vendredi 30 avril 2010

Peinture : sujet et manière (notule)


  
La banalité ou la laideur de la chose représentée font mieux ressortir la nature proprement esthétique de la représentation. Par la dignité de ses sujets, la peinture fonctionnelle détournait grandement le spectateur de la considération de l'essence picturale du tableau. A contrario : des asperges dans un plat, à la Manet ; ou la botte de carottes dont le héros de Zola veut se servir pour révolutionner son art ... 
 

La banalité de la matière, fait ressortir la manière comme seul objet d'intérêt. Les natures mortes sont mieux saisies comme picturales que les scènes religieuses. C'est pourquoi Chardin nous apparaît comme "moderne" : il ôte tout prestige au sujet. Parfois même il peint du désordre comportant du dégoût (la fameuse Raie). Sa stillife est aussi stillpainting, peinture tranquille avec elle-même, seule avec elle-même, non plus encombrée d'un sujet, mais appuyée sur un simple prétexte. 
 

Déjà, des natures mortes du XVII° siècle allaient dans un sens minimaliste ; mais c'étaitent des vanités. Vanité des choses d'ici-bas par rapport à notre destination spirituelle. 
 
Les coings de Zurbarán, par exemple, dénonçaient la chose qu'elles montraient, au profit de la transcendance divine. Les asperges de Manet, au profit de la valeur absolue de l'Art.


Rilke : Sonnet à Orphée II 1 (2 traductions M.P., avec et sans rimes)


traduction complète à : 

 
Cinquante-cinq Sonnets à Orphée, qui parcourent toutes les facettes, archaïques ou modernes, de la poésie. Orphée dépecé imprègne le monde entier.
La figure mythologique domine la première partie.
Le premier sonnet de la deuxième partie reprend ce thème, mais sans habillage mythologique, dans son sens le plus simple : l'inspiration pulmonaire. L'air qui nous est prêté par le monde, le poète le restitue in-formé, sculpté, en une parole de beauté. Le mot ex-pression doit lui aussi être pris en son sens le plus simple : ex-piration.

Ce sonnet, le plus beau peut-être du recueil, un des plus hardis du point de vue formel, je l'ai lu, relu, remâché, des semaines, des mois durant, jusqu'à le respirer, l'assimiler - ou m'assimiler à lui. Je n'ai pas pu me décider entre une traduction rimée, plus dans ma façon habituelle, et une non-rimée, plus libre, pour un poème d'une grande liberté.


Atmen, du unsichtbares Gedicht !
Immerfort um das eigne
sein rein eingetauschter Weltraum. Gegengewicht,
in dem ich mich rhythmisch ereigne.

Einzige Welle, deren
allmähliches Meer ich bin ;
sparsamstes du von allen möglichen Meeren,-
Raumgewinn.

Wieviele von diesen Stellen der Räume waren schon
innen in mir. Manche Winde
sind wie mein Sohn.

Erkennst du mich, Luft, du, voll noch einst meiniger Orte ?
Du, einmal glatte Rinde,
Rundung und Blatt meiner Worte.





Invisible poème, respiration !
Pur échange du mien
sans cesse avec l'externe. Compensation
rythmique en laquelle j'adviens.

Onde unique, onde,
je suis ta lente progression
en une mer - la plus économe du monde -
expansion.

Nombre de lieux trouvèrent place et furent un moment
bercés en moi. Maintes brises
sont mes enfants.

Me reconnais-tu, air qui contiens encore mes espaces à profusion ?
Douce écorce prise
pour feuille et galbe de ma diction.



Souffle, invisible poème       
où purement toujours s'échange avec moi-même l'espace
du dehors. Contrepoids
dans lequel rythmiquement j'adviens.

Onde unique dont
je suis la devenante mer,
toi de toutes les mers la plus parcimonieuse,
expansion.

Des foules de ces places d'espaces furent
en mon sein. Plus d'un vent
m'est un fils.

Air, me reconnais-tu, encore tout chargé de ces lieux qui jadis furent miens,
toi naguère écorce lisse
et feuille souple épousant mes paroles ?

samedi 24 avril 2010

Monsieur Ingres et la quadrature du cercle


Malgré sa réputation de vieux ronchon autoritaire, Monsieur Ingres jouissait d'une personnalité compliquée. Cet apôtre de la perfection était fort divisé contre lui-même (souvent, on ne prêche fortement une doctrine que pour en avoir grand besoin pour soi-même). Il fut formé dans l'atelier de David, où se cultivaient l'antique beauté du corps masculin, et l'esthétique rigoureuse de la vertu, de la ligne droite, et de la mort glorieuse au champ d'honneur, en compagnie de frères d'armes beaux et nus. Crow a écrit sur cela un livre admirable. Montherlant a dit aussi, en connaisseur, que « La nostalgie de l'Antiquité est un produit de la chair avant de l'être du cerveau. » 


