https://lelectionnaire.blogspot.com/2022/07/nabokov-appel.html

Le titre français du roman, L'Exploit, est devenu canonique. Il me semble pourtant peu satisfaisant – de même que le titre anglais Glory. Je ne sais pas quelles sont les résonnances du titre original russe (Podvig), mais la tonalité d'ensemble du roman me suggèrerait fortement de traduire par La Prouesse (= entreprise chevaleresque déraisonnable, à signification plus symbolique que pratique). 


Dans ce passage : 

La traduction dit tétramètres iambiques au pluriel. C'est dommage, car il ne s'agit pas ici de la beauté des vers particuliers dits par Moon, mais de la beauté fascinante du tétramère iambique pouchkinien, porté au niveau d'une essence rythmique intrinsèquement associée à un puissant imaginaire. 

De mot dislodged signifie sans problème délogées. L'auteur étant très exigeant en matière de précision ornithologique, on ne peut substituer le geai, qui se trouve rimer très malencontreusement avec ce délogées. C'est donc ce dernier mot qui devrait être remplacé par un mot dont la moindre précision ne poserait pas de problème (abattues par exemple).

Toujours ce geai "flying from perch to perch" : "en passant d'un perchoir à un autre" ; pourquoi ce "en", qui est au moins inutile, sinon inapproprié. Il serait plus fluide (et même plus correct) de ne pas le mettre. Et aussi, pourquoi ne pas conserver le flying ? Certes, passant n'est pas mauvais, ni faux, mais puisque l'oiseau vole dans l'original, autant qu'il vole aussi dans la traduction. 

Donc, en résumé : "abattues par un geai volant d'un perchoir à l'autre"


Les Anglaises : "angular English" est probablement un effet voulu de sonorités ; pourquoi traduire par "maigrichonnes", alors que "anguleuses" a le double mérite de traduire de plus près et de conserver l'effet sonore ? De même façon que l'original "angular English", "anguleuses anglaises" apparaît comme l'esquisse d'une caricature : Anglaise et anguleuse "sont les mots qui vont très bien ensemble"... Avec en outre le soupçon d'un pléonasme, ou d'une étymologie sournoisement cruelle : peut-être est-ce leur silhouette anguleuse qui les a fait appeler Anglaises... 


Quant à blandishments, je ne sais si le mot anglais a les mêmes connotations désuètes, voire archaïsantes que le français blandices. En outre, en français, ce mot est souvent associé à la fadeur, au douceâtre. Séductions ou flatteries insisterait trop sur un seul aspect du sens. Appas serait franchement archaïsant et accentuerait le défaut de blandices. Une tournure plus neutre serait : de telles douceurs. Mais elle ne rendrait pas le caractère attractif. Donc, pour rendre ce caractère attractif tout en maintenant une discrète tonalité désuète, j'opterais pour de telles invites.



jeudi 9 juin 2022

Un f*cking problème de traduction


Parmi les problèmes récurrents de traduction de l'anglo-américain familier, les fréquents fucking ou damned, qui sont la plupart du temps rendus de façon très raide, par une formule qui sent bien trop la traduction. Exemple dans Un petit boulot, de Levison :

"I need a damned vacuum cleaner."

traduit par :

"Il me faut un putain d’aspirateur."

ou :

"Get in the fucking bar."

traduit par :

"Va dans ce putain de bar."

Ça ne marche pas du tout. Jamais un français ne dira ça.

Songer par exemple que le fucking dont sont émaillés les dialogues chez Scorsese peut se loger à peu près n'importe où dans la phrase, au prix parfois d'étonnantes tmèses, voire par l'incrustation à l'intérieur d'un mot polysyllabique ("infixation explétive", semble-t-il). Un mitraillage de fucking !

C'est que ce "fucking", ou ce "damned", qui semblent des adjectifs (damned vacuum), ne sont pas des adjectifs, mais des signaux expressifs libres. Ils ne qualifient que marginalement le nom auquel ils sont associés, mais visent surtout à marquer la tonalité affective générale de la phrase – rogne, exaspération, mépris. Le merdique de la situation déteint sur la chose, qui sert un peu de bouc-émissaire, de paratonnerre.

À la traduction, il faut donc faire porter la marque affective sur l'ensemble de la phrase, ou de la proposition (la phrase est généralement courte). 

Par exemple : 

"Il me faut un aspirateur, bordel !" (ou "merde" ; ou "putain").

ou 

"Putain, il me faut un aspirateur !"

Je ne demande pas un aspirateur qui soit foutu, mais je veux dire que je suis foutu si je n'ai pas d'aspirateur. 


