dimanche 20 février 2011

Expérience littéraire "à l'aveugle"


Il est bon de ne pas savoir ce que l'on écoute. Ainsi, on écoute vraiment. 
Si l'on sait ce qu'on écoute, on n'écoute jamais que ce qu'on sait. On se cale sur des pré-jugés, des réputations, des gloires, des automatismes etc. Que l'on annonce Bach par Perahia, ou Hugo par Bouquet, la pente de l'admiration est déjà (légitimement) prête. Mais quand on prend en cours de route, on a chance d'avoir une écoute bien plus affûtée, critique, interrogatrice, fraîche. Ceci est connu. 
En littérature, il est assez rare de ne pas savoir qui est l'auteur de ce qu'on lit. On en a fait un jeu, sur France-Culture qui, l'autre jour, m'a donné occasion de faire une expérience infiniment curieuse, bien plus rare et instructive que celle, intéressante, généralement fournie par la simple écoute naïve. Un morceau de texte, sans indication aucune. Il s'agit de déduire, de s'approcher. 
Récemment, donc, un texte de prose qui me donna presque immédiatement une sensation assez pénible, mais bien caractérisée, bien connue de moi. Je sentais, à travers les rythmes, les images, les tournures, une façon d'être que je reconnaissais sans pouvoir y mettre de nom - ni de date, ni de nationalité ; une "dégaine existentielle". J'étais transporté dans une personnalité problématique, déséquilibrée, souffrante ; non pas disloquée, mais déhanchée (à la Thelonious Monk), dégingandée ; non pas anormale mais biscornue ; une intégration problématique de soi et d'autrui, des parties du corps mal coordonnées, des images étranges... et... un "je ne sais quoi", aussi reconnaissable qu'une odeur, mais qui restait toujours anonyme. L'expérience était agaçante et prodigieuse : l'homme tout présent et tout anonyme. 
Solution : c'était un des rares textes en prose de Tristan Corbière. 
Je ne connaissais de Corbière que des textes poétiques. Mais j'avais senti, à travers ce passage, quelque chose comme l'essence pure de cette personnalité problématique, de cette existence malheureuse et estropiée. Pour reprendre une formule galvaudée : ce dont Corbière est le nom, et qui n'est d'aucune époque, d'aucune langue, ce "rayon spécial", comme dit Proust, qui constitue la singularité d'un mode d'être que l'artiste est capable de nous faire partager, indépendamment des anecdotes ou des tics d'écriture ; la courbure particulière du psychisme, du temps, du mode d'être au monde qui constitue Corbière (qui se définissait ".. mélange adultère de tout...") ; l'équation personnelle : chez Corbière, un érotisme grotesque et désespéré, mêlé du seul élément biographique de la mer et des bateaux. L'essence de sa poésie, révélée et masquée par cette prose que je n'aurais pas songé à lui attribuer. 
Cette page a permis (formule de Claudel) "cette espèce d'amorçage au fond de nous sans lequel [...] nous pourrions entendre la musique, mais non pas la devenir."
Devenir Corbière sans le savoir... L'expérience littéraire, poétique, consiste bien ici à "changer de peau", au sens "profond" du mot. 

Source : Wikipédia

Ah! ça... est-ce qu'elle serait bête?
      Nous étions mangés par la mer. Je tenais toujours l'Américaine, qui se laissait aller sur mon épaule endolorie; j'entendais, contre mon oreille, ses dents, comme des pierres de meule, broyant un biscuit de ration. Ses cheveux mouillés fouettaient ma joue en feu ; j'en avais plein la bouche, et je les mordais ; ils étaient tout salés de poudrin, et je buvais... Ce poison, l'odeur de femme, m'emplissait les narines. Plus rien... L'abîme, c'était ses yeux ; la tempête, c'était son haleine. La lampe d'habitacle jetait par instant sur nous un éclair tremblotant, tout le reste me semblait de l'autre monde. Je sentis passer en moi comme un souffle de beauté, et je mis sur sa bouche un baiser léger, bien léger...
      Elle dormait, parbleu.
      «Quoi? fit-elle en sursaut.
      - Rien: le taille-vent enlevé.»