dimanche 21 mars 2010

Paraphrase terne et structuralisme coruscant


Jean Starobinski § "Littérature" in "Faire de l'histoire" (t. 2 Folio p. 232-3) :


« Que reste-t-il de la critique, si notre question est timide, si notre langage est stéréotypé, si nos concepts sont mal assurés ? L'objet lui-même se banalise et s'affaiblit, faute d'une sollicitation vigoureuse. Les enseignants connaissent bien ces situations où la faiblesse de la lecture entraîne la faiblesse de l'objet. L'on voit se produire un écho dégradé du texte : la paraphrase. Le commentateur, en ce cas, n'ose parler pour lui-même : il n'a rien à dire, les moyens lui manquent. Il a peut-être “compris”, mais il n'a rien observé. Il se laisse envahir confusément par la rumeur de la page ouverte devant lui, il l'amplifie en termes plus faibles : réitération qui dissout la forme en faisant foisonner les équivalents inférieurs du sens. A cette dissolution, l'analyse grammaticale - aujourd'hui l'analyse structurale - apporte un palliatif, sous les espèces d'un mécanisme capable d'assurer un minimum de repérage des faits de style et des moyens mis en œuvre dans un texte. Mais si l'analyse se confine dans la technique descriptive, si elle se borne à transcrire les données littéraires dans les sigles d'un métalangage, c'est toujours la réitération qui prévaut, moins naïve et moins simple, mais toujours captive de l'horizon borné de la tautologie... »


Je goûte fort la façon dont J. Starobinski rend le découragement du professeur devant un texte délavé par une paraphrase à l'inanité contagieuse. Il n'a plus rien à dire, ni sur les propos de l'étudiant, ni même sur le texte (qui est saigné à blanc). Tout le monde est "vidé". Le prof a sommeil, il a envie de mourir, de se faire bûcheron, ou moine.


Mais j'apprécie encore plus que, l'air de rien, en mots très mesurés, d'un ton très égal, il critique le structuralisme avec une cruauté d'autant plus grande qu'elle vise très juste. La "lecture" structuraliste consiste elle aussi à ne rien dire, mais avec tout un arsenal de grands mots prétentieux qui charcutent sans pitié un pauvre texte innocent et sans défense. Et là, ce ne sont pas seulement de petits étudiants qui sont visés, mais des Importants, des mandarins, bien en chaire. Starobinski vend la mèche : ce qu'on dit dans les prestigieux colloques ne vaut souvent pas mieux que ce qu'on dit dans les humbles TD...




Sur la diagonale en peinture

Ce qui frappe dans la peinture française du XVIII°, la vraie, celle des Fragonard, des Boucher, non celle des postlouisquatorziens ou des néoclassiques, c'est l'importance de la diagonale structurant un tableau, un portrait. D'où une impression de vie, de mouvement, de légèreté, voire de frivolité. Les portraits tournés, l'escarpolette, etc. En opposition à la rectitude, à la symétrie, aux valeurs morales strictes, la diagonale dévie. Elle symbolise l'humour, le libertinage, la "sé-duction", la frivolité. Et, surtout, le plaisir. La ligne verticale, organisée avec les horizontales, est immédiatement perçue comme rappel architectural, et donc comme rappel à la dure loi des équilibres réels (Cf. Caillois : il n'y a pas, et pour cause, d'architecture surréaliste). Rappel au principe de réalité, contre le principe de plaisir. La ligne droite bâtit ; la diagonale jouit. La diagonale ne peut être sérieuse que si elle est "compensée" (c'est le mot propre : poids contraire) par sa symétrique, formant ainsi la très architecturale pyramide, peu propice à la volte, à la virevolte, au désinvolte. Les néoclassiques adorent les viriles lignes droites contre les courbes féminines (Ingres en souffrira) ; mais aussi les verticales et horizontales, le fil à plomb, la loi du monde, auquel doit se soumettre la loi du désir - les temples, les colonnes. Avant le classicisme, la sculpture archaïque grecque p. ex., est très verticale, très soumise à la pesanteur. L'architecture est un art où la diagonale est possible, mais difficile : il faut la contrepeser par un artifice quelconque, mais qui n'apparaisse pas trop. La diagonale est donc plus aisément picturale, car la toile, comme le papier, "souffre tout", y compris les équilibres impossibles. Fragonard pratique à la fois le portrait express (fait, dit-on, en une heure, comme celui de Diderot), et le portrait diagonal, où le modèle ne semble guère "poser", ni, pour parler comme Verlaine, "peser". Le classique, et surtout le néoclassique, n'admet la diagonale que s'insérant dans un plan d'ensemble ou vertical, ou, du moins, solidement symétrique, pesé, composé : l'élément diagonal est alors un ornement léger, latéral, anecdotique. Valéry : "la vie a deux ennemis, l'ordre et le désordre".