Enfin, ce f*cking problème de traduction, il est pas compliqué, merde !


jeudi 3 février 2022

Bernard Sève, traduction, poésie, Valéry

 

Bernard Sève, dans son (remarquable) livre L'Altération musicale, propose de distinguer nettement "sens immanent et sens transcendant, en posant conventionnellement qu’un sens est transcendant [...] s’il peut être transcrit sans déformation excessive dans un autre système : traduit du français au norvégien, par exemple ; et qu’un sens est immanent s’il fait à ce point corps avec son médium qu’il ne peut pas être transcrit ou transposé dans un autre système." On peut songer à la tentative de rendre de la musique par des paroles.

Mise au point précieuse en ce qu'elle marque le caractère inévitablement hybride de la traduction de poésie, puisque dans la poésie un sens transcendant (plus ou moins précis) est rendu de façon très immanente à son medium. On peut aller plus loin : rien n'est traduisible, car le changement de médium change les résonances, les évocations, les connotations. On a dit avec raison que le mot "pain" rend correctement l'allemand "Brot", mais en manque l'acoustique. Je songe à notre français "rêve", si fin, léger, diaphane, en dentelle ; si éloigné de son "équivalent" allemand Traum, sombre, lourd, tragique, proche du cauchemar ; cette syllabe fait vibrer (comme dans un piano, pédale enfoncée), les mots Trauer (deuil) et Trauma (traumatisme) — ce qui a d'ailleurs induit un quiproquo riche d'enseignements entre Freud, qui parlait d'interpréter les rêves, et Ferenczi, qui parlait d'interpréter les traumas. 

Je remarque que dans son livre, B. Sève ne cite jamais Valéry. Je m'en étonne pendant quelques pages, puis je comprends : si l'on commence avec les remarques de Valéry apportant un éclairage sur tel ou tel point de musique, de musique des mots etc., on n'arrête plus, et on n'écrit plus. B. Sève a donc agi sagement en se prémunissant contre ce subtil envahisseur. 



vendredi 24 septembre 2021

Hemingway : in our time 3 (traduction M.P.)

 
Minarets stuck up in the rain out of Adrianople across the mud flats. The carts were jammed for thirty miles along the Karagatch road. Water buffalo and cattle were hauling carts through the mud. No end and no beginning. Just carts loaded with everything they owned. The old men and women, soaked through, walked along keeping the cattle moving. The Maritza was running yellow almost up to the bridge. Carts were jammed solid on the bridge with camels bobbing along through them. Greek cavalry herded along the procession. Women and kids were in the carts crouched with mattresses, mirrors, sewing machines, bundles. There was a woman having a kid with a young girl holding a blanket over her and crying. Scared sick looking at it. It rained all through the evacuation.

Des minarets se dressaient dans la pluie au-dessus d'Andrinople au-delà des flaques de boue. Les carrioles se pressaient sur trente miles sur la route de Karagatch. Des buffles et du bétail tiraient des carrioles dans la boue. Sans début et sans fin. Rien que des carrioles chargées de tout ce qu'ils possédaient. Les vieillards, hommes et femmes, complètement trempés, marchaient en faisant avancer le bétail. La Maritza coulait jaune presque jusqu'au niveau du pont. Des carrioles s'entremêlaient sur le pont avec des chameaux qui se balançaient parmi elles. La cavalerie grecque longeait le cortège. Des femmes et des enfants étaient accroupis dans les carrioles parmi les matelas, les miroirs, les machines à coudre, les ballots. Il y avait une femme qui accouchait avec une fille jeune qui tenait une couverture au-dessus d'elle et pleurait. Malade de peur de voir ça. Il plut tout le temps de l'évacuation.

mercredi 28 avril 2021

Nabokov, 'Lolita' : problèmes de l'incipit

 

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta.

She was Lo, plain Lo, in the morning, standing four feet ten in one sock. She was Lola in slacks. She was Dolly at school. She was Dolores on the dotted line. But in my arms she was always Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? : 

“Lolita, luz de mi vida, fuego de mis entrañas. Pecado mío, alma mía. Lo-li-ta : la punta de la lengua emprende un viaje de tres pasos desde el borde del paladar para apoyarse, en el tercero, en el borde de los dientes. Lo. Li. Ta. Era Lo, sencillamente Lo, por la mañana, un metro cuarenta y ocho de estatura con pies descalzos. Era Lola con pantalones. Era Dolly en la escuela. Era Dolores cuando firmaba. Pero en mis brazos era siempre Lolita.”


Nabokov, Lolita, incipit, traduction ? :

"Lolita, Licht meines Lebens, Feuer meiner Lenden. Meine Sünde, meine Seele. Lo-li-ta. Die Zungenspitze macht drei Sprünge den Gaumen hinab und tippt bei Drei gegen die Zähne. Lo. Li. Ta. Sie war Lo, kurz Lo, am Morgen, 1,50 m groß in einem Söckchen. Sie war Lola in Hosen. Sie war Dolly in der Schule. Sie war Dolores von Amts wegen. Aber in meinen Armen war sie immer Lolita."


