dimanche 19 septembre 2010

Valéry / Malraux (notule)


Pour La Rochefoucauld, peu de gens seraient amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler d'amour. De même, pour Valéry, peu de gens deviendraient artistes s'ils n'avaient jamais entendu parler d'art. 
C'est l'inverse avec Malraux : on ne devient peintre que pour avoir entendu parler de peinture - ce qui pose le problème du commencement, du premier peintre. 
On a une théorie du désir-besoin (appétit essentiel, intrinsèque, de perceptions) et une théorie du désir-envie ("et moi aussi, je suis peintre !").
On a une théorie innéiste (désir d'être soi) et une théorie mimétique (désir d'être l'autre). 
La première est invérifiable. La seconde suppose une régression à l'infini.  
Faut-il associer les deux conceptions, et dire qu'il y a un petit nombre d'artistes devenus tels par eux-mêmes, et une masse qui le deviennent surtout parce qu'ils en ont entendu parler ? Des artistes par vocation, en petit nombre ; des artistes par imitation, en grand nombre ?
Il n'est pas possible de décider si un homme serait devenu artiste sans modèle extérieur, par pure pression interne, par strict besoin intime, par un appétit spécifique de formes ou de sons. On ne peut que le supposer, à constater une certaine vigueur dans ses productions, et une certaine constance dans son besoin de créer. Peut-être le génie serait-il le fait de ceux qui seraient devenus artistes de toute façon - ce qui reviendrait à expliquer l'obscure notion de génie par une hypothèse invérifiable... 



vendredi 17 septembre 2010

Valéry : la perfection expérimentale


Pour Platon, la perfection n'est pas de ce monde : pour l'atteindre, il faut devenir purement spirituel, c'est-à-dire, en un mot, mourir. 
Valéry quant à lui a conçu le projet fou d'être complètement sage (pour parler comme Voltaire), et s'est lancé le pari d'atteindre à la perfection, à l'absolu dès cette vie (disciple en cela de Mallarmé et de Descartes, ce dernier ayant d'ailleurs lui aussi influencé Mallarmé). 
Il y a réussi. Et pourtant, cette réussite est une sorte d'échec. La perfection est accessible, mais elle n'est pas tenable. On peut passer son doigt dans la flamme d'une bougie ; on ne peut pas y demeurer, y établir son logis. La perfection de Monsieur Teste est toute fictive : c'est là un "personnage de fantaisie" où l'auteur rassemble et généralise une pureté de pensée qui n'est accessible, au mieux, que durant quelques quarts d'heure. La pureté intellectuelle véritable, pour le Valéry réel, est de quelques minutes, au petit matin, les jours fastes. 
De même, il n'est pas strictement impossible d'écrire de la poésie écrite en état de pure lucidité ; mais les résultats sont si minces qu'on doit en rester au stade expérimental, au stade du prototype ; on ne peut passer à la fabrication réelle, moins encore à la production industrielle. Faire de la poésie ainsi, c'est comme fabriquer de l'eau à l'aide d'oxygène, d'hydrogène, de courant électrique, et d'un eudiomètre : on y parvient certes, mais à quel prix ! et pour un résultat combien mince ! C'est possible, mais d'un possible si mince qu'il ne peut pas avoir de portée pratique  : Valéry, peut-être un jour de pessimisme comme il en connut bon nombre, écrit à Gide : 
« L'art en pleine lumière est une fiction pure. Le peu qu'on en a vu n'est qu'un résultat de laboratoire - n'y pas songer pour employer ses capitaux » (8 juillet 1906, nouvelle édition p. 656)
Le projet était de se situer à l'extrême pointe de la capacité humaine, là où l'acuité spirituelle est maximale, mais aussi où elle voisine le plus dangereusement avec le rien, où elle tutoie le néant. Mallarmé fournissait déjà un exemple de cette noble exigence, et de ce risque de rester dans ces dangereux parages, qu'il illustrait par les images de la "froidure éternelle", du glacier - Valéry parlera du "last point", de l'extrême Nord, ou du diamant.

