lundi 20 décembre 2021

Céline notules (3)

 

  La phrase célinienne, parfaitement caractérisée par Henri Meschonnic : "Le discours ordinaire est le vrai discours plurivoque, cascade d'ambiguïtés se corrigeant de proche en proche, comme la marche est une série de chutes contrôlées, indéfiniment reprises." (Pour la Poétique, p. 132)

  Cocteau, vraiment très très gentil quand il fait une sorte de bilan moral de Céline quelques jours après sa mort : "Moi qui ne fait pas de politique et qui ne hais que la haine, j'aimais en Céline qu'il soit un passionné et toujours vrai dans ses invectives." (Le Nouveau Candide, 8 juillet 1961). Ce "toujours vrai" laisse pensif...

  Céline, pour désigner le "fond", le "fin fond" de l'homme (ou parfois le fond des choses), utilise souvent le mot "tronc" ; c'est-à-dire le trognon, la racine. C'est bien sûr le mal, la méchanceté, la cruauté, la destruction et l'autodestruction. Or, dans Féerie, la grande destruction perverse est orchestrée par Jules, le cul-de-jatte, l'homme-tronc (souvent désigné ainsi). Il est donc, par un glissement entre sens propre et sens figuré, la métaphore du fond abject de la nature humaine. Sans compter l'association récurrente entre le tronc et l'étron : "– Arrête-les, eh, tronc !" H. Godard, dans sa préface pour Féerie, frôle cette dualité de sens, sans la thématiser.

  Dans Rigodon, Céline décrit (à sa façon) non pas le bombardement lui-même, mais le résultat du bombardement de Hambourg. En revanche, ce qu'il décrit à Montmartre dans Féerie, avec outrance, ressemble bien cette fois au bombardement de Hambourg. (cf. entre autres : "ruisselants de phosphore"). Comparer avec la description donnée par Malaparte dans La Peau (chap. IV).

  Céline par Muray ; pas le livre, mais un article, Mort à credo. Très stimulant. Un peu excessif, comme cela lui arrive souvent, mais il faut prendre Muray comme il est. Il suit à la piste le devenir des thèmes occultistes dans leur rapport avec le positivisme dans Mort à crédit et dans Guignol's Band. La mise en regard des personnages de Courtial et de Sosthène est très efficace : l'un, positiviste et un peu occultiste ; l'autre occultiste et un peu positiviste - l'occultisme étant la religion qui essaie de se faire valider par la science. En revanche, quand il affirme que le style de Céline devient extatique parce le romancier sait qu'il est en train de faire crever simultanément occultisme et positivisme, je crains que Muray se laisse emporter par son idée, par ailleurs bien étayée et argumentée.

  Le suicide de Céline. À propos de Voyage, Giono écrit : "Très intéressant, mais de parti pris. Et artificiel. Si Céline avait pensé vraiment ce qu'il a écrit, il se serait suicidé." (rapporté par un journaliste, Le Petit Marseillais, janvier 1933). De même, on lit dans le Figaro, sous la plume d'André Rousseaux (10 décembre 1932) : "En face de ce cri, la page quasi blasphématoire de M. Céline sur la parole humaine est une de celles qui donnent à son livre son véritable aspect : celui de suicide manqué."
  Il me semble que l'on peut répondre à ces critiques en notant que, dans Voyage, les personnalités de Bardamu et de Robinson sont très largement interchangeables (la genèse du roman montre cette fusion-confusion, et le basculement toujours possible entre les personnages : Bardamu-Ganate, Bardamu-Robinson). La mort de Robinson à la fin de Voyage est donc une sorte de suicide par alter ego interposé. On pourrait rappeler une équivoque similaire chez Goethe avec la mort de Werther, ainsi que l'évoque Sainte-Beuve :
Causeries du lundi, 29 juillet 1850, sur les Lettres de Gœthe et de Bettina : "Quand il voyait quelqu'un malade, triste et préoccupé, il rappelait de quelle manière il avait écrit Werther pour se défaire d'une importune idée de suicide ; faites comme moi, ajoutait-il, mettez au monde cet enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles."