dimanche 27 décembre 2020

La Fontaine : quelques points.


Place Saint-Sulpice à Paris, se trouve une fontaine illustrée par des statues représentant quatre ecclésiastiques notoires, mais dont aucun n'a été cardinal. On l'a donc tout naturellement baptisée "fontaine des quatre 'point' cardinaux". Elle date du XIX° siècle. 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_Saint-Sulpice


Mais déjà, au grand siècle, La Fontaine (hasard onomastique) avait glissé un calembour similaire dans sa fable La Fille (une merveille). La fille en question veut un époux qui ait toutes les qualités, y compris (discrètement mentionnées), des qualités sensuelles ; elle le souhaite

"Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière, 

Point froid et point jaloux ; notez ces deux points-ci."

(il faut les noter car c'est par eux que la situation se renversera)


Dans la foulée, je note qu'un des plus grands plaisirs de cette fable est pour moi la façon de passer du discours direct à l'indirect libre : 

La Belle les trouva trop chétifs de moitié : 

"Quoi moi ? quoi ces gens-là ? l'on radote, je pense. 

À moi les proposer ! hélas ils font pitié. 

Voyez un peu la belle espèce !"  —>

 L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse ; 

 L'autre avait le nez fait de cette façon-là ; 

C'était ceci, c'était cela, 

C'était tout [...]. 

Le fabuliste profite du passage direct-indirect pour changer de ton : de l'ostentation altière de la fille, on passe à la rumeur qui dit de façon de plus en plus familière qu'elle veut ceci, et cela, et tout... et qu'elle est bien pénible et ridicule. On croirait (surtout si on vient de lire) entendre Giono : "On dit Marie Chazotte ci, Marie Chazotte ça..."


Très fine aussi la transition, le basculement. Elle les refuse tous, et proclame son indépendance sensuelle : 

Grâce à Dieu je passe les nuits 

Sans chagrin, quoique en solitude.

Le dernier vers peut être galbé de deux façons : Je suis seule mais je m'autosuffis royalement (comme la Médée de Corneille). Ou bien, et c'est la deuxième voix du contrepoint, celle qui va l'emporter : certes, je suis sans chagrin, mais je me sens un peu seule... 

J'admire aussi comment le rythme du vers se disloque, devient asymétrique quand la beauté commence à fuir : 

Le chagrin vient ensuite : elle sent chaque jour

(6 + 6)

Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour 

(6 + 6 = 6 + (3 +3)

Puis ses traits choquer et déplaire 

(3 + 5, ou 5 + 3, en tout cas pas 4)


Aussi la hardiesse de l'ellipse : elle sent que la fuient les ris, les beaux traits, "puis cent sortes de fards" ; La Fontaine néglige de dire que ces fards ne la fuient pas, mais qu'elle les met pour tenter de remédier à la fuite de ses charmes. 

Suivent des variations, qui ne sont pas le meilleur de la fable, sur un thème standard, que Racine a traité plus grandement : 

Même elle avait encor cet éclat emprunté

Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,

Pour réparer des ans l'irréparable outrage.

Enfin la chute, qu'on attend, après celle du héron qui se contente d'un limaçon : le fin mot est 'malotru', à la rime passablement ridicule.


À propos du (probable) calembour sur le mot 'point', La Fontaine aurait-il de même joué sur les mots terminant sa fable de La vieille et les deux servantes par la formule "de Charybde en Scylla", qui sonne comme la servante latine 'ancilla' ?



mardi 8 décembre 2020

Descartes, Malebranche : penseur pur, penseur impur


Descartes n'était pas bête, loin de là, mais il a pourtant dit une grosse niaiserie - la niaiserie n'est pas la bêtise, et une science trop pure risque souvent d'y sombrer. Bref, Descartes a dit (Règle II) qu'un raisonnement présenté clairement ne peut qu'emporter l'adhésion de celui qui l'entend. Mouais, si ce dernier est de bonne foi, s'il n'a pas de préjugés, si cela ne contredit pas ce qu'il a proclamé auparavant ; autrement dit, pas souvent, car les purs esprits, ou ceux qui aiment le vrai plus que leur narcissisme, sont rares. 

En somme Descartes (c'est en cela qu'il est niais) oublie l'humain trop humain de l'homme, la mauvaise foi, d'adhésion/adhérence aux habitudes intellectuelles. 

Malebranche, bien plus psychologue que lui (prêtre de l'Oratoire, certes moins rigoureux théoricien, mais plus profond connaisseur des recès de l'âme humaine), Malebranche donc, dit au contraire (je cite de mémoire) que même en géométrie, la vanité peut avoir quelque place. Et Stendhal de même (plus psychologue que philosophe), en une formule magistrale que Valéry (à la fois psychologue et philosophe) avait faite sienne : "Tout bon raisonnement offense". La formule est peut-être un peu généralisante. Mais il est très vrai que, si vous présentez bien carrément à quelqu'un la démonstration rigoureuse de ce que les idées qu'il soutient sont absurdes, sa réaction ne sera pas de vous comprendre, mais de vous haïr. Il vous haïra à proportion de ce qu'il se verra discrédité sur ce point, sans échappatoire possible, sans position de repli pour sauver la face. Il reçoit une gifle qu'il ne peut rendre sur le même terrain. Peut-être vous giflera-t-il très concrètement pour votre impolitesse (il est arrivé que Socrate soit un peu menacé en telles occasions). 

C'est pourquoi d'ailleurs, dans les salons, les dîners, etc., partout où il y a du bipède jacassant, il ne faut jamais raisonner. Ne dire que des trucs qui ne risquent pas montrer le béjaune de quiconque. Small talk. 

Il manquait à Descartes de porter la bure, et de confesser. 

Les Messieurs de Port-Royal, dont Malebranche n'était pas si éloigné (les Pensées de Pascal étaient le n° 1 de sa bibliothèque personnelle), en savaient eux aussi un bout sur la psychologie de l'homme réel : 

Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal VI : « L'esprit des hommes n'est pas seulement naturellement amoureux de soi-même ; mais il est aussi naturellement jaloux, envieux, et malin à l'égard des autres. II ne souffre qu'avec peine, qu'ils ayent quelque avantage, parce qu'il les désire tous pour soi : et comme c'en est un que de connaître la vérité, et d'apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire ; ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.

Ainsi comme l'amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C'est une opinion que j'ai inventée, c'est celle de mon ordre, c'est un sentiment qui m'est commode, il est donc véritable : la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n'est pas moins absurde : C'est un autre que moi qui l'a dit, cela est donc faux : ce n'est pas moi qui a fait ce Livre , il est donc mauvais. »

Quand il écrit son traité des Passions de l'âme, Descartes a souvent des vues très perspicaces sur la psychologie de l'homme concret. Mais quand il parle de connaissance pure, il est possible que son exemple personnel soit trop exceptionnel pour ne pas déformer la vision qu'il se fait de l'homme pensant. Sa théorie de la connaissance est très 'pélagienne' : il fait confiance à l'homme, à sa volonté, à sa capacité de se purifier. Il a voulu évincer la religion de la philosophie, mais il a oublié que le péché reste tapi jusque dans le penseur le plus abstrait.



lundi 7 décembre 2020

Notules (6)


Céline
. L'effacement d'Alcide : 

"... et puis Alcide encore un peu sur son embarcadère que je perçois loin, presque repris déjà par les buées du fleuve, sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure et le reste d’Alcide en dessous à flotter dans sa tunique comme perdu déjà dans un drôle de souvenir en pantalon blanc."

Disparition déjà excellement rendue dans une lettre d'Afrique à Simone Saintu du 18 07 1916 : 

« il se retourna encore « Que Dieu soit avec vous mon enfant, ce soir et toujours » / Je vis encore longtemps, sa petite silhouette blanche rapetisser sous la lune, puis d'un dernier petit bond se fondre dans l'ombre du grand paysage nocturne aux contours fantastiques de cauchemar – ». 



