vendredi 28 janvier 2022

Notules (15) littérature

 

Baudelaire, c'est très beau ; les rimes sont riches — parfois un peu trop ; presque équivoquées. Parfum exotique par exemple : 

Encor tout fatigués par la vague marine,

Pendant que le parfum des verts tamariniers,

Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,

Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.



Pour un livre qui me semble très peu lisible, un titre curieusement intéressant : L'amour palimpseste... Car tout amour a bien quelque chose d'un palimpseste ; cf. Proust : quand on aime, on aime toujours autre chose, et autre chose d'avant, qui transparaît en filigrane. Mais dans ce titre s'entend aussi un étonnant double calembour : "L'amour, pas l'inceste", bien sûr. Mais aussi, plus risqué : "L'amour, pâle inceste..." 



Michael Edwards insiste avec raison sur le choix, en anglais, entre les mots d'origine saxonne (monosyllabiques, concrets), et les mots d'origine latine ou française (polysyllabiques, abstraits, généraux). Or on trouve quelque chose d'analogue chez Molière, dans Les Femmes savantes : "tout esprit n'est pas composé d'une étoffe / Qui se trouve taillée à faire un philosophe". La rime est parfaite, ce qui fait d'autant plus ressortir le contraste entre le bon vieux mot germanique "étoffe" (stoff, le tissu, le matériau, le matériel, la bourre, l'étoupe), et le mot (mieux encore que latin !) grec, polysyllabique, composé, savant, et désignant comme de juste le savoir lui-même. C'est très habile. C'est efficace quant au son, quant sens, et quant aux échos culturels. Avec, en prime, un poids supplémentaire donné au simple bon sens par l'utilisation du mot "taillée", qui file la métaphore concrète de l'étoffe.



Un titre de Sade (certainement très remarqué) chez Marivaux, dans La vie de Marianne : "j'avais mon infortune qui était unique ; avec cette infortune, j'avais de la vertu, et elles allaient si bien ensemble !" 



Un même thème, traité par deux auteurs à peu près contemporains : 

- Colette, Claudine en Ménage (1902): 

"Qu’elle est jolie ainsi penchée ! Sa jupe, collée en torsade par la vivacité de son geste, la révèle toute."

- Valéry, La jeune Parque (1917) : 

"Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,

L’arc de mon brusque corps s’accuse et me prononce,

Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs"



Beauté, poésie et noblesse de cette phrase de Gadda (Pasticciaccio, trad. Manganaro) : 

"Le rubis et l’émeraude s’affirmèrent corporellement sur la pauvreté grise du drap, ou de l’élimé, dans la splendeur muette et close qui est inhérente à l’autonomie de certains êtres et en souligne la rareté, la dignité naturelle et intrinsèque." 

Rubino e smeraldo si nominarono corporalmente sulla povertà bigia del panno, o del liso, nel chiuso, muto splendore che è connaturato all’autonomia di certi esseri e ne significa la rarità, la dignità naturale ed intrinseca



Gary-Ajar, dans Gros-câlin, reprend de façon assez systématique un mode d'écriture qui a été parfaitement caractérisé par Leo Spitzer à propos de Charles-Louis Philippe : la "pseudo-motivation objective". Pour faire simple : on attribue aux actions humaines, de façon directe, une cause dans le monde, dans les choses. Exemple (inventé) : "elle s'est retrouvée enceinte à cause du printemps." Cette tournure contribue grandement à donner au discours quelque chose de naïf, de touchant ; entre naïf et niais, mais qu'on aurait envie de faire passe du côté de la naïveté. Une façon innocente de s'innocenter.



Jarry chez Rabelais, ce n'est pas surprenant, mais ici, c'est criant : Gargantua : "... oncques ne veistes homme qui eust plus grande affection d’estre roy et riche que moy, affin de faire grand chere, pas ne travailler, poinct ne me soucier, et bien enrichir mes amys..."



Genet et la Trinité


Je ne lis Genet (et les études sur lui) que très peu, et plutôt par accident. Il est donc très probable que ce qui suit a été bien noté déjà. 

Je trouve cette citation dans l'article Genet, la guerre de soi, de G. Artous-Bouvet :

Genet, Pompes funèbres, rééd Tel, p. 7 :

"En écrivant le mot hitlérien, où Hitler est contenu, c’est l’église de la Trinité, toujours sombre et assez informe pour paraître l’aigle du Reich, que j’ai vue s’avancer sur moi. Pendant un très court instant, [...] je fus comme médusé, effroyablement attiré par ces pierres dont j’éprouvais l’horreur, mais qu’englué, mon regard ne pouvait quitter. Je sentais que c’était mal de regarder ainsi, avec cette insistance et cet abandon, pourtant je regardais."

Difficile de ne pas penser à Notre-Dame de Paris, si nettement en forme de H, que Hugo a tant glorifiée. 

Mais, si l'on regarde cette église parisienne en songeant à Genet, faut-il avoir très mauvais esprit pour songer à autre chose ? 

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89glise_de_la_Sainte-Trinit%C3%A9_de_Paris#/media/Fichier:%C3%89glise_de_la_Sainte-Trinit%C3%A9_de_Paris_Face.JPG

autre chose qu'on pourrait dire grâce à la raillerie du Neveu de Rameau : "come un maestoso cazzo fra duoi coglioni". 

