lundi 5 août 2019

Proust et Céline : onomastique littéraire (notules)



Proust : 
Verdurin / L'Or du Rhin (trouvé une fois sur le web) : Madame V. est une wagnérienne fervente. 
Legrandin / le grand daim ; en langage 1900, le grand imbécile ; à ma grande surprise, c'est absent du web, et je ne l'ai pas trouvé chez les commentateurs. 
Combray / encombré : c'est à peine signalé ; et pourtant, pour un asthmatique aussi notoire... 
Illiers / Il y est ; moins remarqué que l'évident Elstir / elle se tire (la fugitive), et Esther / elle se terre

Céline :
Des Entrayes (général, magnifiquement prénommé Céladon) : homophonie parfaite avec les entrailles qu'il incite à donner pour la patrie... 
Mais aussi : Dans le VoyageCéline décrit Bordeaux (sous le nom de Toulouse), où il y avait déjà une caserne "Xaintrailles" (pron. "Saintrailles"), du nom du compagnon de Jeanne d'Arc. 
cf.
Proust : Le Côté de Guermantes : 
— D’ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la sœur du duc de Montmorency et avait épousé d’abord un La Tour d’Auvergne. Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour d’Auvergne ne sont pas La Tour d’Auvergne du tout, je ne vois pas que cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus important, qu’il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en ligne directe...
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n’avais jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de l’Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d’Arc, avait en épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d’un vitrail de Saint-Hilaire.


Lectures de Gracq



J'ai beaucoup d'admiration pour Gracq critique (avec quelques réserves, mais qui ne sont pas d'ordre littéraire, sur Alain p. ex.). Pour le romancier, l'admiration n'empêche pas que sa phrase ne "sonne" pas naturellement à mon oreille. J'ai besoin d'aide pour entendre et faire vivre une prose aussi riche, aussi fine. Donc j'essaie d'apprendre à lire en écoutant. 
Or Gracq lisant lui-même ses textes m'a grandement déçu : voix sèche, mal adaptée me semble-t-il. Il n'est pas rare qu'un auteur peine à faire passer avec sa voix extérieure les merveilles de sa voix intérieure ; ce n'est pas son métier. Le merveilleux Jean Carrière bafouillant, massacrant ses merveilles en est un exemple pathétique et plein d'enseignements sur ce qu'est un auteur. De même, la diction de Valéry laisse perplexe.

Quand Gracq est mort, je suis tombé sur France-Culture sur un diseur (extraits du Rivage des Syrtes) au timbre admirable, un instrument magnifique, un larynx-Stradivarius ; mais... complètement gâché par ce que j'appellerai par litote une conscience un peu excessive de ses dons... D'où une lecture à la fois magnifique et intolérable, narcissique, une lecture de petit marquis ravi de lui-même, qui s'écoute dire comme d'autres s'écoutent parler, et ne cesse de s'admirer d'être si beau en ce miroir. Pas le genre qui s'efface derrière le texte, mais qui se sert du texte pour se montrer. Pas du tout le genre Michel Bouquet. Sentence à la désannonce : Mesguich. 

Un CD : "La Route" (extr. de La Presqu'Île). Une musique de fond pas trop utile, mais pas trop envahissante ; des percussions non-figuratives, assez discrètes ; cela pouvait passer, bien que l'idée d'ajouter quoi que ce soit de sonore à du texte littéraire me semble incongrue. Seuls me paraissent supportables les sons qui s'ajoutent d'eux-mêmes, comme les martinets certains soirs d'été. La voix : Catherine Carpentier, inconnue. Pas du tout une mauvaise voix, tout au contraire ; mais un parti pris de faire neutre, détimbré, déshumanisé, plat, ferblantisé, bressonisé. Exemple de l’artifice criant qui consiste à revendiquer hautement le refus de tout artifice, de toute expressivité. Le résultat : un texte atone, pénible à suivre, où il me faut sans cesse retraduire mentalement ce que j'entends, en ajoutant les intonations qui me sembleraient normales, ou, simplement, opportunes ou possibles. Inutile alors de recourir à une diseuse (nous éviterons le "bon mot" genre « diseuse de mauvaise aventure ») ; mieux vaut revenir au papier avec ses propres forces et faiblesses. 
Je suis donc toujours en attente d'une lecture de Gracq qui me satisfasse. 