Dorothy Parker a écrit une nouvelle intitulée Lolita ; ce n'est pas très bon ; je la soupçonne d'avoir voulu surfer sur la rumeur pour se donner de la "visibilité, comme on dit. Mais guère de lisibilité. 



Queneau était lecteur et admirateur de Joyce (allusions nombreuses dans Sally Mara). Joyce, au début du Portrait de l'artiste, mentionne "Baby tuckoo" ; chez Queneau, le nain malfaisant du Chiendent est nommé "Bébé-Toutout". La ressemblance, assez manifeste je crois, n'est pas mentionnée dans cette page intéressante : 

http://lescriptorium.ch/index.php/divers/36-textes-critiques/64-queneau-code



GionoMort d'un personnage : "Elle s'occupait chez nous de tout un travail de tendresse. Quand il est fait, le monde est monde."



La présence n'est présente qu'en un endroit, repérable ; on sait où est le danger ; cela rassure. Alors que la menace est présence partout. 

Cf. Marcel AyméLa Table aux Crevés p. 215 : « - Les voilà, murmura Coindet. / Et il poussa un soupir de soulagement. Depuis qu'il était rentré à Cantagrel, il lui semblait que toute la forêt l'épiât d'un regard innombrable, Brégard était derrière chaque tronc d'arbre. Maintenant, la forêt avait posé son œil sur le bord de la plaine. Coindet voyait le Frédéric en chair et il éprouvait un bien-être qui amena sur ses lèvres un sourire de détente. »



Mendelssohn, ses quatuors. Les deux plus beaux, le 2° en La mineur, le 6° en Fa mineur sont, cela s'entend, en mineur. Et ils sont tous les deux des chants funèbres. Le La mineur pour Beethoven ; le Fa mineur pour sa sœur aimée ('Requiem pour Fanny', dit-on). Mise au tombeau esthétique pour le premier ; mise au tombeau affective pour le second. Dans le second (et dernier), mélancolie au sens très fort. Pour la première fois peut-être Mendelssohn le gracieux, l'élégant, le génialement aisé, 'Félix" le très bien nommé, pousse un cri de douleur, d'angoisse, un cri de déchirement. Avec Fanny, c'est Félix lui-même qui meurt et qui le dit. Il mourra physiquement peu de mois plus tard. Mais, visiblement, il est déjà mort avec Fanny, et il chante sa propre mise au tombeau. John Donne avait fait sa propre oraison funèbre. Du Bellay a écrit sa propre épitaphe à travers celle de son chat (son quasi homonyme, 'Belaud'). Avec tout le génie, la grâce (dans les deux sens, mondain et mystique) qui ont constitué la vie de Mendelssohn, il manquait l'angoisse, la déréliction. Sa musique exquise ne manquait que de manque.



FlaubertSalammbô, je ne peux pas. Asphyxie presque permanente. Mais, après un beau paragraphe, une fin de phrase de toute beauté, que je ne me lasse pas de me répéter, comme une musique : 

«Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de boeuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans des urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots..


Wölfflin, classicisme : "l’œuvre d’art parfaite doit donner l’impression qu’elle ne pourrait être autre, que toute modification ou toute transformation apportée, même au plus petit détail, détruirait sens et beauté de l’ensemble "

Gide : "Mon Narcisse est fini. [...] Il est pourléché, et je n'y saurais rien changer que tout."