On se trouve là devant un exemple de cet amusant cas de conscience évoqué par ??? — je ne sais plus qui ; un universitaire, je crois, à propos de Nabokov peut-être — mais enfin qui disait en substance : quand un érudit, un universitaire, songe, à propos d'un auteur, à une interprétation obscène, il se sent un peu gêné aux entournures : ne va-t-on pas lui attribuer une surinterprétation subjective, et donc voir en lui un obsédé de la chose ? 

Pour ma part (il faut bien s'excuser un peu), je me suis fait la remarque que l'évocation d'un aigle était peu évidente ; puis, je l'avoue, les goûts de Jean Genet favorisent certaines interprétations... Quand Genet se sent englué, fasciné, on peut penser aux harmoniques de ce dernier mot telles que repérées par P. Quignard : 

 "En reprenant les textes, je me suis aperçu que le mot phallus n'est jamais employé en latin. Les Romains appelaient fascinus ce que les Grecs nommaient phallos. Du sexe masculin dressé, c'est-à-dire du fascinus, dérive le mot de fascination, c'est-à-dire la pétrification qui s'empare des animaux et des hommes devant une angoisse insoutenable. Les fascia désignent le bandeau qui entourait les seins des femmes. Les fascies sont les faisceaux de soldats qui précédaient les Triomphes des imperator. De là découle également le mot fascisme, qui traduit cette esthétique de l'effroi et de la fascination."

(entretien Gallimard à la parution du livre Le Sexe et l'effroi")

https://www.gallimard.fr/catalog/entretiens/01025213.htm


  

mercredi 26 janvier 2022

Pensées recueillies çà et là (9)


Voltaire, L'ingénu, chap. X : 

"Il lut des histoires, elles l'attristèrent. Le monde lui parut trop méchant et trop misérable. En effet, l'histoire n'est que le tableau des crimes et des malheurs."

Queneau, Une histoire modèle [publié en 1966, rédigé en 1942] : 

"L'histoire est la science du malheur des hommes"

Nabokov, Pnine, chap 11 : 

"The history of man is the history of pain !"

"L’histoire de l’Homme est l’histoire de la Douleur !" (trad. Chrestien)

"L'histoire de l'homme, c'est l'histoire de la souffrance !" (trad. Couturier)


***


Céard, Une belle journée p. 201 [1881] :

"[...] la Seine toute verte, ainsi qu'un fleuve de pus [...]"

Saint-John Perse, Images à Crusoe (1909) 

"La Ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès..."

Céline, Voyage au bout de la nuit (1932) : 

"Plus au fond encore, c’est toujours la Seine à circuler comme un grand glaire en zigzag d’un pont à l’autre."

le parallèle Perse-Céline a déjà été mentionné dans un billet : 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2010/03/celine-chez-saint-john-perse.html


***


 Baudelaire : 

"Un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle"

Mallarmé : 

"L'amour est une infidélité envers soi-même"


***


Eliade :

"Si l’esprit utilise les images pour saisir la réalité ultime des choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste d’une manière contradictoire, et par conséquent ne saurait être exprimée par des concepts."

Images et symboles


Bossuet :

"Les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort, que d’enterrer les morts mêmes."


Sainte-Beuve : 

"[On] est encore de ce temps-ci, ne serait-ce que par le soin perpétuel de s’en garantir. [...] On touche encore à son temps, et très-fort même quand on le repousse."

Lundi 1° oct. 1849


Valéry : 

"Le besoin de nouveau est signe de fatigue ou de faiblesse de l’esprit, qui demande ce qui lui manque. Car il n'est rien qui ne soit nouveau"

Mauvaises pensées


Suarès :

"Toute la grandeur du droit est dans le bel usage de la force : à la force brutale, il impose une force digne de l’esprit. Mais s’il n’en a pas les moyens, il perd toute vertu ; et toute dignité".

C'est la guerre


Valéry :

"Seules, d'obscures formules permettent l'espoir."

Cahier B 1910


 

Zola et le miracle

 

J'ai eu, jadis, l'énergie et le courage de lire le Lourdes de Zola. C'était presque uniquement en vue d'une comparaison avec Huysmans que j'avais ingurgité ce très gros et pénible volume. Pas mauvais, mais pénible, car Zola y est plus Zola que jamais. 

Les lecteurs universitaires (je ne m'en excepte pas) en retiennent en général un paragraphe bien marquant (assez huysmansien) pour illustrer la notion rhétorique (d'ailleurs très fumeuse) d'hypotypose : 

"... comme il passait dans la même eau près de cent malades, on s'imagine quel terrible bouillon cela finissait par être. Il s'y rencontrait de tout, des filets de sang, des débris de peau, des croûtes, des morceaux de charpie et de bandage, un affreux consommé de tous les maux, de toutes les plaies, de toutes les pourritures."


