dimanche 11 avril 2010

Jouvence : l'homme qui lit


Plus nous vieillissons, plus se rétracte l'éventail de nos possibles. Le peu que nous faisons et vivons abolit l'immensité de ce que nous ne faisons ni ne vivons. Le stock de nos choix fond à vue d'œil, vertigineusement, irrémédiablement. Vivre, c'est perdre sans cesse sa vie, c'est mourir à petit feu, c'est mourir "à crédit", comme dit l'un. Et quand le crédit est épuisé, il n'y a plus que du réel : la mort fait de la vie un destin, comme dit l'autre. 

Tout ceci n'est pas gai.

Mais...
Si par exemple on est lecteur de romans, plus on vit, plus on lit, plus on mène d'existences parallèles, plus on fait mimétiquement l'expérience de destinées tout autres, qui s'agrègent discrètement mais sûrement à notre moi, qui nuancent le halo de nos possibles, élargissent le champ de nos virtualités, enrichissent notre registration intime. On est à la fois Emma et Marcel, Phèdre et Régis Ferrier (sont-ils si différents ?), Jacques Vingtras et Candide, Charlus et Julien Sorel - et même Bébert. Mieux : l'amateur de musique recèle en lui une facette par laquelle il est XIV° Quatuor, IX° symphonie, Messe en Si mineur, Petite Gigue en Sol. Nous nous enrichissons sans cesse. Notre halo de possibles se déploie en des couleurs toujours plus variées ; les harmoniques qui rôdent autour de notre fondamentale se complexifient et nimbent royalement notre être jadis si chétivement, si sommairement confiné à lui-même. Les ponts, les passages, les échanges entre les personnages, entre les arts, se démultiplient géométriquement alors que le temps de notre vie ne décroît qu'arithmétiquement.
La littérature, l'art, sont des fontaines de Jouvence, divinités débonnaires qui nous sauvent de la mort à mesure que nous avançons en âge, qui nous ravivent à mesure que nous vieillissons. Notre conversation interne se fait sans cesse plus passionnante. De moins en moins seuls, et de mieux en mieux accompagnés.

Anatole France, Académicien et tête de Turc


Depuis bien longtemps, il est de bon ton (il "va de soi") de mépriser Anatole France. Trop fêté, trop décoré, trop Académicien. On oublie son engagement (pourtant du bon côté) dans l'Affaire, où il avait à l'évidence beaucoup à perdre. Mais quand on a été étiqueté "auteur confortable", nulle preuve contraire ne vaut. France fut plus qu'insulté par les surréalistes (parangons de moralité, comme on sait), en butte à la tenace rancune de Valéry (pour de tout autres raisons). Il est peut-être imprudent de prendre pour pseudonyme le nom d'un pays qui a une forte propension à ne pas s'aimer.

Et pourtant, si l'on trouve chez lui bien des choses qui ont vieilli, ou qui déjà étaient de mince intérêt lors de leur parution, il est plus d'un volume qui demeure solide et étincelant, ce qui n'est déjà pas si mal. La "Rôtisserie de la Reine Pédauque", tout divertissement que soit ce roman, est un bijou de drôlerie, de vivacité, un merveilleux pastiche "Régence". Les 4 volumes de "L'Histoire contemporaine" sont un tableau parfait du temps, qui se relit avec un intérêt (et un sourire désabusé) permanents. 

Récemment, Kundera (qui peut, à son âge et en sa gloire, se permettre de dire ce qu'il pense) a même osé faire l'éloge du roman "Les Dieux ont soif", qui dénonce les soubassements mauvais du grand élan de solidarité décapitante de 93. Offense à toute cette intelligentsia démocratique qui ne cesse de trouver son moment sublime en ces mois où les têtes roulaient gaîment dans la sciure, preuve que l'on n'était pas dans l'hypocrite démocratie formelle bourgeoise...

Malgré sa réputation de sceptique léger, d'ironiste désabusé de bon ton, Anatole France nous a légué quelques formules belles et profondes, qui méritent encore et pour longtemps d'être méditées. En voici quelques-unes, sans références : occasion de le relire pour les y retrouver....

  • "Tout ce qu'on imagine est réel : il n'y a même que cela qui soit réel."
  • "Savoir n'est rien, imaginer est tout. Rien n'existe que ce qu'on imagine."
  • "Chaque génération imagine à nouveau les chef-d'œuvre antiques et leur communique de la sorte une immortalité mouvante." 
  • "Il lui en coûtait de se reconnaître ces méprisables qualités de l'intelligence dont la vie n'est point fortifiée."
  • "Chaque époque a sa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion, ni de la philosophie, mais de l'habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise ; et l'humanité ne subsiste qu'à condition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à son existence."
  • "Les gestes de l'humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres, et les historiens qui découvrent quelque ordre dans la suite des événements sont de grands rhéteurs."
  • "Rien n'est parfait ; mais tout se tient, s'étaie, s'entrecroise."
  • "La réflexion nuit beaucoup à l'intrépidité."
  • "L'avenir, il faut y travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisserie, sans le voir."
  • "C'est une grande force de ne pas comprendre"
  • "Il se flattait d'être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé."
  • "Il faut savoir blâmer, et c'est là un devoir rigoureux."
  • "Sans l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire."
  • "Madame Roland était bien naïve d'en appeler à l'impartiale postérité et de ne pas s'apercevoir que, si ses contemporains étaient de mauvais singes, leur postérité serait aussi composée de mauvais singes."
  • "Les enfants vivent dans un perpétuel miracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard."
  • "Les enfants ont cela de charmant qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas ; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents."
  • "Défiez-vous du bon sens. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes."
  • "La pauvreté est l'ange de Jacob : elle oblige ceux qu'elle aime à lutter dans l'ombre avec elle et ils sortent au jour de son étreinte les tendons froissés, mais le sang plus vif, les reins plus souples, les bras plus forts. (...) La pauvreté garde à ceux qu'elle aime le seul bien véritable qu'il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand ses charmes et ses parfums sur la nature : le Désir."

Et, last but not least , du "Jardin d'Epicure" :
  •  "Ce que la vie a de meilleur, c'est l'idée qu'elle nous donne de je ne sais quoi, qui n'est pas en elle."