Mais Ingres aimait à la folie la volupté des formes souples, pleines, grasses, féminines, la rotondité du sein, de la hanche : « jamais assez souple et longue l’échine, ni le col assez flexible, et les cuisses assez lisses, et toutes les courbes des corps assez conductrices du regard qui les enveloppe et les touche plus qu’il ne les voit ». C'est Valéry qui galbe ainsi sa phrase sinueuse comme une odalisque.
Et pourtant...
D'une part, Ingres ne se rêvait que peintre de grand genre, domaine où il n'excellait pas, et méprisait ses portraits, où il faisait merveille. Il cachait presque ses immortels dessins, pour qu'ils ne fissent pas d'ombre à ses tableaux parfois figés.
D'autre part, quand il peint des femmes, non seulement il accentue jusqu'à la difformité les caractères de leur féminité, mais encore il semble voué (se vouer ?) à introduire, plus que souvent, des erreurs, des ratages : la plupart de ses tableaux comportent une sorte de "bug" graphique, incohérent avec ses fabuleuses qualités techniques. Sur la robe de la femme aimée, une sorte de tache, ou d'anamorphose, qui fut interprétée. Ou un pied qui semble mal dégrossi par la nature, ou un bras trop long. Son épouse, bien ronde, comme il se doit, se trouve affligée d'un moignon de main gauche... Ces fautes, étranges car grossières, ne sont pas réservées aux représentations du corps féminin : le clavier des Stamaty comporte des touches noires toutes groupées par trois, ce qui est étrange de la part d'un bon musicien. Le N du nom de son ami Granet est peint en miroir. On connaît surtout les vertèbres en surnombre de l'Odalisque (Bossuet ne disait-il pas de la femme qu'elle était le produit d'un "os surnuméraire" ?). Et le fameux "goître d'Angélique", monstruosité où l'on pourrait voir la prise au pied de la lettre de l'euphémisme selon lequel une femme gagne à avoir une "gorge plantureuse"...
Finalement, octogénaire, il s'autorise une débauche de rotondités avec un "Bain turc" saturé de femmes plus que pulpeuses, une orgie "de tétons et de fesses", eût répété Diderot, s'il eût vécu jusque là. Dans un premier temps, il peint ce testament sensuel dans un format carré. Puis il va au bout de son audace, et redécoupe sa toile en un "tondo" qui arrondit jusqu'au contenant d'un contenu déjà si rond.
Mais cette étrange audace peut suggérer une lecture rétrospective d'un motif insistant dans l'œuvre d'Ingres. Grand admirateur et même quelque peu pasticheur de Raphaël, il "cite"  bien souvent dans ses propres toiles la "Madone à la chaise", tableau rond en général présenté dans un carré. Le cercle inscrit dans le carré. Le courbe dans le rectiligne. Sur la table de Philibert Rivière par exemple, et aussi, vertigineusement, dans "Raphaël et la Fornarina". 


On peut imaginer que le rectiligne davidien, qui contrarie la courbe ingresque, commence par l'encadrer, la circonscrire, l'emprisonner : courbe tolérée à condition qu'elle reste confinée. Cette règle enserre encore le premier "Bain turc", jusqu'à l'abandon complet du peintre à sa nature sensuelle enfin assumée. 

... On peut imaginer, car en ces choses, il n'y a que des hypothèses, plus ou moins séduisantes, plus ou moins éclairantes.  



lundi 19 avril 2010

Apollinaire : "Alcools" : micro- et macro-cosme


On a reproché à Alcools de n'être pas un recueil, mais un fourre-tout. Il est vrai que tous les genres y sont représentés, du plus moderne au plus traditionnel. De Villon au cubisme, via Verlaine et Charles d'Orléans. Un recueil de poèmes doit-il être structuré ? La question n'est pas close. On pourrait la poser aussi pour le(s) Charmes de Valéry, passablement disparate, malgré quelques vraisemblables éléments de charpente. Mais ces recueils portent après tout des titres au pluriel, ce qui, au moins, annonce la couleur, ou les couleurs. Les Alcools sont un bar où l'on a le choix.
Mais, à propos de cette diversité, une petite chose me semble significative. Dans le recueil, on trouve de l'ancien et du moderne. Or, dans le grand (dans les deux sens du mot) poème inaugural, Zone, on trouve, dans un désordre tout moderne, au moyen de discontinuités cubistes, des morceaux de moderne, et des morceaux de classique. La rime, le mètre, sont plus que malmenés. Le vers dépasse souvent allègrement les 15 syllabes, et revient parfois à 4 (le dernier : Soleil cou coupé). Le poème d'ouverture peut donc être vu comme une sorte de microcosme du recueil.
Mieux : le premier vers du premier poème propose une très suggestive équivocité.
         À la fin tu es las de ce monde ancien
Il commence par trois anapestes, et on semble donc s'acheminer vers un alexandrin anapestique, le plus traditionnel des mètres français. Dont on trouvera de magnifiques échantillons en cours de poème : 
       La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
(a-t-on fait vers français plus beau, plus fluide, parfait, berceur ?)
Mais la fin notre premier vers pose un sérieux problème : si on prononce « cien » en diérèse (classique) ou en synérèse (moderne), tout change : ce n'est plus le même monde. En synérèse moderne on obtient un vers de 11, qui annule rétrospectivement la progression classique de l'anapeste qui s'installait : on a donc non seulement une forme moderne, mais encore une forme agressivement anti-classique, qui n'a fait que simuler le classicisme pour mieux le subvertir. Si on prononce en diérèse, on a un très bel alexandrin anapestique nostalgique (Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps). Les deux interprétations se défendent (mais j'ai un faible pour la première, qui me paraît bien plus riche et porteuse de signification). Le monde ancien peut être évoqué par l'ancienne musique de la diérèse. Ou sa disparition peut être donnée à entendre dans la modernité expéditive de la synérèse.
En tout cas, à supposer un lecteur ingénu, dès le premier vers, il y a problème, il y a à interpréter, et d'une façon qui tire à grande conséquence. Opera aperta. Libre à vous. Débrouillez-vous. Il n'y a pas de vraie version. Mais la synérèse moderne, donc, me semble s'imposer, non pour la beauté intrinsèque, sonore, du vers, mais pour le message très clair qu'elle lance : on bascule du classique au moderne, du symétrique au bancal. On trompe les attentes. On bouscule des normes auxquelles on serait éminemment capable de satisfaire (la suite le prouve). Le bancal du 11, le vers anapestique proposé et inaccompli, qui frustre l'oreille classique, est bien à son tour un microcosme de Zone, qui est un microcosme d'Alcools. Ce brusque déhanchement rythmique, soigneusement et sournoisement préparé par la régularité où nous installent les 9 premières syllabes, nous fait passer soudain, en 1913, à Bartok, voire à Thelonious Monk. 
 

dimanche 18 avril 2010

Rilke, poème d'agonie (traduction M.P.)