J'en retiens autre chose, non un passage, mais un dispositif narratif très ingénieux et efficace, philosophiquement intéressant. Un jeune prêtre, qui doute, est amoureux d'une jeune femme mystérieusement paralysée (tout ceci est vrai comme la vie ! Nabokov dirait "it is all very compelling and true to life"). Il apprend, de la bouche d'un ami médecin, les étapes et les conditions classiques d'une guérison prétendue miraculeuse, aussi psychosomatique, de fait, que la maladie qu'elle supprime. On va voir si c'est vraiment comme ça. 

Le prêtre et la jeune femme vont à Lourdes (descriptions, documentaire, reportage) où se déroulent les rituels (redocumentaire) qui aboutissement bien sûr à la guérison, exactement comme prévu par la médecine : ardente persuasion, fatigue, tension nerveuse, foule unanime, etc. Le prêtre a donc la confirmation parfaite des thèses médicales au moment même où la jeune femme a la confirmation parfaite du caractère miraculeux du pèlerinage*. Autrement dit (et c'est là à mon avis l'intéressant du roman), l'un a la confirmation de la continuité du temps : tout se passe dans la nature conformément à des règles implacables de succession des causes et des effets. L'autre a la confirmation de l'intervention divine venant rompre la continuité du temps naturel, la rigidité des lois du monde. 

Dans un passage essentiel de la Critique de la raison pure, Kant expose que les lois de la nature ne peuvent être enfreintes, car elles sont régies par quatre principes,. En latin : "non datur saltus, non datur hiatus, non datur casus, non datur fatum"

Pour la version intégrale, voir : 

https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Kant_-_Critique_de_la_raison_pure,_I.djvu/293

Autrement dit, il n'y a pas de cas particulier qui briserait la continuité du temps du fait d'une intervention surnaturelle. Il n'y a pas de miracle. 

Zola voulait une situation exemplaire ; il l'a fort bien construite. Il conclut (il laisse conclure) que les prétendus miracles ne prouvent pas l'intervention divine, mais confirment encore plus, au contraire, l'intangibilité des lois naturelles, à condition de tenir compte, parmi elles, de facteurs psychologiques et psychosomatiques que la médecine est en train d'étudier (c'est la grande époque de l'hystérie). Si on ne suit pas Zola, on peut considérer que les hypothèses psychosomatiques sont de fragiles constructions, alors que la toute-puissance divine est d'un autre calibre. 

Mais on doit en tout cas conclure qu'un fait, si spectaculaire soit-il, ne prouve rien en lui-même, et n'a de sens qu'en fonction d'une interprétation globale. Ce n'est pas le fait qui valide les présupposés. Ce sont les présupposés qui qualifient le fait. 


* TLF : Fréq. abs. littér.: 675 dont 78 pélerinage



mardi 25 janvier 2022

Céline : forme perdue et retrouvée

 

Tout lecteur de Céline remarque la fréquence des disparitions (de choses, d'êtres), rendues par des degrés d'effacement progressif, jusqu'à l'extinction, jusqu'au néant. Par exemple : 

Mort à crédit : 

"Plus loin que la route, c’est les arbres, les champs, le remblai, des mottes et puis la campagne... plus loin encore c’est les pays inconnus... la Chine... Et puis rien du tout."

Voyage : 

"Elle remuait là-bas dans la fumée, sa main, élancée dans le bruit, déjà sur la nuit, à travers les rails, toujours plus loin, blanche..."

Virgules successives ; acheminement vers le rien. Voir l'effacement d'Alcide aussi — et bien d'autres passages. L'œuvre tout entière d'ailleurs se termine par "... que plus rien existe... " 

On peut noter chez Genevoix, dans Ceux de 14, une gradation similaire vers l'anéantissement : 

"... nos morts tomberont à la même boue : des morts salis rien qu’en tombant… et bientôt, même plus de morts, des petits tas de boue, de la boue dans la boue, plus rien...". 

Les trois points céliniens y sont presque ; on aurait envie de les ajouter ; on peut sans trahison les ajouter à la lecture à haute voix. 


À l'inverse, on trouve maintes situations où apparaissent, très soudainement, des réserves fabuleuses de nourriture. Par exemple : 

D'un château l'autre : "... des énormes gros sacs de boules... pains... Croix-Rouge aussi !... et s’il y en a !... de quoi nous bâfrer 110 ans !... il peut redémarrer le bon Dieu de dur, on va se les caler"

Mais les anéantissements sont bien plus crédibles que ne le sont ces surgissements de mangeailles, qui relèvent plus des contes de fées que du roman réaliste. La disparition est réelle, alors que l'apparition, on ne peut plus positive, relève de l'hallucination, du rêve, du principe de plaisir : la maison en pain d'épice, le monde comestible, sont le produit d'un fantasme enfantin de sécurité : c'est la promesse d'une soudaine néguentropie, c'est une garantie contre la disparition. Un salut laïque : vous ne mourrez pas. Votre être, composé de matière et de forme, ne va pas se diluer. Le nutritif symbolise l'ontologique : vous serez restaurés. 



Céline : répertoire personnel de ses ratages romanesques


  Mon intérêt pour les romans de Céline n'est pas inconditionnel. Je vais faire ici une sorte de bref bilan de ce qui "ne me va pas" dans ces œuvres. 