Nabokov, bien plus rapide que Proust


La ressemblance du contenu est d’autant plus frappante que la différence dans l’expression est grande… : 

Nabokov, Lolita : 
« Ce que je craignais le plus, ce n'était pas qu'elle finisse par me ruiner, mais qu'elle parvînt à amasser assez d'argent pour s'enfuir. »

Proust, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs : 
« Saint-Loup qui sans bien comprendre ce qui se passait dans la pensée de sa maîtresse, ne la croyait complètement sincère ni dans les reproches injustes ni dans les promesses d’amour éternel, avait pourtant à certains moments le sentiment qu’elle romprait quand elle le pourrait, et à cause de cela, mû sans doute par l’instinct de conservation de son amour, plus clairvoyant peut-être que Saint-Loup n’était lui-même, usant d’ailleurs d’une habileté pratique qui se conciliait chez lui avec les plus grands et les plus aveugles élans du cœur, il s’était refusé à lui constituer un capital, avait emprunté un argent énorme pour qu’elle ne manquât de rien, mais ne le lui remettait qu’au jour le jour. Et sans doute, au cas où elle eût vraiment songé à le quitter, attendait-elle froidement d’avoir « fait sa pelote », ce qui avec les sommes données par Saint-Loup demanderait sans doute un temps fort court, mais tout de même concédé en supplément pour prolonger le bonheur de mon nouvel ami — ou son malheur. »


Loger dans le langage (billet + commentaire)



Loger, c'est avoir juste la place nécessaire, comme une bouteille dans un casier ; les chambres d'hôtel-tubes du Japon en sont l'angoissant exemple. Habiter, en revanche, c'est avoir des habitudes, ce qui suppose une marge de choix, un espace de liberté, des chemins à prendre ou à dédaigner ; c'est n'avoir pas un chemin et un seul, contraint par l'exiguïté. 
Même si on l'exprime moins commodément, cette opposition se trouve aussi dans l'usage du langage. Celui qui n'a à sa disposition qu'une seule manière de parler, qu'un mot, qu'une construction, etc., court à des catastrophes dans ses relations humaines, car il ne pourra pas adapter son langage à la circonstance, à la personnalité de son auditeur, à sa fonction, à sa capacité de comprendre, etc. Il est ligoté, condamné à une seule formulation, qu'il ne peut, en cas de problème dans la transmission, que répéter textuellement, avec chance que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, le problème se produise à nouveau. Inévitablement, il répétera en parlant plus fort, arrivera au cri, s'irritera de n'être pas compris, irritera son interlocuteur ; l'agressivité montera inéluctablement (un sketch illustre parfaitement cette situation). 
Le pauvre en mots n'habite pas le langage : il y loge tant bien que mal. L'homme cultivé, quant à lui, habite les mots et les tournures ; il module son langage selon l'interlocuteur, selon la circonstance,. S'il y a problème, il reformule autrement. Il dispose de plusieurs solutions langagières qui se présentent aisément à son esprit et il peut choisir les mieux adaptées. Il faut posséder un éventail, avoir un territoire langagier qui permette de nombreux parcours pour arriver au but. Le langage pauvre ressemble à la rigidité de l'instinct, qui ne connaît qu'un chemin ; le langage riche ressemble à l'intelligence, souple et adaptable, capable d'épouser les nuances. Ne pas être ligoté par le manque de mots.

J'ai reçu un commentaire dense ; pour ne pas le laisser enfoui, je le recopie ici, suivi de l'écho que j'y donne. 

Un billet vif et plein d'un pessimisme que je partage. En vous lisant, je me disais que le langage est sans doute même un ennemi de l'inculte. Jamais une pensée ne s'insère à la bonne place. Jamais un mot n'exprime une idée. Parce qu'idée, il n'y a pas, ou peut-être, il y a trop. L'expression limitée n'est-elle pas un reflet d'impressions trop vives ? Foule d'idées, mais encore à l'état naissant, à un stade où l'esprit n'a pas tout à fait encore synthétisé le vécu du corps.
Trop de particularités et pas encore d'universalité possible. 
Simple réflexion ceci étant !
Question tout de même, qu'il me semble est sous-jacente dans ce billet, quel est votre point de vue par rapport à la f(a)(u)meuse interrogation : "de la pensée ou du langage, quel élément est premier ?"
Merci !