               (sans titre ; décembre 1926)

Komm, du, du letzter, den ich anerkenne,
heilloser Schmerz im leiblichen Geweb :
wie ich im Geiste brannte, sieh, ich brenne
in dir ; das Holz hat lange widerstrebt,
der Flamme, die du loderst, zuzustimmen,
nun aber nähr' ich dich und brenn in dir.
Mein hiesig Mildsein wird in deinem Grimmen
ein Grimm der Hölle nicht von hier.

Ganz rein, ganz planlos frei von Zukunft stieg
ich auf des Leidens wirren Scheiterhaufen,
so sicher nirgend Künftiges zu kaufen
um dieses Herz, darin der Vorrat schwieg.
Bin ich es noch, der da unkenntlich brennt ?
Erinnerungen reiß ich nicht herein.
O Leben, Leben : Draußensein.
Und ich in Lohe. Niemand der mich kennt.




Tu peux venir, ma bien-connue, l'Ultime,
douleur déchirant le tissu du corps.
Mon âme est cendre, et jusqu'à l'intime
je brûle en toi. Mon bois cesse l'effort
de repousser ton feu, se décourage,
se laisse dévorer, brûler en toi ;
ma pulpe si douce devient ta rage
de fournaise infernale ; je suis ta proie.

Émacié de projets, pur d'avenir,
je suis au bûcher des mille tourments,
ne cherchant à mendier quelques moments
pour ce cœur silencieux qui va finir.
Cette brûlure, est-ce donc tout mon être
qui n'emporte même nul souvenir ?
O, vivre, vivre : pouvoir se sortir.
Moi dans le feu. Et nul pour me connaître.


jeudi 15 avril 2010

Discrétion du peintre classique



Dans la peinture classique, tout doit être donné au sujet. Les moyens doivent s'effacer au profit de la seule mimétique ; l'art doit cacher l'art, et donc celui qui met en œuvre ces moyens, le peintre, doit rendre sa personnalité, sa présence, aussi discrètes que possible ; sa marque, sa patte, ne doivent pas apparaître. La visibilité de la touche serait une inconvenance, et le glacis doit finir par estomper toute évocation de l'artiste pour laisser le spectateur à la pure contemplation de la chose représentée. Seuls quelques vieux maîtres osaient laisser une sorte de signature implicite, par la visibilité d'une touche qu'ils ne se souciaient pas de masquer. 

Tout se renverse, au cours du XVIII° siècle de Watteau et de Fragonard, puis, après l'intermède néoclassique, avec le romantisme, et la suite... La personnalité du peintre devient le véritable objet, proprement pictural, et le sujet représenté n'est plus que prétexte à l'exhibition d'une sensibilité, d'une personnalité, d'un tempérament, d'une vision, d'un système nerveux, d'une idiosyncrasie que l'art a désormais pour but principal de manifester.
Rien de très nouveau en tout cela.
Mais cette présence du peintre dans sa toile est si bien passée dans les mœurs qu'un phénomène inverse se produit. Paradoxe : quand on regarde un tableau académique bien léché, blaireauté, fignolé, d'où toute exhibition et tout narcissisme sont absents, c'est cette absence qui saute aux yeux. Par contraste avec l'expressivité généralisée des singularités, cette discrétion se fait assourdissante. Ce silence passe au premier plan, comme une volonté très remarquable ne ne pas se faire remarquer ; un souci éclatant de se cacher. Et on est si étonné par cette posture esthétique d'un autre âge que c'est cette volonté d'absence qui vient au premier plan de notre regard, qui fait écran à la chose représentée elle-même. On trouve qu'il y a là une sorte d'exhibitionnisme de la discrétion, un orgueil de l'effacement, une affectation de neutralité. Certes on ne peut pas nommer, définir, caractériser le peintre en question, et pour cause. Mais on diagnostique sans cesse le trait principal de sa personnalité, qui est soit de cacher sa personnalité, soit de se servir de la discrétion classique pour masquer son absence de personnalité. En tout cas, un manifeste souci de ne pas se manifester.


lundi 12 avril 2010

Alain, scolaire et passéiste



Normalement, Alain aurait dû être tué pendant la Première Guerre mondiale. Son intempestive survie a permis l'aberrante prorogation fictive, pendant au moins une génération, d'une civilisation détruite en 14. L'entre-deux-guerres a pu faire semblant de continuer les valeurs intellectuelles et morales des Hussards Noirs ; alors que la mort de Péguy, dès les premiers jours du conflit, allait, elle "dans le sens de l'histoire". 