Voyage : 

- quelques longueurs assez pesantes, sur le noir, la nuit, la mort, qui cassent la narration et sont bien indigestes ; qui font penser à du Sartre (je suis très dur). En particulier, peu avant la fin, quelques pages qui constituent un tunnel inutile au moment le plus important. 

- l'épisode américain dans son ensemble me déçoit ; le voyage en galion réclame déjà un lecteur de très bonne volonté ; mais on sent que Céline n'a pas vécu les USA comme il les montre ici. Il y est allé en médecin international. C'est vu, mais pas vécu. Et (conformément aux principes de Céline sur l'écriture romanesque) je trouve que tout sonne faux : déjà, le décompte des puces... Ce qui est bon (très bon) n'est pas de vie, mais d'observation : l'arrivée dans le port de New-York, la caverne fécale). Impression générale de gratuité, de raboutage de morceaux. 

- l'épisode Musyne ; je n'y crois pas. 


Mort à crédit : 

trop de longueurs, souvent parallèles

- la fin de Meanwell

- la fin du Génitron

- la fin de Montretout

- la fin de Blême-le-Petit

(on dirait que Céline n'arrive pas à s'extraire des situations)

- les scènes de sexe (Nora, Gorloge), trop parallèles 

(trop obscènes si l'on veut, mais c'est une autre question) 

(là, c'est le pauvre Ferdinand qui n'arrive pas à s'extraire...)


Casse-pipe : 

(rien à reprocher, mais on n'en a qu'un petit morceau ; on sait maintenant qu'on aura bientôt la suite...)


Guignol's band : 

- l'ensemble de la "narration", insuffisant, redondant (le tome 2 non revu, certes)

- la répétition indéfinie de bagarres similaires ; je sais qu'on a dit avec pertinence que cela fait penser aux choruses du jazz ; mais en narration, je trouve que c'est très lassant. 

- les "chinoiseries", assez gratuites (esquissées dans Mort à crédit)

- les passages amoureux sur sa Virginie ; je trouve que Céline y est dans l'ensemble très mal à l'aise, et pas intéressant (il s'exclame comme un gosse de douze ans)


Féeries :

À la limite de la lisibilité en tant que roman, en tant qu'œuvre suivie. Je n'arrive qu'à en faire des lectures partielles, souvent émerveillées ; mais jamais un volume. Ici, le dynamitage et l'émiettement de l'anecdote ne sont pas un défaut ; c'est l'extrême d'une esthétique qui ne peut trouver que de rares supporte(u)rs. 


D'un Château l'autre :

(rien à reprocher)


Nord :

Je sais que bien des amateurs y voient son chef-d'œuvre ; pour ma part, le contenu, la narration, me semblent trop minces pour soutenir l'écriture. Curieusement, ce tribulations ne m'intéressent pas, alors que celles, bien plus monotones, de Rigodon, m'intéressent... 


Rigodon :

presque rien à reprocher ; certes, il y a bien des répétitions, des redites ; sont-elles le fait de la non-révision du texte, ou d'une volonté de ressasser ? (ou de l'affaiblissement des facultés ? je ne le crois pas)


Il y a des thèmes, ou des motifs, qu'on peut trouver trop répétitifs, trop décalqués d'un roman à l'autre (l'apparition soudaine de quantités énormes de boustiffaille, le vieillard juché sur un échafaudage instable, etc) ; mais cela relève d'une appréciation esthétique.


Voilà un billet où je n'ai dit presque que du mal de Céline. Mais, par soustraction, on voit qu'il reste une très grosse majorité de passages merveilleux, passionnants, inépuisables. Donc la menace est grande que je continue à mettre en ligne bien des commentaires positifs. 



lundi 24 janvier 2022

Céard et Flaubert, sur rien


Céard, Une belle journée, réédition Folio, 2022.

Gallimard donne à lire sur la toile la majeure partie de la préface de Thierry Poyet, spécialiste de l'époque, disant avec justesse que le but principal du roman est de montrer que l'adultère est aussi banal et ennuyeux que la vie conjugale. 

Ce thème de la banalité généralisée se trouve discrètement, mentionné par Céard lui-même, en une sorte de microcosme allégorique, dès la p. 6 : "Les restaurants du Palais-Royal les dégoûtaient depuis que, par l'entre-bâillement d'un vasistas, un soir, en se promenant ils avaient vu les chefs, en casaque sale, mettre sur les plats, avec un pinceau, une sauce, toujours la même." 

L'idée est bien schopenhauerienne, et l'analogie cuisine-sentiments, peu ragoûtante, est assez huysmansienne. Montrer la cuisine, l'arrière-cuisine, l'envers du décor ; montrer derrière les apparences la réalité cachée qui n'est plus magique comme elle l'était pour le romantisme, mais, pour le réalisme, répétitive et sordide. La fin de la phrase, sa succession de groupes de mots, uniformément séparés-liés par autant de virgules, rend très bien l'ennui pénible d'une mécanique sale qui abouti finalement à l'exténuation dans le radotage du "même". Sous des apparences propres et variées, toujours la même sale sauce... 