Tout à fait d'accord : l'inculte éprouve le langage comme un ennemi, mais ennemi invisible, cage de verre contre laquelle il bute sans cesse, et dont il ne peut se libérer justement parce qu'il ne la voit pas, parce qu'elle est ce qui lui manque... D'où une haine du "bien parler" qui n'a pas besoin d'être beaucoup flattée pour devenir commune et impérieuse. 
L'inculte ressemble bien à l'enfant dont la vie sensible excède la capacité de conceptualisation (cf. les premières pages des souvenirs de Kandinsky) ; mais "l'enfant voit tout en nouveauté" (Baudelaire), en émerveillement.
Vous dites : « trop d'idées pour l'inculte » : le paradoxe est très intéressant. Les idées apparaissent vaguement, ne se fixent pas, ne se déterminent pas, changent sans cesse, échappent sans cesse, se transforment, constituent un fouillis, un grouillement, un excès plus qu'une richesse. Celui qui maîtrise son langage, en effet, a peu d'idées, car il les trie à mesure, les classe, les évalue, en élimine la majeure partie etc, ne garde que ce qui est viable. 
Ce surcroît d'idées (bien que ce mot doive être pris ici en un sens assez faible, car il ne s'agit pas d'idées pures, ni claires, ni géniales, mais de simples et sommaires suggestions) ce surcroît d'idées mouvantes ressemble assez à la mobilité angoissante des images que décrit Alain lorsqu'il formule ce beau paradoxe selon lequel l'imagination ne crée pas des images, mais des émotions, des mouvements du corps, et que c'est, de fait, l'œuvre d'art seule qui crée véritablement une image en la fixant, libérant l'esprit de cet assaut de vagues allusions, illusions. L'œuvre d'art stabilise l'image comme la phrase bien construite stabilise l'idée. 

Quant à la priorité de la pensée ou du langage, vaste programme... ! Je me contenterai de dire avec Starobinski : "Écrire nettement, ce n'est pas donner un vêtement  à la parole : c'est achever de penser" (L'Œil vivant p. 100).
D'ailleurs, Valéry réclamait, avec humour et avec justesse un Allemand pour achever ses idées (Cahiers Pléiade t. 1 p. 69). Pas pour les mettre en forme, pas pour les rédiger. Pour les achever, les terminer, les amener à terme, à bonne fin. Signe qu'une idée qui n'est pas rédigée n'existe pas vraiment, n'est pas encore elle-même. Elle est à mi-chemin entre être et n'être pas. 
(mais il est vrai aussi qu'une pensée "achevée", c'est une pensée finie, immobile, morte)

Nouveau commentaire : 
Ce que j'ai pour ma part toujours plus ou moins considéré au sujet de la priorité du langage sur la pensée revient à dire ceci : la question est similaire à chercher à savoir 
si l'œuvre naissante, l'œuvre en intention d'un artiste, précède son œuvre finie. 
Je pense qu'il y a dans l'acte de penser, l'acte volontaire, la formulation par le langage, il y a dans cet acte une abolition simultanée de la pensée. Parler, formuler est à la fois donner corps et donner une certaine mort à la pensée (car elle peut tout de même toujours être affinée). Le langage est à la pensée, ce que les outils du sculpteur sont à l'idée du sculpteur. Ils affinent, définissent, achèvent. Dans cette perspective, la pensée précéderait le langage (ou l'œuvre), mais elle ne serait rien au monde, unique objet mouvant saisi (si l'on peut dire) par le seul sujet pensant. Il y aurait comme une pensée en puissance et une pensée en acte, qui seraient deux faces d'un seul processus, que l'on pourrait appeler, pourquoi pas, réflexion ?
Dernière remarque au sujet du vocabulaire des moins lettrés : il est amusant de constater comment le langage à force de précision devient flou (Heidegger !), et comment au fond un langage familier, voire grossier serait parfois bien plus explicite et précis que le lexique de spécialiste ! Je ne sais si cela a déjà été fait, mais il serait amusant de voir quelques passages ainsi traduits de nos chers philosophes, ou même politiques, ou économistes : comme les choses pourraient devenir claires !