Comme dans toute recherche sérieuse, l'exigence de qualité provoque une diminution corrélative de la quantité. La parole la plus pure est la plus rare ; elle est donc proche de l'aphasie. La pensée la plus pure est proche de la dissolution. La pure transparence, pour l'esprit comme pour le diamant, consiste à se rendre comme invisible - invisible à soi-même, "suicide beau". 
  

samedi 11 septembre 2010

Diérèses


Dans un billet de ce Calmeblog, 
je parlais d'Apollinaire, et plus précisément du premier vers de Zone, qui me semblait emblématique de la situation de ce poète par rapport à la modernité :
À la fin, tu es las de ce monde ancien 
Si on lit la dernière syllabe en diérèse, à l'ancienne, on obtient un alexandrin anapestique, le plus classique des vers français, et dans lequel Apollinaire excelle (« La cétoine qui dort dans le cœur de la rose »). Si on le lit en synérèse, on obtient un vers de 11, très peu conventionnel, qui trompe l'attente d'un alexandrin anapestique, et sonne délicieusement bancal. Il me semble que cette équivoque, cette ambiguïté, ce doute, sont voulus, et que le poète, très délibérément, nous place entre les deux chaises du classique régulier et du moderne instable. 

Or, si je reviens à ce point, c'est que j'ai rencontré, sur un blog de littérature à l'usage des classes, à propos d'un vers analogue, une opinion autre :

Cors de chasse : 

Notre histoire est noble et tragique
Comme le masque d’un tyran
Nul drame hasardeux ou magique
Aucun détail indifférent
Ne rend notre amour pathétique

Et Thomas de Quincey buvant
L’opium poison doux et chaste
À sa pauvre Anne allait rêvant
Passons passons puisque tout passe
Je me retournerai souvent

Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent

À propos du 6° vers, le commentateur indique : « 7 syllabes contre 8 pour les autres vers. Vers impair : légèreté : évocation irréelle.»
Il me semble plutôt qu'il y a là une équivoque voulue, que l'esprit du lecteur doit se trouver ici aussi sur une ligne de crête, ne sachant de quel côté tomber, entre la diction "moderne", qui donnerait un heptasyllabe, très décalé par rapport au reste du poème, et la diction classique qui, scindant l'opium, unifie le poème en octosyllabes parfaits, bien carrés (8 syll x 12 vers).
La diérèse sur opium est certes très affectée ; mais la substance sacrée/maudite peut mériter un traitement spécifique, pour la mettre en valeur, en relief. Et la prononciation opi-um a quelque chose de rêveur, d'irréel, voire de surnaturel, qui convient très bien au sens. 




C'est d'une façon voisine, ce que fait Mallarmé par exemple, dans un poème graveleux, sarcastique et splendide (non-signé) jouant avec des diérèses artificielles et significatives  : 


Parce que de la vi/ande était à point rôtie,
Parce que le journal détaillait un vi/ol,
Parce que sur sa gorge ignoble et mal bâtie
La servante oublia de boutonner son col,

Parce que d’un lit, grand comme une sacristie,
Il voit, sur la pendule, un couple antique et fol,
Et qu’il n’a pas sommeil, et que, sans modestie,
Sa jambe sous les draps frôle une jambe au vol,

Un ni/ais met sous lui sa femme froide et sèche,
Contre ce bonnet blanc frotte son casque-à-mèche
Et travaille en soufflant inexorablement :

Et de ce qu’une nuit, sans rage et sans tempête,
Ces deux êtres se sont accouplés en dormant,
Ô Shakespeare, et toi, Dante, il peut naître un poète !

Mallarmé à table avec Méry Laurent

Ici, pas de doute, les diérèses s'imposent qui, au début du poème, mettent en évidence à deux reprises la syllabe "vi", qui peut s'entendre en deux façons, une biologique, l'autre, obscène, mais qui illustrent ainsi doublement le contexte. 
Et le génie (j'ose le terme) du 2° vers, est de nous faire détailler le mot même dont le journal détaille complaisamment la chose, de même que l'on a savouré la vi-ande du premier vers, en la dilacérant voluptueusement. On entend-voit le lecteur libidineux se régaler des moindres détails croustillants et sordides de ce compte rendu fait pour émoustiller ses bas morceaux. La diérèse constitue une préciosité mal placée, comme il y a, chez le lecteur du journal, une lubricité mal placée. 
Quant au ni/ais par qui commence le premier tercet, il a valeur comique mais aussi satirique : l'artifice de sa diérèse donne une ironique solennité à ce triste quidam qui se trouve jouer le rôle d'un Créateur. 
L'équivoque de la diérèse a souvent pour rôle de rendre équivoque la limite entre des domaines qui semblaient clairement séparés ; le classique et le moderne, le noble et le bas. 

***

Le "rôti" tel qu'illustré par Wikipédia... assurément en diérèse :