Le préfacier insiste en outre sur le rapport de Céard au fameux "livre sur rien" de Flaubert. C'est légitime, vu que cette phrase est sans arrêt invoquée, brandie, à tort ou à raison (plutôt à tort et à travers). J'aimerais dire quelques mots sur ces lignes qui ont occasionné des montagnes de gloses, de manifestes et d'anathèmes. 


Il s'agit d'une lettre à Louis Colet, du 16 janvier 1852 : 

"Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible si cela se peut."

Une lettre n'est pas un traité, pas même un discours. On ne peut pas, surtout sous la plume très libre de Flaubert épistolier, lire cela comme on lirait une Méditation de Descartes ou un chapitre de l'Ethique, more geometrico. Cette phrase n'est pas un art poétique ; c'est une passionnante foucade. 

En effet, cette phrase est nettement contradictoire — ou du moins bifide. Ce qui a permis d'en tirer aisément des conclusions opposées, et de reconduire de vaines querelles, de réinfecter des plaies, de fabriquer des drapeaux. 

"Un livre sur rien" : la formule n'est pas claire. "Ceci n'est pas un concept". Flaubert la "précise" en effet en deux sens incompatibles 

1/ un livre qui ne repose sur rien, comme la terre qui tient toute seule. Mais, que l'on sache, la terre n'est pas rien, elle présente une infinie variété de choses passionnantes et colorées. Elle ne s'appuie pas sur autre chose, en effet. Il y a équivoque dans le mot "sur" qui peut se traduire par "on", ou par "about" : l'appui (externe) ou le contenu (interne) [il faut dire de grandes banalités...]. Ici, c'est "on". Dans les romans de Flaubert, il n'y a pas "rien". Les travaux et lectures préparatoires le prouvent assez. Madame Bovary est un portrait précis de la province ; quant à Salammbô, c'est même un livre sur trop... 

2/ Flaubert glisse ensuite de façon manifestement illégitime (je ne le lui reproche pas, c'est une lettre familière, et formidablement suggestive ; je le reproche à ceux qui la lisent comme un traité), Flaubert glisse donc à tout autre chose : "un livre qui n'aurait presque pas de sujet" ; ici on imagine plutôt une sphère géométrique, avec méridiens et parallèles, mais ni mers ni continent, ni montagnes, ni rien, transparente. Le désertique de la littérature formaliste. 

Dans la fameuse phrase, chacun prélève ce qui lui convient : un éloge de l'autonomie esthétique, ou un éloge du vide, ce qui n'est pas du tout pareil. Un tableau ne copie pas le réel ; il est autonome. Il n'a pas pour autant à être strictement non-figuratif. 

Le livre de Céard a peu de contenu, très peu ; ce peu est même son objet principal. Il correspond assez à la formule "presque pas de sujet". Mais on ne peut pas dire qu'il ne tient que par le style. Son style n'est pas mauvais, mais ce n'est pas lui qui fait disparaître le sujet, le contenu. C'est l'intention de départ du romancier de dégonfler la baudruche de l'adultère comme exotisme sentimental. 


Voici comment, pour ma part, je comprendrais la formule finale : "où le sujet serait presque invisible si cela se peut". 

J'avais mis en ligne un passage de Lukacs

https://lelectionnaire.blogspot.com/2020/10/lukacs-forme.html

J'en avais fait un petit commentaire [voir presque à la fin du billet] : 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2021/10/notules-12-divers-litterature.html

Un grand livre, abondamment relu, finit par tenir par le style seul ; on connaît tellement l'anecdote qu'elle s'estompe et disparaît, à la vingtième lecture, pour ne laisser que la musique du style. C'est donc au lecteur, au relecteur assidu, de libérer la forme du contenu sans lequel elle ne peut pas exister, mais ce contenu tient la forme de moins en moins captive à mesure que nous relisons. Le livre sur rien serait l'œuvre du lecteur. En somme, avec de la littérature, qui parle de quelque chose, faire de la musique presque pure. L'idéal de Mallarmé, de Valéry : "reprendre à la musique son bien"

 

 

dimanche 23 janvier 2022

Comment j'ai arrêté de fumer

 

Je fumais beaucoup, jusqu'à deux paquets de Gitanes sans filtre par jour, dès le réveil, avant même le lever. Très accroché, donc. Plusieurs tentatives d'arrêter, très pénibles, sans succès. 

Un jour que je lisais, assis, tranquille, je déglutis un peu de salive et je sentis dans ma gorge une réaction un peu bizarre, à peine bizarre ; une sorte de contraction, pas du tout douloureuse, mais inaccoutumée, un peu "de travers", comme cela arrive souvent. Et là, en un "flash" qui dura tout au plus deux secondes, je vis, ou plutôt je vécus avec une terrible acuité un scénario qui ne concernait pas un autre que moi, qui ne relevait pas de la statistique abstraite, mais dans lequel un médecin avait un air un peu dubitatif, puis un lit d'hôpital, et moi y crevant avec la certitude, l'évidence, que c'était moi-même qui avais méthodiquement préparé cette fin atroce et prématurée de mon seul et unique corps. 