Même parmi ses meilleurs auditeurs, il y eut des réticences. Un Aron, un Gracq, tout en lui reconnaissant de grandes qualités, constataient qu'il ne les avait nullement initiés au monde industriel, au monde des totalitarismes, etc., car il se référait principalement à une vie et à des vertus rurales et artisanales en extinction.
Aron, avec sa pondération habituelle, marqua sereinement cette restriction.
Gracq (une fois n'est pas coutume, je vais en dire un peu de mal, mais ce n'est pas de littérature qu'il s'agit) Gracq, donc, critiqua la portée de la pensée du vieux Normand, la qualifiant de "sagesse un peu départementale", liée au "monde étriqué de sa jeunesse", en des pages où il l'assimile, non sans condescendance, à Anatole France (En lisant, en écrivant, Pléiade t. 2 p. 686-688).

Quelques précisions me semblent s'imposer. 

Il est vrai que les exemples utilisés par Alain relèvent le plus souvent de ce monde quasi-défunt qui fut le sien. Mais il serait faux de dire que sa pensée en est étroitement solidaire. Alain a en vue une conception de l'Homme, de ses faiblesses et de ses capacités en général : il parle de la colère, de la précipitation, de la soif de pouvoir, du goût des honneurs, voire du goût des horreurs. Il met en garde contre les modes, contres les amalgames, contre les paresses et les fureurs. Toutes choses qui sont de 1900 comme elles furent de 1940, comme elles étaient du IV° siècle av. J-C. Son but n'est pas de bâtir un système nouveau, mais d'être un instituteur, qui ne cesse de revenir aux problèmes et exercices fondamentaux, qui sont de tous temps et de tous pays. Refuser l'emballement, cela peut valoir pour l'hybris grecque comme pour la frénésie moderne. Apprendre la patience ne constitue pas un programme très neuf ; n'empêche que c'est toujours à recommencer. Il est loisible de considérer que la "philosophie" d'Alain n'est pas une "grande" pensée, que son apport vraiment original est mince. Mais il est tout aussi vrai qu'il n'a pas cherché l'originalité en des domaines où chaque rentrée des classes comporte, pour le jeune candidat à l'humanité, les mêmes devoirs. Ces choses-là ne sont pas grandes, certes, mais elles n'ont rien de petit. Ce qui est à la base, c'est aussi ce qui est bas, "bas" en une acception très précieuse (pour ne pas dire très "haute") : ce sans quoi rien de sérieux ne s'édifiera. En ce sens, si l'on veut, Alain est un professeur de préfecture, et c'est une fonction des plus dignes. Je ne sache pas que Monsieur Naudy (Théophile) ait laissé des écrits originaux ; n'empêche qu'il a laissé une œuvre impérissable en allant convaincre la rempailleuse de chaises d'Orléans de faire faire de vraies études au jeune Charles (Péguy, au cas - probable - où cette heure étoilée de l'humanité serait elle aussi oubliée).

Le monde "moderne" ensuite.
Aron, sociologue, historien, politologue, polémologue, s'est chargé de décrire le monde de son temps ; il l'a fait avec la probité qu'on sait (ou qu'on ne veut pas savoir), et cette probité était certainement redevable à l'enseignement d'Alain. Mais si l'attitude mentale (morale) de probité est un des principaux buts de la philosophie, son objet (le monde industriel du XX° siècle, les totalitarismes, etc.) ne l'est pas. Ou du moins, ce n'est que par un préjugé, très répandu depuis Hegel, mais pas moins préjugé pour cela, que l'on assigne au philosophe la tâche de "penser son temps". L'oukase de Hegel fait semble-t-il trembler et ployer tout un chacun. La tâche du philosophe, avec les exemples qu'il a sous la main (présent, passé récent, passé lointain) est d'expliciter la condition humaine constante, qui est le conflit entre paresse et courage, plaisirs et idéaux, avidité et sobriété, grandeur et bassesse, etc. Pour ce faire, Alain pouvait prendre son bien, ses exemples, ses outils, tout autant chez Aristote que chez Spinoza, chez Balzac que chez Homère. Faire du philosophe l'exégète de l'actuel, c'est courir le risque d'une pensée à courte vue, tributaire de la mince pellicule du récent, du neuf. Ces objets sont du ressort du sociologue, du spécialiste d'histoire contemporaine.
On connaît mal ce dont on est trop près. Gracq ironise sur l'ironie d'Alain à l'égard de la physique atomique. Mais quelle âme est sans défauts, et qui peut se targuer de ne pas se tromper sur le temps où il baigne, sur lequel il ne peut avoir de recul ? Si on peut ici reprocher quelque chose à Alain, c'est de s'être prononcé (en cours ? dans un couloir ?)  sur une actualité trop fraîche et trop technique, où le philosophe n'a guère meilleure vue que le commun. Parler de l'actualité, la citer, l'invoquer, c'est une chose. La penser (vraiment) c'en est une autre, singulièrement ardue, périlleuse. Alain parlait de ce qui est toujours présent, y compris dans l'actualité. Il ne prétendait pas détenir le fin mot des derniers développements de l'Histoire et de la Vérité. Il était modeste, donc terne. Il faut reconnaître (pour ne pas citer un cas plus récent, pourtant bien exemplaire...) qu'un Sartre, toujours à la pointe de la plus exigeante Morale et de la meilleure Politique, au jugement si pur et si flamboyant, à la sagesse si impartiale, à la modestie si éclatante, un Sartre, ça vous a une autre allure que la cautèle d'un grisâtre professeur de classes préparatoires qui enseigne patiemment la patience et le doute.

