mardi 13 avril 2021

Pninologiques (13) : traduction

 

trois points de traduction : le 1°, mineur ; le 2°, sérieux ; le 3°, essentiel !


1.

VI, 7 : « ... rectangular brush of grizzled hair that had something topiary about it »


Chrestien : "sa brosse rectangulaire de cheveux grisonnants comme taillés au sécateur"

il traduit un peu loin, assez naturel. Il ne reprend pas 'topiaire', mot qui était peut-être bien moins connu en 1953 qu'aujourd'hui (?). 


Couturier : "sa brosse rectangulaire de cheveux grisonnants possédait quelque chose de topiaire"

il fait bien de reprendre 'topiaire', qui est drôle, bien nabokovien dans sa précision technique ; mais son 'possédait' est bizarrement inapproprié, surtout pour une comparaison passablement cocasse ; cela parasite perception de cette phrase savoureuse. 


2.

VI, 3 « he “definitely felt” (it is truly a wonder how prone these practical people are to feel rather than to think)  »

Chrestien : « il « sentait de façon définitive » (c’est véritablement une merveille comme ces personnes pratiques sont enclines à sentir plutôt qu’à penser) »

Couturier : " il "estimait" (c'est vraiment merveilleux comme ces gens pratiques ont tendance à estimer plutôt qu'à penser)"

2 problèmes ici :

1° problème : definitely : Couturier le néglige, alors que c'est une forme d'insistance qui a son rôle. 

Chrestien le traduit mais, curieusement, par "de façon définitive", ce qui n'est pas le sens anglais, qui est plutôt 'carrément', 'absolument', 'décidément'. L'aspect temporel n'est pas premier par rapport à l'aspect décidé (ma religion est faite, c'est sérieux, donc destiné à durer, donc peut être considéré comme définitif). Or cette habitude fautive de dire en français 'définitivement' en ce sens de 'carrément' est un barbarisme récemment généralisé en français. Il faudrait vérifier, mais cet usage en 1962 me paraît un peu anachronique et inopportun dans la situation. 

2° problème : felt / feel : c'est moins compliqué, mais plus important. 

Chrestien le traduit, comme il se doit, par 'sentir'. 

Couturier, de façon très bizarre, fait sur ce mot au sens très clair un choix qui fausse le sens de la phrase. Nabokov veut dénoncer la substitution, à un raisonnement sérieux, de vagues impressions subjectives qui court-circuitent tout travail intellectuel. Or le verbe 'estimer' reste largement intellectuel ; c'est un jugement, une appréciation, la conclusion d'un raisonnement, d'une pesée mentale. 'Estimer' constitue donc un très médiocre opposé de 'penser'. 

C'est d'autant plus curieux que la même idée est mentionnée dans Lolita (I, 20) : 

« I have a very definite feeling our Louise is in love with that moron.” / Feeling. “We feel Dolly is not doing as well” etc. (from an old school report). »

Ce que Couturier traduit fort bien :

« j'ai très nettement le sentiment que notre Louise est amoureuse de ce crétin./ Le sentiment. « Nous avons le sentiment que Dolly pourrait faire mieux », etc. (extrait d'un vieux bulletin scolaire). »

Et Kahane faisait de même : 

« et puis j’ai le sentiment très net que notre Louise est amoureuse de ce crétin. » / Sentiment. « Nous sentons que Dolly ne fait pas les efforts », etc. (extrait d’un vieux bulletin scolaire). »

Pourquoi le même traducteur, sur la reprise d'un même thème dans deux romans quasi-contemporains, fait-il un choix pertinent pour l'un, et un choix inexplicable pour l'autre ? 


3. 

C'est l'incipit, le diapason du roman, et , en plus, ici, la caractérisation fondamentale du personnage éponyme : il faut traduire un incipit d'une plume tremblante car on grave dans le marbre.

Pnine, on le saura bientôt, a 52 ans. Et donc, dès le premier mot du texte, il y a un gros problème : "The elderly passenger..." Les deux traducteurs donnent : "Le passager âgé". Ce mot est bien trop fort pour elderly. (en plus, ce "voyageur âgé" n'est guère euphonique : "ageuragé"...). Il n'y a pas en français de mot efficace et assez bref pour garder le sens et le tempo de l'original. "Le voyageur vieillissant" ? : pas faux, mais on peut croire qu'il est train de vieillir dans son wagon. "Le voyageur entre deux âges...", c'est mieux, car c'est le sens, mais c'est un peu long, moins guilleret que l'original. Que faire ? 

Cette phrase initiale est plus riche qu'il n'y paraît (chez Nabokov, tout est plus riche qu'il n'y paraît). Elle nous dit : 

« The elderly passenger sitting on the north-window side of that inexorably moving railway coach,... »

Traduisons en prose : ce passager, pas jeune, pas vieux, est entraîné quoi qu'il fasse par la flèche du temps, par le torrent du devenir, par le flot de l'histoire. Il est embarqué. Mais il se sent par moments assez jeune, assez allègre. À d'autre moments, il se sent très vieux, fini. À d'autres, il redevient adolescent, et même enfant. Mais, pour le moment, il est relativement guilleret : il a trouvé une astuce très russe pour gagner du temps sur son parcours (ô, illusion !). Il se sent donc simplement 'elderly', pas jeune certes, mais pas vieux du tout ; donc bien capable de faire face honorablement aux situations. Il ne sait pas encore où le mène son train. Il ne faut donc surtout pas dire qu'il est "âgé". Il se sent plutôt frais et ne sait pas encore qu'il est mal parti. Il faut donc entrer dans son illusion (et dans son attitude supposée), dire qu'il n'est pas si vieux que ça, qu'il peut encore croiser fièrement les jambes po amerikanski. Tant pis pour le nombre de syllabes : il faut dire "Le voyageur entre deux âges..." Si on le décrivait comme un homme âgé, si on l'affublait de cette pancarte d'infamie, il serait un simple bouffon quand Betty Bliss suscitera quelque émotion douce et cruelle dans son "aging flesh". Si on se sent optimiste, "entre deux âges", cela veut dire qu'on a encore un pied dans la vie. 

Tout bien réfléchi, "entre deux âges" va très bien, car Pnine est essentiellement et en tous domaines assis entre deux chaises, entre deux mondes, entre deux langues, deux calendriers, incertain, fragile et ballotté comme une balle de pnin-pong.