Instantanément, un séisme d'angoisse, de culpabilité, de détresse, etc. La gorge, là, pour de bon, coincée, le plexus noué serré. L'angoisse fut telle que l'idée même de fumer me révulsait. Je ne souffris d'aucun manque, tout au contraire. Une observation d'ORL fit conclure que j'étais net comme si je n'avais jamais fumé. Malgré le soulagement, la répulsion pour le tabac se maintenait, et s'est toujours maintenue. Je n'ai plus jamais touché une cigarette. J'avais donc parfaitement réussi, en un instant, par la force que quelques images, là où mes plus grands efforts de volonté avaient lamentablement échoué. 

Je ne pus pas ne pas mettre ce moment (essentiel dans ma vie) en rapport avec une lecture que j'avais faite maintes fois, à titre professionnel : 

Descartes, Traité des passions de l'âme, § 50 :

"[...] Lorsqu'on rencontre inopinément quelque chose de fort sale en une viande qu'on mange avec appétit, la surprise de cette rencontre peut tellement changer la disposition du cerveau qu'on ne pourra plus voir par après de telle viande qu'avec horreur, au lieu qu'on la mangeait auparavant avec plaisir."

Descartes en conclut que si une révolution soudaine dans les goûts, un renversement subit dans les habitudes, sont possibles instantanément par la simple et seule expérience d'un dégoût, d'une "passion" négative, on doit pouvoir compter encore plus sur l'efficacité d'une réforme qui serait menée méthodiquement, avec l'aide de l'habitude (comme on voit pour les animaux) et, a fortiori, pour nous qui sommes des êtres raisonnables, en les appuyant en outre sur de puissantes raisons. 

Cet optimisme de la volonté, de l'opiniâtreté, se retrouve dans la célèbre formule attribuée à Mark Twain pour qui on ne se débarrasse pas d'une habitude en la jetant par la fenêtre, mais en lui faisant descendre marche à marche tout l'escalier. 

Il va de soi que je n'en suis pas convaincu - en tout cas en ce qui concerne une habitude relevant de l'addiction. Le pas à pas, pour moi du moins, a échoué ; les raisons, pourtant bien puissantes, ont été sans efficacité. On sait bien, en ce qui concerne l'addiction au tabac, que la "connaissance de cause" a un statut ... platonique. 

Je pourrais tenter une analogie avec la mémoire chez Proust. La mémoire volontaire ne nous donne que de sèches informations, qui se présentent sagement et sans grand fruit à la conscience qui les convoque. En revanche, la mémoire involontaire nous prend à sa guise, à son moment, nous prend tout entier, et nous fait revivre le passé tout entier. L'expérience de la mémoire involontaire a quelque chose d'une illumination, d'un satori. 

Cette grande chance que j'ai eue d'être terrassé par l'angoisse ne peut être donc promue au statut de méthode. Ça vient tout seul. Ça se produit, c'est tout. Un satori d'horreur salutaire. 



cf. Leibniz, Monadologie § 27 : "souvent une impression forte fait tout d’un coup l’effet d’une longue habitude ou de beaucoup de perceptions médiocres réitérées."



Céline et Houellebecq, sur le maréchal Moncey

 

On trouve dans Soumission, quelques lignes sur le maréchal Moncey, à propos de sa statue place Clichy ; c'est probablement en rapport avec la situation de politique-fiction du roman ; c'est peut-être aussi un clin d'œil de Houellebecq au Voyage, où apparaît ce militaire oublié (les causes perdues sont un thème célinien constant).


Céline : 

"On prétendait qu’il possédait un plan d’escroquerie magnifique pour faire sa fortune en deux ans...[...] Tout cela était bien connu des actionnaires qui l’épiaient de là-bas, d’encore plus haut, de la rue Moncey à Paris, le Directeur, et les faisait sourire. Tout cela était enfantin.

 [...........]

L’Avenue est longue. 

Tout au bout c’est la statue du maréchal Moncey. Il défend toujours la Place Clichy depuis 1816 contre des souvenirs et l’oubli, contre rien du tout, avec une couronne en perles pas très chère. J’arrivai moi aussi près de lui en courant avec 112 ans de retard par l’Avenue bien vide. Plus de Russes, plus de batailles, ni de cosaques, point de soldats, plus rien sur la Place qu’un rebord du socle à prendre au-dessous de la couronne. Et le feu d’un petit brasero avec trois grelotteux autour qui louchaient dans la fumée puante. On n’était pas très bien. 

[...........]

Puisqu’on était heureux l’un et l’autre de se retrouver on s’est mis à parler rien que pour le plaisir de se dire des fantaisies et d’abord sur les voyages qu’on avait faits l’un et l’autre et enfin sur Napoléon, comme ça, qui est survenu à propos de Moncey sur la Place Clichy dans le courant de la conversation. Tout devient plaisir dès qu’on a pour but d’être seulement bien ensemble, parce qu’alors on dirait qu’on est enfin libres. On oublie sa vie, c’est-à-dire les choses du pognon.

De fil en aiguille, même sur Napoléon on a trouvé des rigolades à se raconter."


Houellebecq :

"La statue du maréchal Moncey, imposante et noire, se détachait au milieu de l'incendie. Il n'y avait personne en vue. Le silence avait envahi la scène, uniquement troublé par le hurlement répétitif d'une sirène.