Poésie païenne, foi chrétienne : Guérin / Mauriac


Mauriac éprouvait pour Maurice de Guérin une amitié fondée sur une réelle parenté d'âme. Une même sensibilité exacerbée, certes, mais surtout un commun déchirement entre foi catholique et sentiment païen, panique, de la nature. Mauriac, comme Guérin, se fond dans la Nature, laissant s'estomper les frontières entre intérieur et extérieur, entre moi et monde. Tous deux embrassent avec ferveur des arbres qui leur sont sacrés. Mais le disparate est grand, et le choix serait écartèlement. On voit dans "Le Sang d'Atys" de Mauriac d'étranges contorsions entre mythologie et christianisme, et l'auteur finit par choisir le catholicisme qu'on sait, sans renoncer tout à fait à ces effusions passablement superstitieuses. Dieu dans la Nature, Dieu à travers la Nature, Dieu après la Nature, La Nature sans Dieu... les équivoques menacent toujours.

Guérin quant à lui penchait plus, semble-t-il, vers le panthéisme que vers le christianisme. Ses rares poèmes publiés sont tout mythologiques (et quelque peu autobiographiques). La fin de son "Cahier vert" (texte - et non pas œuvre - merveilleux, d'une poésie frémissante entre Keats et Amiel), où il s'achemine vers l'écriture, tend bien peu à l'adoration du Crucifié.

(en passant : ... La dernière page de ce cahier ressemble assez à une esquisse du "Bateau ivre" ("Je ne sais quel mouvement de mon destin m'a porté sur les rives d'un fleuve jusqu'à la mer... "). Rimbaud aurait-il eu en main les textes de Guérin procurés par Trébutien en 1861 ? Les érudits (Etiemble ?) le savent peut-être, ayant dû éplucher les bibliothèques d'Izambard ou Demeny.)

Or le Guérin de Mauriac est souvent lié à sa sœur Eugénie, bien plus tournée vers la foi, et s'efforçant d'y maintenir ou d'y faire revenir le frère aimé. Mauriac ne peut aimer sans péché qu'un Guérin catholiquement présentable. Pour Mauriac, Eugénie joue auprès de Maurice un rôle assez analogue à celui que joue, pour Claudel, auprès d'Arthur, Isabelle Rimbaud.

Mauriac trouve en Guérin l'exemple de la difficulté à être un poète chrétien : il faut dépouiller le vieil homme ; mais c'est alors rejeter la sensualité de la nature, la volupté d'être au monde, de baigner (effusion, délicieuse confusion, Einfühlung) dans un réel fait de sensations, de qualités valant par elles-mêmes. Adorant la création, savourant les créatures, on adore le créateur, certes, mais c'est là le dangereux argument de Tartuffe. Guérin, vide, ouvert à tous les vents qui soufflent à travers lui, est l'homme (le mot est trop solide, trop compact) de l'accueil. Mais accueil à quoi ? au vent qui souffle sur la terre ou au souffle de l'Esprit sur les âmes ? Il faut une intercession féminine pour bénir cette porosité, en garantir la sainteté. Car peut-on, en chrétien, croire à la valeur d'un accueil qui ne soit fruit de nulle ascèse, mais disposition innée de l'âme singulière qui, malgré la belle gratuité de sa complexion, n'a qu'à se laisser aller à sa pente ? Une disponibilité qui non seulement n'a pas à se mériter, mais encore qui ne fait que procurer des délices, voilà qui est suspect (tel n'est pas le problème claudélien : pour Claudel, la nature est divine, chrétienne, et sa profusion chante l'Eternel, que chantera à son tour l'écriture torrentielle du poète).

Mauriac abandonnera la poésie en son sens usuel pour se faire, selon la recommandation de Huysmans, "puisatier d'âmes". Façon de vérifier sans cesse le fond de mauvaiseté de l'homme et, peut-être, de compenser par le tableau de l'abjection cette exultation sensuelle-mystique, trop douce pour être honnête.


Compléments : 
1/  Amiel, sur Guérin, 12 janvier 1866 :
"Qu'à sa mort, il ait été chrétien et catholique, et que sa famille ait tenu à le dire et à le redire, son talent a eu une inspiration tout autre, et aucun des bons juges ne s'y est trompé."

2/ Goncourt Journal éd. Cabanès t.3 p. 560 : "Guérin me fait l’effet d’un homme qui récite le credo à l’oreille du grand Pan, dans un bois, le soir. Dans Eugénie, il y a comme un onanisme de piété."


dimanche 11 avril 2010

Jouvence : l'homme qui lit


Plus nous vieillissons, plus se rétracte l'éventail de nos possibles. Le peu que nous faisons et vivons abolit l'immensité de ce que nous ne faisons ni ne vivons. Le stock de nos choix fond à vue d'œil, vertigineusement, irrémédiablement. Vivre, c'est perdre sans cesse sa vie, c'est mourir à petit feu, c'est mourir "à crédit", comme dit l'un. Et quand le crédit est épuisé, il n'y a plus que du réel : la mort fait de la vie un destin, comme dit l'autre. 

Tout ceci n'est pas gai.

Mais...
Si par exemple on est lecteur de romans, plus on vit, plus on lit, plus on mène d'existences parallèles, plus on fait mimétiquement l'expérience de destinées tout autres, qui s'agrègent discrètement mais sûrement à notre moi, qui nuancent le halo de nos possibles, élargissent le champ de nos virtualités, enrichissent notre registration intime. On est à la fois Emma et Marcel, Phèdre et Régis Ferrier (sont-ils si différents ?), Jacques Vingtras et Candide, Charlus et Julien Sorel - et même Bébert. Mieux : l'amateur de musique recèle en lui une facette par laquelle il est XIV° Quatuor, IX° symphonie, Messe en Si mineur, Petite Gigue en Sol. Nous nous enrichissons sans cesse. Notre halo de possibles se déploie en des couleurs toujours plus variées ; les harmoniques qui rôdent autour de notre fondamentale se complexifient et nimbent royalement notre être jadis si chétivement, si sommairement confiné à lui-même. Les ponts, les passages, les échanges entre les personnages, entre les arts, se démultiplient géométriquement alors que le temps de notre vie ne décroît qu'arithmétiquement.
La littérature, l'art, sont des fontaines de Jouvence, divinités débonnaires qui nous sauvent de la mort à mesure que nous avançons en âge, qui nous ravivent à mesure que nous vieillissons. Notre conversation interne se fait sans cesse plus passionnante. De moins en moins seuls, et de mieux en mieux accompagnés.

