mercredi 7 avril 2021

Notules (9) : musique

 

La musique tonale, dit-on, repose essentiellement sur la dualité entre tension et détente. Beethoven en est donc le plus parfait représentant. Nul plus que lui n'a su faire sourdre lentement, longuement la tension, la faire progresser, la mener à travers maintes étapes à une conclusion qui, à son tour, explose et se répète, dans la joie de l'équivoque enfin surmontée (et pas seulement dans la plénitude de la tonalité directement donnée). Il est souvent le plus long à commencer (Sonate à Kreutzer), souvent le plus long à finir (5° Symphonie). Il faudrait faire une anthologie de ses commencements merveilleusement tâtonnants ; il serait moins intéressant bien sûr de faire une anthologie symétrique de ses fins conclusives et reconclusives. 

Il n'a pas été le tout premier à commencer par une musique qui se cherche, qui tarde à annoncer la couleur ; Haydn et Mozart l'avaient tenté. Mais il est le premier à donner à cette façon une ampleur et une signification esthétique fondamentales. Le prélude non-mesuré des anciens luthistes se retrouve ici dans sa fonction première : accorder, tendre l'instrument, mais aussi les oreilles du musicien et des auditeurs, chercher les justes rapports, aiguiser l'attente. Et quand cette attente est aiguisée, on commence vraiment. Beethoven était contemporain de Hegel, pour qui la préparation au savoir, les étapes antérieures, les erreurs préalables, sont un processus nécessaire qui fait partie du savoir même, et ne peuvent donc en être gommées. Le prélude fait partie du jeu. 



Le Guépard, Le Professeur et la sirène, de Tomasi di Lampedusa, c'est comme l'Adagio de Barber (version originale pour quatuor, cela va sans dire) : ça a peut-être 50 ans de retard, mais c'est parfait. C'est parfait peut-être parce que cela a 50 ans de retard, donc d'expérience, de maturation, de dépôt. Les œuvres innovantes sont souvent très imparfaites, désordonnées ; richissimes, mais bancales. Par exemple La Recherche, le Voyage au bout de la nuit. Lampedusa ou Barber, accessibles à un public moins averti, ont leur beauté propre, faite de sérénité, d'assise. Je notais récemment que Bach édifie et que Beethoven "casse les vitres". On peut, on doit aimer les deux. Les innovations fracassantes et imparfaites, les œuvres classiques et sans défaut sont bonnes, les unes et les autres, pour diverses heures de la journée, divers âges de la vie, diverses Stimmungen. 



Écouté, pour la (?) centième fois, le Concerto (dit n° 2), pour trompette de Jolivet ; et, pour la (?) vingtième fois, dans la version de W. Marsalis. C'est prodigieux. Le son est d'une beauté telle qu'il faut l'entendre pour y croire : on n'aurait pas su l'imaginer. La mise au point, l'orchestre, idem. Que demander de plus ? Eh bien, justement, un petit grain de folie que l'on trouve parfois dans des versions moins parfaites, moins surhumaines. Car la version Marsalis a quelque chose d'inhumain : on entend un dieu, un extra-terrestre doué de facultés inconnues. Pas d'enthousiasme, de fièvre. Ni risque ni danger. Rien de dionysiaque. Apollon règne seul. 

(Question analogue pour un grand guitariste : Paco de Lucía, prodigieux musicien, avait-il du 'duende' ?)