« Vous connaissez la carrière du maréchal Moncey?

- Pas du tout.

- C'était un soldat de Napoléon. Il s'est illustré en défendant la barrière de Clichy contre les envahisseurs russes en 1814."


Monument de la place de Clichy (où Moncey est plutôt "XVIII°") : 

https://www.pinterest.fr/pin/303359724875380223/

Statue du Louvre, plus sombrement célinienne :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bon-Adrien_Jeannot_de_Moncey#/media/Fichier:Statue_du_mar%C3%A9chal_Moncey_au_Louvre.jpg


samedi 22 janvier 2022

Céline : fromage de sang


 À plusieurs reprises, Céline utilise le mot de "fromage" pour désigner la tête. Il y a à cela, je crois, des raisons (rhétoriques et philosophiques) aisément repérables.

Dans l'Afrique du Voyage, Alcide s'efface lors du départ de Bardamu : "... sous son énorme casque, en cloche, plus qu’un morceau de tête, petit fromage de figure...". 

Son visage de colon est pâle par contraste avec les locaux, et ses traits s'estompent par la distance ; deux raisons visuelles de l'associer à un fromage. Mais il doit bien y avoir aussi des promesses implicites de décomposition, car le casque-cloche ne protège guère contre la dissolution africaine. 

On notera, dans le détail de la phrase, la formulation "morceau de tête", où le mot de "morceau" est très habilement propice à amener à l'image du fromage. Ceci peut évoquer aussi le "fromage de tête", préparation charcutière composite (on peut songer au couvre-chef très composite de Charbovary). Ce "fromage de tête" semble sous-jacent ici, du fait de la formulation (alerte, très réussie) choisie par Céline : "son petit fromage de figure" - là où un auteur sans génie aurait écrit : "sa figure était comme un petit fromage".

Dans Mort à crédit, le petit Ferdinand cherche à éviter la tante Armide : "Si la tante Armide m’avait repéré encore une fois, il aurait fallu que je l’embrasse en plein dans son fromage de tête..." Ici, la comparaison fromagère semble plutôt motivée par l'odeur, mentionnée quelques pages plus haut : 

"On touchait quelque chose de mou. « Approche, n’aie pas peur mon petit Ferdinand !... » Elle m’invitait aux caresses. J’y coupais donc pas. C’était froid et rêche et puis tiède, au coin de la bouche, avec un goût effroyable." 

Le fromage, en tant que lait coagulé, est la stabilisation provisoire d'un élément fluide ; il a été pur liquide ; il le reviendra par sa décomposition "habitée". Le fromage peut être un insidieux symbole de mortalité. Les vers qui, dans les tombeaux de marbre, hantent l'imaginaire baroque de la mort, jouent ici le même rôle, malgré leur logis plus humble. Cf. le départ ironiquement martial de Gorloge pour une période de manœuvres : "Le petit Robert portait sa musette. Elle était sérieusement chargée, avec trois camemberts d’abord, et des « vivants » que tout le monde en faisait la remarque..." Le ver est dans le fruit, si l'on ose dire. 

Le mot "fromage" dérive de "formage", — mise en forme, imposition d'une forme à une matière amorphe à laquelle le camembert aura tendance à revenir : labilité de l'individuation... 


Sous l'éclairage d'un imaginaire matériel symbolisant une philosophie (pessimiste et inquiète) de la vie transitoire, on peut noter que le sang lui aussi, hésite entre fluidité et coagulation. Dans Féerie, Céline blessé se décrit : ”je fais qu'un caillot, je me rends compte... un caillot dans la mare de sang...". Il est tentant de voir là une image de la condition humaine, voire de la condition d'individu vivant. C'est que l'individu n'est pas individuel de façon bien stable ; il est loin d'être indivisible. Il apparaît plutôt comme un grumeau dans le milieu de la Vie anonyme (Schopenhauer). Il émerge comme grumeau avant de se refondre dans l'indifférencié biologique — comme, dans le monopsychisme, la goutte d'eau du moi se dissout dans l'océan divin.

Céline s'exprime de façon très intentionnellement ambiguë. Ces deux lignes peuvent se comprendre au sens matériel : "tout mon corps ressemble à un grand caillot, tellement je suis ensanglanté ; je vois bien que je coule en flaque de sang sous moi" (alors, la flaque provient de moi). Mais cela n'exclut pas de les entendre, en sourdine, au niveau métaphysique : "je me rends compte, je prends conscience du fait que je ne suis jamais que la concrétion provisoire d'un sang informe auquel je suis sur le point de retourner" : c'est moi qui proviens, précaire, de la flaque. Le moi, l'individu, la conscience, la forme, toujours menacés de retourner à l'informe.



vendredi 21 janvier 2022

Voltaire : 'L'Ingénu' (deux notes de style)


    Deux notes moins structurées que celles de Starobinski dans la RMM de 1966...