Anatole France, Académicien et tête de Turc


Depuis bien longtemps, il est de bon ton (il "va de soi") de mépriser Anatole France. Trop fêté, trop décoré, trop Académicien. On oublie son engagement (pourtant du bon côté) dans l'Affaire, où il avait à l'évidence beaucoup à perdre. Mais quand on a été étiqueté "auteur confortable", nulle preuve contraire ne vaut. France fut plus qu'insulté par les surréalistes (parangons de moralité, comme on sait), en butte à la tenace rancune de Valéry (pour de tout autres raisons). Il est peut-être imprudent de prendre pour pseudonyme le nom d'un pays qui a une forte propension à ne pas s'aimer.

Et pourtant, si l'on trouve chez lui bien des choses qui ont vieilli, ou qui déjà étaient de mince intérêt lors de leur parution, il est plus d'un volume qui demeure solide et étincelant, ce qui n'est déjà pas si mal. La "Rôtisserie de la Reine Pédauque", tout divertissement que soit ce roman, est un bijou de drôlerie, de vivacité, un merveilleux pastiche "Régence". Les 4 volumes de "L'Histoire contemporaine" sont un tableau parfait du temps, qui se relit avec un intérêt (et un sourire désabusé) permanents. 

Récemment, Kundera (qui peut, à son âge et en sa gloire, se permettre de dire ce qu'il pense) a même osé faire l'éloge du roman "Les Dieux ont soif", qui dénonce les soubassements mauvais du grand élan de solidarité décapitante de 93. Offense à toute cette intelligentsia démocratique qui ne cesse de trouver son moment sublime en ces mois où les têtes roulaient gaîment dans la sciure, preuve que l'on n'était pas dans l'hypocrite démocratie formelle bourgeoise...

Malgré sa réputation de sceptique léger, d'ironiste désabusé de bon ton, Anatole France nous a légué quelques formules belles et profondes, qui méritent encore et pour longtemps d'être méditées. En voici quelques-unes, sans références : occasion de le relire pour les y retrouver....

  • "Tout ce qu'on imagine est réel : il n'y a même que cela qui soit réel."
  • "Savoir n'est rien, imaginer est tout. Rien n'existe que ce qu'on imagine."
  • "Chaque génération imagine à nouveau les chef-d'œuvre antiques et leur communique de la sorte une immortalité mouvante." 
  • "Il lui en coûtait de se reconnaître ces méprisables qualités de l'intelligence dont la vie n'est point fortifiée."
  • "Chaque époque a sa morale dominante, qui ne résulte ni de la religion, ni de la philosophie, mais de l'habitude, seule force capable de réunir les hommes dans un même sentiment, car tout ce qui est sujet au raisonnement les divise ; et l'humanité ne subsiste qu'à condition de ne point réfléchir sur ce qui est essentiel à son existence."
  • "Les gestes de l'humanité ne furent jamais que des bouffonneries lugubres, et les historiens qui découvrent quelque ordre dans la suite des événements sont de grands rhéteurs."
  • "Rien n'est parfait ; mais tout se tient, s'étaie, s'entrecroise."
  • "La réflexion nuit beaucoup à l'intrépidité."
  • "L'avenir, il faut y travailler comme les tisseurs de haute lice travaillent à leurs tapisserie, sans le voir."
  • "C'est une grande force de ne pas comprendre"
  • "Il se flattait d'être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé."
  • "Il faut savoir blâmer, et c'est là un devoir rigoureux."
  • "Sans l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire."
  • "Madame Roland était bien naïve d'en appeler à l'impartiale postérité et de ne pas s'apercevoir que, si ses contemporains étaient de mauvais singes, leur postérité serait aussi composée de mauvais singes."
  • "Les enfants vivent dans un perpétuel miracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard."
  • "Les enfants ont cela de charmant qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas ; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents."
  • "Défiez-vous du bon sens. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes."
  • "La pauvreté est l'ange de Jacob : elle oblige ceux qu'elle aime à lutter dans l'ombre avec elle et ils sortent au jour de son étreinte les tendons froissés, mais le sang plus vif, les reins plus souples, les bras plus forts. (...) La pauvreté garde à ceux qu'elle aime le seul bien véritable qu'il y ait au monde, le don qui fait la beauté des êtres et des choses, qui répand ses charmes et ses parfums sur la nature : le Désir."

Et, last but not least , du "Jardin d'Epicure" :
  •  "Ce que la vie a de meilleur, c'est l'idée qu'elle nous donne de je ne sais quoi, qui n'est pas en elle." 


samedi 10 avril 2010

Gœthe : Ginko Biloba (traduction M.P.)


Dieses Baums Blatt, der von Osten
Meinem Garten anvertraut,
Gibt geheimen Sinn zu kosten,
Wie's den Wissenden erbaut.