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Kahane 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lolita : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta.

Elle était Lo le matin, Lo tout court, un mètre quarante-huit en chaussettes, debout sur un seul pied. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l’école. Elle était Dolorès sur le pointillé des formulaires. Mais dans mes bras, c’était toujours Lolita. »


Nabokov, Lolita, incipit, traduction Couturier 

« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-lii-ta ; le bout de la langue fait trois petits pas le long du palais pour taper, à trois, contre les dents. Lo. Lii. Ta.

Le matin, elle était Lo, simplement Lo, avec son mètre quarante-six et son unique chaussette. Elle était Lola en pantalon. Elle était Dolly à l'école. Elle était Dolores sur les pointillés. Mais dans mes bras, elle était toujours Lolita. »



Ce magnifique poème en prose est, comme il se doit, impossible à rendre en raison même de sa richesse et de son originalité. Il pose des problèmes aussi peu solubles que le "Now" qui ouvre Richard III... 


1. 

Le nom est prononcé à l'espagnole, avec l'accent sur l'avant-dernière syllabe (paroxytonique) ; la graphie "Lee" l'indique clairement) ; donc aussi avec un T bien net (la description de la bouche l'indique clairement), un T qui ne tend pas du tout à devenir un D comme en anglais. On a accusé Nabokov de mal décrire la disposition buccale, croyant que ce polyglotte anglicisait la prononciation du prénom.


2. 

Allitérations

Cinq L : Lo-Li-Light-Life-Loins ; puis S-S. Puis une vertigineuse rafale de T (9 !) avec laquelle Nabokov se met en concurrence avec Shakespeare, et, ma foi, il soutient la comparaison : 

(Romeo & Juliet) "jocund day stands tiptoe on the misty mountaintops."


3. 

inconvénient d'avoir à transposer les mesures anglo-saxonnes ; le problème est classique ; il vaut mieux transposer, pour que cela évoque quelque chose au lecteur, plutôt que de jouer sur le seul facteur de l'exotisme métrique.


[suivent deux gros problèmes en 3 syllabes : "in one sock"]

4. 

 Le singulier du mot renvoie à au moins deux épisodes du roman ; il est souligné par le "one". Ne pas le mentionner, c'est perdre beaucoup. Mais le mentionner est malcommode en français ; "en chaussettes" ne convient pas car affirme le pluriel ; "avec une seule chaussette" est interminable, on y perd la saveur typiquement nabokovienne de l'allusion libidineuse par laquelle on est amené à voir Lo dans la tenue précise et réduite où HH la préfère... 

Couturier modifie la phrase pour conserver ce singulier essentiel ("avec son mètre quarante-six et son unique chaussette") ; mais le 'et' sépare des éléments qui sont l'objet d'une seule appréhension 

Faut-il aller loin dans la discrétion allusive ? : "un mètre quarante-six en chaussette" ? Le lecteur peut ne rien remarquer, ou croire à une coquille (ô, superficiel lecteur !).


5. 

'sock' : 'chaussette' ? ou 'socquette' ? Dans l'ensemble du roman, les deux traducteurs français alternent, et je crois que c'est judicieux. Mais dans cet incipit, ils optent pour 'chaussette' ; il me semble pourtant que 'socquette' serait plus dans la tonalité... "rêveuse" du passage. Combiné avec l'unicité, on a une vision très humbertienne, minimale (pour Humbert comme pour Plotin, la perfection vient non en ajoutant, mais en ôtant...)


6.

"on the dotted line". Mot à mot : 'sur la ligne pointillée'. C'est très gênant à traduire ; d'abord parce que le son (dotted) fait écho à Dolores ; ensuite et surtout parce que cette formulation allusive, parfaitement saisie par un lecteur anglo-saxon, risque n'être pas évidente pour un lecteur français. Les solutions espagnole (cuando firmaba) et allemande (von Amts wegen) ont leurs qualités (surtout la rapidité). Kahane est précis mais trop long : "sur le pointillé des formulaires". Couturier est bref et fidèle, mais pas clair : "sur les pointillés." La question (unanswered question) est : le lecteur de la version française est-il accoutumé à ces pointillés invitant à signer, ou y voit-il une invitation à découper le papier selon lesdits ?


7.

La version allemande telle que je l'ai trouvée sur la Toile (sujette à caution) ne comporte pas de retour d'alinéa en milieu de poème. Ce retour importe certes pour le rythme des 'strophes', mais aussi pour l'enserrement de tous les éléments dans le nom. Le roman a pour titre le nom du personnage. Le premier mot et le dernier mot du roman sont ce même nom. Le poème en prose de l'incipit commence et finit par lui. Il ne faut donc pas négliger que la première "strophe" elle aussi commence et finit par lui (orthographié autrement) : l'alpha et l'oméga.