vendredi 17 décembre 2021

Céline, accumulations (notule)


Céline accumule souvent les adjectifs. Mais, parfois, on peut soupçonner qu'un adjectif ait la valeur (populaire, argotique) d'un adverbe de manière (ce qui est le cas en allemand standard). Boudard ou Simonin écrivent souvent des formules du genre "Marcel, il a dérouillé sévère" (pour 'sévèrement'). Par exemple, chez Céline, au début de Mort à crédit (à propos de l'odeur de la mort) : "l'incroyable aigre goût" peut être "traduit" : "Le goût incroyablement aigre". 

Noter le souci de n'être pas euphonique : 'yablaigregou' est délibérément moche ; à haute voix, on ne peut le prononcer qu'en ralentissant le débit, donc en savourant le déplaisir. 

Noter aussi la progression, à chaque mot, vers un peu moins de subjectivité (mais on demeure résolument dans la subjectivité) : deux adjectifs d'abord, le substantif ensuite ; l'objet n'est vu qu'à travers le prisme des émotions du sujet. D'abord, un adjectif qui n'a aucun lien intrinsèque avec la chose : 'incroyable' n'a, par son sens, aucun rapport à 'goût'. Puis "aigre" qui, lui, entretient un rapport. Toujours cette méthode, lointainement héritée des Goncourt, qui crée un suspense flottant, un "suspens ontologique"... 

Dans une autre accumulation : "damné tronc chiot malfaisant ; 'chiot' n'a bien sûr pas de rapport avec les petits chiens, mais seulement avec les 'chiottes' ; mais ces lieux sont précédés d'un possible calembour : "damné tronc" produit le son "étron". 

Pour le plaisir, quelques autres accumulations véhémentes à l'adresse de Jules (Gen-Paul) : 

"bosco tronc ivrogne infâme peloteur céramiste"

"satané pince-cul ragoteur malfaisant ivrogne"

"et taisez-vous ! pourrie de pisse puante ammoniacale ivrognesse mouchardeuse voleuse ratonne provocatrice pire que tout !..." (460-461)


Il y a aussi les accumulations sonores, les saturations vocaliques. 

Pour mémoire, l'incipit de Salammbô : 

"C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar"

Incipit du Voyage : 

a a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler. Arthur, un étudiant, un carabin lui aussi, un camarade.

et dans Féerie : 

"elles éclatent en s'étalant !... en flaque brrrroumm !... vous savez !... en mare de mitraille qui s'étale... les escadres remontent vers Londres... toute la cagna oscille branle...". (le a de "savez" est peu marqué à cause du rythme paroxytonique).

+ "Sous la table, c'est le plein cloaque, hoquets, râles, cacas..." 

+ Guignol's band 1 : 

"fantasque apparat de catafalques" (8 a en 9 syllabes !)

.. Céline, homme des cascades et cataractes...

S'il intercale quelques syllabes, elles aussi insistent sur un même son : 

"remontent vers Londres"

Cf. ailleurs, dans Féerie : 

"les jardins roulent houlent encore dehors"

et l'incomparable périphrase pour désigner la "Bibici" : 

"Les Londons d'ondes..."