Ist es ein lebendig Wesen,
Das sich in sich selbst getrennt ?
Sind es zwei, die sich erlesen,
Daß man sie als eines kennt ?

Solche Frage zu erwidern,
Fand ich wohl den rechten Sinn ;
Fühlst du nicht an meinen Liedern,
Daß ich eins und doppelt bin ? 


Cette feuille asiatique
À mon jardin se confie,
En énigme aromatique
Dont le savant s'édifie.

Voit-on là un seul vivant
Qui se scinde en deux moitiés ?
Ou bien deux qui, s'élevant,
Nous simulent l'unité ?

La réponse à ces questions
Apparaît sans aucun trouble :
Ne sens-tu dans mes chansons
Que mon être est un et double ?



lundi 5 avril 2010

Comparaison et raison



Dans un entretien radiophonique récent, Clément Rosset, parlant de son métier de professeur, m'a fait dresser l'oreille. Il disait qu'il aimait à faire passer les idées auprès de ses étudiants par des comparaisons, des illustrations tirées de domaines très divers. Qu'il ne dirait pas que "Comparaison n'est pas raison", car la comparaison lui paraît  un précieux facteur d'appréhension pour les idées. Et faire comprendre, faire saisir une idée, c'est déjà beaucoup. Ensuite, démontrer sa véracité...

Il me semble qu'il a grandement raison. Face à un auditoire de philosophie, Terminale ou Agrégation, il s'agit de faire exister les idées, de leur donner une présence, de les rendre préhensibles par des esprits qui ne sont pas de purs esprits, des machines algébriques, mais des vivants ayant imagination, désir, goûts etc. Une idée doit être approchée par incarnations successives, par traductions diverses, par application aux domaines les plus variés. Ceux qui ne l'ont pas encore saisie l'attraperont peut-être tout à l'heure, et ceux qui l'ont saisie la saisiront mieux, et pour plus longtemps. Avant d'être exposée dans sa pureté (dans sa sécheresse abstraite), une idée doit (avec prudence et honnêteté, cela va de soi), être présentée à la sensibilité, rendue presque palpable, par des esquisses successives qui finissent par la rendre présente comme en chair et en os (ce qui, est-ce un hasard, fait se conjuguer les deux sens très contrastés du mot "hypotypose" : esquisse légère et présence frappante). L'idée qui sera le résidu intellectuel de cette série d'approches, de variations, ne sera pas sèchement intellectuelle, ce qu'elle serait si elle était professée directement et doctement dans une universalité abstraite, dans sa pureté conceptuelle. Elle sera le dénominateur commun final, la stylisation de toutes ces approches, mais en une silhouette qui gardera quelque chose du qualitatif, du sensible des images qui en auront été les messagères. Il en restera un parfum, un halo, une vibration humaine. Les couleurs auront été oubliées, certes, mais des couleurs oubliées, ce n'est pas la même chose que des couleurs qui n'ont jamais été. L'idée, comme la culture, c'est ce qui reste, ce principe actif qui demeure, quand on a tout oublié des chemins par lesquels on y est arrivé. Mais demeurent une odeur, une coloration affective, une humanité. Illustrez, illustrez ! il en reste toujours quelque chose !

Ensuite, démontrer ? Mais que démontre-t-on ? De la géométrie et autres choses de ce genre, fort utiles, mais qui ne nous parlent ni des biens ni des maux. Ou alors il faudrait réduire les biens et les maux à une sévère essence, se faire insecte net grattant la sécheresse, pour les traiter (les maltraiter) par raison démonstrative, comme le Maître d'armes de Monsieur Jourdain.
Puisqu'on en est, avec la sévère essence et les insectes nets, à Paul Valéry : un de ses amis, André Lebey, député socialiste et franc-maçon actif, a entretenu avec le grand homme une très longue correspondance qui vaut plus, on s'en doute, par les lettres de Valéry que par les siennes. Et pourtant, il y a chez lui quelques bijoux qu'il ne faut pas négliger, et qui mériteraient d'être signés de son prestigieux ami. Cette maxime par exemple :
"Une chose qui est comprise sans être sentie n'est pas comprise"

***

P.S. : 
Sans rapport autre que la finesse profonde de Lebey, cette autre formule, non plus de pédagogue, mais d'homme résumant de façon on ne peut plus juste et discrète les limites de sa modeste condition : 
"En dehors de deux ou trois rêves, rien ne compte"