Queneau : On est toujours trop bon avec les femmes, chap. XVIII : « L’esprit irlandais, on le sait, n'obéit pas aux règles du raisonnement cartésien, non plus qu'à celles de la méthode expérimentale. Ni français, ni anglais, mais assez voisin du breton, il procède par ‘intuition’. » 

Je doute fort que le mot ‘breton’, dans ce contexte où est souligné le rôle de l’intuition, ait été écrit sans songer à l’André du même nom.  



dimanche 6 décembre 2020

Passé et avenir ; ordre et progrès


à propos de 

https://lelectionnaire.blogspot.com/2019/08/littre-heredite.html


Littré, en disciple (dissident) d'Auguste Comte, expose, dans Médecine et Médecins, ce que l'hérédité a de positif ; contrairement à ce qu'on dit, elle est moins fardeau que lest. Il ne faut plus se représenter Énée écrasé par son père Anchise qu'il porte pieusement sur ses épaules. Songer plutôt à Antée, qui n'a de force que par la terre qui le porte. La terre, le passé, les générations précédentes, sont condition de l'action. 

C'est une variation sur la formule de Comte disant "l'humanité faite de plus de morts que de vivants", et, en dernière analyse, sur le slogan : 'Ordre et progrès'. C'est le progrès qui importe, c'est pourquoi il vient en second. Car sans ordre, il n'y a pas de progrès. Donc celui qui aime lucidement le progrès doit d'abord aimer l'ordre. 

Slogan mal interprété en général, pour les mêmes raisons qu'est mal interprétée la formule de Gœthe 'Je préfère une injustice à un désordre', où l'on s'empresse de voir l'éloge de l'injustice et la phobie réactionnaire du désordre. Alors que, si on veut lire (mais le veut-on ?), Goethe ne dit pas préférer l'injustice au désordre, mais une injustice à un désordre, ce qui est sensiblement différent. Un seul désordre engendrera une foule d'injustices. Donc celui qui aime la justice doit aimer l'ordre, non pour lui-même, mais comme condition nécessaire de la justice. Mais c'est là un distinguo bien subtil, médiatiquement inaudible. Goethe comme Comte n'avaient pas le sens du slogan : un slogan en deux morceaux, c'est bien trop compliqué. Un bon slogan doit être unilatéral, donc faux.



mardi 1 décembre 2020

Carson McCullers, vie inaboutie


 Le titre de son roman, très autobiographique, a été rendu bien platement par nom du personnage, Frankie Addams. Alors que CMcC est, selon moi, j'ose le dire une des meilleures titreuses de toutes les littératures. Elle est au niveau suprême de Bloy et de Céline - sans pour autant faire partie des furieux et des véhéments. Le titre original, donc, est The Member of the wedding, qui aurait pu se rendre par exemple par "Être de la Noce" ; car le thème est, pour l'adolescente, la douleur de se sentir exclue de toute communauté, et surtout du couple que sa sœur est en train de constituer avec son fiancé. Réactivation du vieux thème du "banny de liesse". 

Le passage que je propose dans le Lectionnaire

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/12/mccullers-sensible.html

est magnifiquement emblématique de la personnalité de l'auteur, dont le projet de devenir pianiste a connu une brusque et absurde interruption. 

Surgi de rien, le son d'un piano, qu'on ne joue pas, mais qu'on accorde. La gamme est incomplète (mélancolie foncière de CMcC), et elle s'interrompt au moment le plus cruel, le plus déséquilibré, sur la 'sensible' (bien nommée), la note qui appelle, désespérément, dans le vide, la note qui a le plus besoin d'une résolution qui ne viendra jamais. Faute de cette note, rien n'a de signification, la vie est une phrase absurde, d'autant plus qu'on sent qu'il suffirait de très peu pour que tout s'accomplisse et se réconcilie dans un sens enfin construit. Dans le même genre, on peu songer à la pièce de Ch. Ives The unanswered Question

https://www.youtube.com/watch?v=vXD4tIp59L0

Je regrette aussi l'ajout dans la traduction de la fin du passage, de l'adjectif 'brusque' qui n'est pas dans l'original ; il suggère un dramatisme qui n'est pas dans la platitude désespérée de l'original "Et finalement, il y eut un silence" - qui constitue une phrase séparée, qu'il ne convient pas de 'rattacher' à autre chose, qu'il faut laisser dans sa solitude sans signification, comme le motif de trompette de Ch. Ives