samedi 27 mars 2010

Barbusse, Céline, l'horreur


Céline a toujours cité Barbusse parmi les auteurs importants du XX° siècle, pour avoir introduit la langue parlée dans la littérature. Peut-être y avait-il de sa part une affection pour celui qui a décrit avec tant de vigueur l'atrocité de 14 dans "Le Feu". Car, si on y regarde un peu, le langage que Barbusse prête aux poilus est passablement édulcoré.
Certes, on y trouve des parlers régionaux, fautifs, argotiques, etc. Mais, d'une part, le narrateur s'exprime de façon on ne peut plus classique. Barbusse n'a pas touché à cela, qui aurait été la vraie révolution : que le langage parlé ne soit plus un objet cité, donc maintenu à distance, mais le sujet même, l'énonciateur principal. D'autre part, le langage des soldats est soigneusement nettoyé de toute obscénité, jusqu'à des litotes cocasses : "... à la mords-moi le doigt...", cette pudique Dämpfung fait sourire.
Pourtant, en un court chapitre intitulé "Les gros mots", le narrateur fait intervenir un des poilus qui lui demande s'il mettra dans son livre les gros mots pas très littéraires qui sont couramment employés dans les tranchées... lui dit que cela risque en somme de ternir son image d'écrivain. À quoi le narrateur répond qu'il assumera cet inconvénient pour être fidèle au parler de ses camarades de boucherie.
On ne peut pas dire que Barbusse ait tellement tenu parole. Le langage cru est donc adouci, et cerné, domestiqué et tenu en lisière. C'est précisément ce que Céline n'a pas fait. Le "Voyage" est narré en style largement populaire ; et "Mort à Crédit" est envahi par l'obscénité, la scatologie etc.

Pourquoi Céline, passablement ingrat comme le vieux Bloy, reconnaît-il donc si constamment une dette à Barbusse ?
Peut-être pour une autre chose, un autre livre, un autre thème. Peut-être.
 
En 1908, Barbusse publie "L'Enfer", roman qui laisse terriblement frustré. On voit, dans les premies chapitres, s'amorcer un magnifique roman moderne, gris sombre, nihiliste, au même titre que "Voyage", que les "Cahiers de Malte", que les "Dimanches de Jean Dézert". Et puis, tout à coup, cela devient un interminable verbiage, un prêche illisible, un naufrage complet (l'épilogue du "Feu" n'est pas exempt de ce défaut, mais au moins a-t-il  le mérite d'être court, même s'il gâte beaucoup l'ensemble de l'œuvre).
Quel est donc ce début si admirable ? (c'est ce début qui a été repris dans une transposition TV pas si mauvaise, sous le titre "L'invité clandestin") Un homme à l'existence peu dessinée, au moi peu caractérisé, flottant entre être et ne pas être, loue une chambre d'hôtel, et s'aperçoit qu'il y a un trou dans le mur qui lui permet de voir. De voir la vérité ; les humains tels qu'ils sont quand ils ne se croient pas vus. La vérité toute crue, et donc, bien sûr, "l'horreur ! l'horreur !", diapason du siècle déjà donné par Conrad dès 1899. Cette fascination morbide pour l'atroce vérité fournit les pages prodigieuses du début. "L’humanité me montre ses entrailles". Puis les êtres observés deviennent des bavards qui récitent des leçons de médiocre et surtout intempestive philosophie. Après la fascinante horreur du vrai sans masque, l'horreur de l'ennui didactique, qui fait fermer le livre.
Mais dans ces trop brefs chapitres (le livre a été réédité en 1925), Céline a pu trouver l'essentiel. La position de voyeur, voyeur du vrai, du non-arrangé, non-falsifié, de l'humanité dékitschisée par la solitude où elle se croit. Les hommes tels qu'ils sont. L'intimité des choses. 
La scène de l'arrière-cour du "Voyage" en est un écho évident, la plus insoutenable d'un texte qui pourtant ne manque pas d'abominations. Bardamu voyeur du monde est en position de surplomb : il voit la vérité de la vie, des rapports humains. Il y aurait beaucoup à gloser sur le voyeurisme libidineux du Dr Destouches. Mais le voyeurisme de Céline est, osons le terme, "ontologique". Un ancien faux pape (d'Avignon je crois) disait, de façon fort peu catholique : "Voir est paradis de l'âme". Céline a pu apprendre chez Barbusse que voir, voir simplement, purement, sans apprêts, sans litotes ni voiles, sans les "filtres soft" de la bienséance sociale, c'est voir l'enfer. Il y a un enfer de la guerre. Mais aussi un enfer de la paix, un enfer du quotidien, un enfer de la vie, un enfer de tout. Pour l'apprendre, il suffit d'un trou de sniper, et le sombre courage de s'y poster C'est par ce minuscule trou que, dès le début du siècle, tout le sens va fuir.