En ce qui concerne les idées et la stratégie pour les exposer, il arrive à Voltaire de faire à peu près ce que fera Flaubert dans Madame Bovary : utiliser l'indirect libre qui permet de passer sans prévenir à l'intérieur des pensées du personnage, et d'avoir donc un discours mi-chair mi-poisson, qui soit indiscernablement celui de l'auteur et celui du personnage, le premier pouvant toujours, en cas de problème, se défausser sur le second des idées trop hardies. [Cf. Jauss, Esth. de la réception Tel p. 84-85 ; ex. chez Flaubert : "elle se rappela les bassesses du mariage"... : qui le dit ? l'auteur ? Emma ?]

Au chap. VI, on explique au Huron ce que c'est qu'un couvent : "Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez les Hurons et chez les Anglais..."

Cette phrase, surtout le "chose horrible", est bien sûr le jugement du Huron étranger aux coutumes civilisées, mais aussi, pour Voltaire, une définition exacte de la réalité telle que vue par un "regard innocent" exempt des habitudes qui rendent ordinaire le monstrueux.


[puisqu'on en est à Voltaire / Flaubert, une incidente : le Huron et son janséniste, quand ils sont enfermés en prison et en profitent pour lire et parler de ce qu'ils lisent, font un peu songer à Bouvard et Pécuchet]


*


À la fin du chapitre XVII, c'est le moment tragique où la belle Saint-Yves chute pour sauver son amant. En son début, le roman est nettement ironique, mais ici, le ton change, et la phrase peut se faire magnifiquement expressive :

Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des cris, des larmes, affaiblie du combat, éperdue, languissante, il fallut se rendre.

Enfin, 2 syllabes ; un mot parfaitement paroxytonique, qui rend la lassitude, l'abandon de la lutte. La chute inscrite dans le mot va être déployée dans la phrase. On est bien dans la tragédie : les deux premières syllabes nous disent comment cela va finir, et le plaisir sera de voir à travers quelles étapes, quelles figures cela va s'accomplir (ressemblance entre la tragédie antique et la phénoménologie hegelienne...). On détaille les étapes de la douleur, non pour informer, c'est déjà fait, mais pour provoquer la sympathie (donc faire intervenir l'affectivité) avec ce qui a été dit de façon elliptique dans le "enfin". L'oméga "il fallut se rendre" rejoint l'alpha "Enfin". 

après une longue résistance 

9 syllabes, peu scandées, en pénéplaine

après des sanglots, des cris, des larmes, 

5 + 2 + 2

reprise rhétorique, anaphorique, du "après" ;

puis on récapitule les angoisses, qui sont au nombre de trois, et qui sont de quantité variée : 

deux syllabes (sanglots), 

une syllabe (cris) ; 

une syllabe (et demie ?) (larmes). 

On clôt l'énumération par une féminine, plus ouverte, qui provoque, avec la virgule, une suspension de la diction mieux que ne l'auraient fait les points en général réservés à cet effet. On suspend le conte avec art... 

Noter que les "des" (article indéfini pluriel) ne nombrent pas et donc sous-entendent, très légèrement , une sorte d' "ô combien !..."

affaiblie du combat, éperdue, languissante

Après trois substantifs, trois adjectifs, qui peignent les effets sur la belle Saint-Yves, augmentant la participation du lecteur à ses malheurs — on est passé de la description extérieure des réactions à la peinture intérieure des sentiments.

Tout est ternaire ici, et très musical. Le premier adjectif, de 3 syllabes ("affaiblie"), est complété par un nombre égal de syllabes ("du combat"), et suivi par deux autres adjectifs, tous les deux de trois syllabes, dont la dernière est encore une féminine parfaitement adaptée au sens du mot ("languissante") : l'être et la volonté s'évaporent. On obtient donc, en toute souplesse, un fort bel alexandrin anapestique. Le lecteur participe du dedans à la douleur, avec le puissant adjuvant d'un rythme qui ne paraît pas étranger à la prose.

il fallut se rendre. 

5 syllabes dont la dernière est une féminine. 

On finit avec un impersonnel pudique, mais implacable. Les trois adjectifs précédents ont dépouillé l'héroïne de ses forces, donc, à court terme, de sa volonté. "Elle dut se rendre" aurait été sec, sans musique, et aurait laissé la jeune femme aux commandes comme sujet grammatical, alors qu'elle n'est plus qu'abandon. La conclusion, neutre, éloigne toute culpabilité en mettant en évidence une nécessité impersonnelle. Le "il fallut" vaut comme un effet de sourdine (Dämpfung ; cf. Spitzer) moral en même temps que stylistique — l'équivalent du "on" qui, dans la tragédie, allège la difficulté de dire "je". "Il faut", au moment où "elle faut", elle défaille, elle est défaite.

Enfin, ce dédouanement moral se fait aussi par un tour discret, mais peut-être d'autant plus efficace. La phrase est très correctement construite ("Enfin ... il fallut se rendre.") malgré les étapes intercalées. Mais, à la lecture, avec ce qu'elle a de subjectif et d'oublieux, on a, à la fin, un peu moins en mémoire le "Enfin" initial. Et on lit "affaiblie languissante, il fallut se rendre" ; ce qui a le très paradoxal mérite de sonner un peu comme une anacoluthe, donc de suggérer le désordre, la discontinuité, la détresse confuse du personnage, et donc d'incliner à l'ex-cuse (ex causa : n'être pas cause).