vendredi 26 mars 2010

Fellini : les mamelles, plus présentes d'être esquissées


Comme j'ai eu l'audace de le confesser dans un précédent billet, je n'aime guère Fellini. Sauf la première moitié du "Bidone", qui n'est guère fellinien, aux dires des vrais amateurs. Nobody's perfect. Et pourtant, bien des esprits éclairés l'admirent (Kundera, par exemple). Je dois manquer d'un sens, mais c'est ainsi.

Pire : les femmes obèses ne me faisant pas fantasmer, au contraire, celles qu'on subit si souvent dans ses films ne me procurent qu'un ennui dégoûté, ou un dégoût ennuyé.

En revanche... on trouve en couverture de l'édition Folio de "Jacques et son Maître" (de MK) un dessin de Fellini, représentant une femme corpulente. Je présume que c'est une allusion au passage de Diderot sur l'hôtesse dotée d' "une poitrine à s'y rouler pendant deux jours". La voici, reprise d'Amazone.fr : 




Et là, je suis très intéressé ; ça me dit quelque chose. C'est qu'il s'agit, non d'une femme réelle stipendiée pour exposer ses énormes et pâles mamelles, mais de la vision fantasmatique de Fellini, rendue "en direct", par le dessin (dessin qui me semble d'ailleurs de très belle qualité). Le fantasme est plus proche, plus opérant (sur un mode esthétique certes et non érotique, mais opérant) précisément parce qu'on est dans l'irréel. L'éloignement par le dessin rapproche esthétiquement, car l'interprétation prime alors sur le fait, le rêve sur le réel, l'indéterminé sur le déterminé. On a affaire alors au seul "principe actif" de ce que Fellini veut faire passer. La femme fantasmée, qu'elle soit fée ou baleine, perd à être "jouée" par une femme réelle inévitablement encombrée d'excipients contingents et inactifs, de "vains accidents" (Alain). Le roman, comme le dessin, est le produit de l'auteur seul. Les mots et les traits ne disent rien d'autre que ce qu'il y a mis, et laissent donc large place au virtuel. Et c'est dans ce virtuel que peuvent se loger et le fantasme, et l'art.

Ces choses-là ne sont pas très nouvelles (Flaubert tonnait contre toute illustration de Madame Bovary) ; mais j'ai eu plaisir à en éprouver une confirmation si nette : il y  a plus dans l'esquisse que dans le réel. Plus on précise, plus on appauvrit. Plus on réalise, plus on trahit. Le réel tue le rêve.

Céline chez Saint-John Perse (!)


Saint-John Perse : Images à Crusoé (1909) :
 
La Ville

L'ardoise couvre leurs toitures, ou bien la tuile où végètent les mousses.
Leur haleine se déverse par le canal des cheminées.
Graisses !
Odeur des hommes pressés, comme d'un abatttoir fade ! aigres corps des femmes sous les jupes !
O Ville sur le ciel !
Graisses ! haleines reprises, et la fumée d'un peuple très suspect - car toute ville ceint l'ordure.
Sur la lucarne de l'échoppe - sur les poubelles de l'hospice - sur l'odeur de vin bleu du quartier des matelots - sur la fontaine qui sanglote dans les cours de police - sur les statues de pierre plate et sur les chiens errants - sur le petit enfant qui siffle, et le mendiant dont les joues tremblent au creux des mâchoires,
sur la chatte malade qui a trois plis au front,
le soir descend, dans la fumée des hommes...
La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès...


Faisons comme si nous ne savions pas qui est Saint-John Perse, ce qu'est sa poésie, altière, élevée, aristocratique, grande, immense, royale... et autres ascensions mythiques et lexicales...
Reconnaîtrait-on le poète princier de la maturité dans ce désarroi d'un Crusoé ayant perdu son île fastueusement belle, sensuelle, odorante, se retrouvant dans la poussière noirâtre et la pauvreté triste et sale d'un port (c'est Bordeaux... ville où Hölderlin est devenu fou, et où Schopenhauer semble avoir esquissé sa conception du monde...).
 

Mais l'on apercevrait peut-être aussi, dans ce poème dépressif de 1909 une étonnante anticipation de thèmes céliniens, en formules qui "sonnent" déjà comme du Céline. Inattendu, isn't it ? Le fétide, le gras, le gris, le triste, le non-sens dégoûtant, l'image médicale conclusive de la purulence ontologique : cela sent son Bardamu, les banlieues, la crasse, la misère.
Jusque dans les tournures. Sortons-les du contexte :
...abattoirs fades
...aigres corps des femmes sous les jupes
...peuple très suspect
...la chatte malade
 Il est peu probable que le Docteur Destouches ait lu ces poèmes peu diffusés. Mais il écrit dans le Voyage : « ... c’est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d’un pont à l’autre. »
La perte du paradis antillais aboutit, pour le jeune Leger, à un imaginaire parent de celui induit chez le jeune Destouches par le cataclysme de 1914. Mais Saint-John Perse a évolué dans un tout autre sens. On peut se demander s'il ne faut pas le regretter un peu, car cet échantillon ne manquait pas d'une paradoxale vigueur.

[entre nous : on voit aussi par occasion qu'un célébrissime poème bien-pensant, qui se singularise par sa niaiserie, a emprunté le procédé rhétorique (auquel il se réduit) à ce poème bien antérieur - et infiniment supérieur]