Ma réponse : 

Cher Anonyme, 
Il y a bien des choses intéressantes dans le riche commentaire que vous m'avez laissé. Pour les traiter, il faudrait un temps dont je ne dispose pas. Aussi, je vous réponds au fil du clavier, comme les idées viennent, dans un style informe... Veuillez m'en excuser.
si l'œuvre naissante, l'œuvre en intention d'un artiste, précède son œuvre finie
à strictement parler, s'il s'agit d'une œuvre d'art, il doit bien y avoir intention, mais pas une pré-définition exacte, sinon il y aurait une règle, l'œuvre serait possible avant d'être réelle (donc contraire à la définition donnée par Gœthe) ; on serait plus dans l'artisanat que dans l'art. L'absence totale d'intention peut être recherchée chez certains modernes. Mais, symétriquement, la pré-définition ne peut être que partielle ; l'auteur alors découvre en partie, à mesure, certaines des exigences propres de telle œuvre qu'il est en train de réaliser, et se "recale" sur cette vue plus précise, ou orientée de façon un peu nouvelle, que lui donne l'œuvre commencée. Cf Gracq : le romancier a en tête une "odeur de rose" qui est comme une "essence pressentie", seulement pressentie, pas thématisée, qui sera comme le diapason auquel il jugera à mesure si telle ou telle phrase convient ou non à ce projet in-exprimable tant que l'œuvre n'est pas faite. 
Vous passez ensuite à la pensée, où les données sont différentes (bien qu'il y ait plusieurs sortes de pensée). La formulation en mots peut être une fin de la pensée qui ne vivait que de son déséquilibre, que de son insatisfaction. Ou bien, une pensée n'est jamais finie, et bourgeonne sans cesse en d'autres pensées. Ces deux configurations sont illustrées par Valéry. S'il y a une solution à trouver, une fois trouvée, c'est fini : la pensée meurt quand elle est "achevée". Sinon, on a l'infinie prolifération des Cahiers, qui pourraient se mettre sous la rubrique "plus je pense, plus je pense". L'exercice de l'esprit, loin de clore, ouvre sans cesse : la pensée alors apparaît comme sans fin, et ne peut plus être qu'une gymnastique mentale valant par elle-même, et non par ses résultats, toujours différés. 
Quand Valéry considère ainsi l'activité intellectuelle, il la considère donc sur le même modèle que l'œuvre d'art : un poème n'est jamais achevé, il n'est qu'arrêté ; une pensée, de même. Mais le mouvement sans fin du poème est fait de substitutions incessantes, et celui de la réflexion est fait de prolongements incessants. Comparer chez Valéry la masse de la poésie et celle des Cahiers... 
Mais, dans une autre configuration, l'exigence de mettre sa pensée en mots peut très bien être une occasion d'affiner la pensée ; c'est vrai déjà pour Descartes, qui pourtant ne se soucie guère d'autrui en général, lui donnant là un rôle indirect, mais un rôle. C'est vrai aussi du professeur : une idée ne se déploie jamais mieux que face à un auditoire réel à qui on veut transmettre au mieux l'idée. Un auditoire virtuel aussi n'est pas négligeable (un correspondant, un blog, la postérité...). 
Que le langage soit à la pensée ce que les outils sont à l'idée du sculpteur, je ne sais pas si j'irais jusque là ; les rapports me semblent différents (mais ce serait très long à préciser). N'empêche que la distinction que vous faites entre une "pensée en puissance" et une "pensée en acte", si elle peut être étrange au premier abord, me semble pouvoir être fertile. Ce qu'on pense sans dire, on ne le pense pas comme ce qu'on pense en le disant. On le pense "moins", à un niveau inférieur, moins déterminé, moins construit, moins stabilisé (avec deux cas : ne pas mettre en mots bien nets ; ou ne pas avoir le droit de dire ce qu'on pense). Mais on peut dire à l'inverse que le langage ossifie la pensée, l'arrête (je ferai peut-être un billet sur le sujet). 
le langage à force de précision devient flou
... pour Heidegger, je ne sais pas s'il s'agit de précision. En tout cas, une précision augmentée rend invisible, ou malaisément perceptible, par changement d'échelle. À un fort grossissement, on ne reconnaît plus. et un langage formalisé (mathématique ou juridique) semble très obscur, précisément parce qu'il est très clair (ce que Valéry dit souvent). 
Voilà, à grande vitesse, quelques esquisses. 
Mais je vous remercie de m'avoir donné occasion de réflexion et d'expression, même sommaire...