dimanche 4 avril 2010

Logique musicale et logique narrative


Un morceau de musique classiquement conçu doit retomber sur ses pieds, c'est-à-dire sur la tonique, après un périple plus ou moins accidenté, dont le schéma minimal est : tonique, septième de dominante, tonique (C G7 C). La forme "air" réalise ce même schéma sous forme de séquences : sa formule est ABA. Da capo : la tête est à la fin comme elle était au début. Ou, souvent, pour ne pas lasser par une répétition littérale, on propose une répétition ornée : ABA'. Mais cet A' est substantiellement le même que le A. Cette logique est cyclique, fermée : la fin revient au début. C'est la musique (tonale en tout cas) qui le veut.
La narration a des exigences contraires : on va de A à B, puis de B à C. Si, comme chez Homère, on rentre à Ithaque, on a bien d'abord Ithaque, puis B (plus C, D, E, F, etc.), et enfin Ithaque. Mais cet apparent A' est tout imbibé des expériences intermédiaires. Il ressemble extérieurement à A, mais est en réalité tout différent, car Ulysse a vieilli, est revenu plein d'usage et raison. Hegel l'a bien explicité : dans la fameuse triade, la synthèse ressemble à la thèse, mais à un tout autre niveau. Elle n'est pas un retour, mais une vue tout autre de ce qui fut point de départ. Et ce changement de vue change tout. La synthèse n'est pas une "thèse bis", un A' plus ou moins ornementé. 
Là se trouve le problème structurel, congénital, de l'opéra : la logique de la progression musicale n'est pas celle de la progression dramatique. On répartit donc les tâches : aux récitatifs la progression narrative (avec une grande minceur musicale) ; aux airs la musicalité, très faiblement narrative puisque la fin (A') est quasi la même que le début (A). Tantôt on raconte, tantôt on chante. Tantôt on narre, tantôt on exprime. On ne peut pas tout faire en même temps. A chaque tranche suffit sa peine.
Deux temporalités s'opposent : en musique, surtout au XVIII° siècle, on a un temps de type mécanique, qui procède par juxtaposition de parties, par répétition de séquences ; les "reprises" abondent. Au XIX° siècle (grosso modo), on tente de dépasser ces marqueteries vers une continuité de type vital : on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Le temps est alors irréversible ; chaque moment comporte la mémoire de ceux qui précèdent ; on ne peut donc revenir au début, faire comme si on n'avait pas appris, comme si on n'avait pas vieilli. Reprendre telle quelle une séquence, ce serait copier-coller un morceau de gamin dans la vie d'un quinquagénaire. Il doit donc y avoir continuité, progressivité, cumulation, acquisition : un vivant qui apprend sans cesse, une conscience qui intègre son passé. Il ne s'agit plus d'alterner des tempi en vif-lent-vif, ni de construire des airs ABA. Il faut la mélodie continue, le flux unique, le courant de la durée, coulée de lave au chemin sans retour, comme les matins du monde. 
Sans retour, donc sans conclusion, puisque la conclusion harmonique, le retour à la tonique (exigence musicale), serait une aberration narrative, existentielle. On a transformé le problème ; on ne l'a pas résolu. Les apories sont tout aussi graves. Aux paradoxes d'une durée artificiellement hachée on a substitué les contradictions d'une progression une, liée, organique, mais in-terminable. On peut tenter la mélodie continue, dans laquelle c'est tout un acte qui devient l'unité narrative et musicale ; mais logiquement, cette ligne continue (que l'on n'aura pas le mauvais goût d'appeler "la ligne Siegfried"), devrait être sans fin (et peut sembler interminable). Ou carrément, on peut abolir la logique musicale classique, la tonalité et son exigence de retour final au bercail tonique, et fuir dans le modalisme, dans l'atonalité pour préserver un avenir toujours ouvert, au prix pour certains exorbitant, d'une permanente irréconciliation. 
Il faudrait alors finir sans finir, sans note de la fin. Arrêter, en suspens, sur un pied, comme un roman de James, puisque, comme on sait, "the whole of anything is never told". 

vendredi 2 avril 2010

Henri et Henry (Bergson et James)



En 1911, Henri Bergson prononce à Bologne une conférence qui deviendra un des classiques de la philosophie du XX° siècle, sous le titre "L'Intuition philosophique". La formule, aujourd'hui passée dans l'usage, était quelque peu paradoxale. Bergson en effet y défendait, de façon brève et efficace, l'idée suivante : chaque philosophe a une seule chose à dire, et il consacre toute sa production à essayer de la dire, avec le matériau conceptuel, pas forcément adapté, que son époque lui fournit. Chaque livre, chaque chapitre, tourne autour d'un centre qui sera approché, frôlé, mais jamais atteint car inexprimable en mots, en concepts, précisément parce que c'est une intuition, une façon toute qualitative d'appréhender l'Etre, l'existence. L'essentiel n'est jamais dit, car indicible. On l'approche un peu, finalement, par des métaphores, des "images médiatrices", qui en font pressentir le caractère, sans jamais le dévoiler clairement. 

Tout ceci est bien connu des élèves de Terminale. Bien connu aussi est l'intérêt de Bergson pour le philosophe William James, qu'il cite souvent. 

Mais William James avait un frère (Henry), qui fut un grand romancier au succès public assez modeste, en raison de ses hautes exigences littéraires. Au sein de son œuvre immense, on trouve, paru en 1896, une longue nouvelle, célébrissime chez les théoriciens de la littérature et de la critique : "The Figure in the Carpet" (La Figure / le Motif dans le tapis). C'est une étrange enquête. Un jeune critique rencontre un auteur très admiré qui lui dit que toute son œuvre s'explique par quelque chose qui n'est pas du tout caché, mais qu'il faut savoir déceler, apercevoir, comme un motif dans un tapis ; d'où le titre. Le jeune homme s'évertue en vain ; parle de son projet à un ami, qui, loin d'Europe, fait savoir qu'il a découvert le motif directeur (leit-motiv au sens propre), et que le grand auteur a approuvé sa trouvaille. Mais cet ami meurt, l'auteur aussi, et le grand secret est perdu. Si tant est qu'il ait jamais été trouvé. Si tant est qu'il ait jamais existé, car il n'est pas sûr que le grand auteur n'ait pas joué avec l'appétit du jeune critique. Pas sûr non plus que l'ami ait été véridique disant qu'il avait trouvé ; ni que l'auteur lui ait réellement donné son approbation. Et comme souvent chez James - c'est même sa marque de fabrique - le lecteur se retrouve dans l'incertitude. Peut-être tout a-t-il été construit autour de rien ; peut-être l'essence de la chose littéraire a-t-elle été décelée. Mais, selon une formule célèbre de James à propos d'un autre de ses romans, qui se termine comme il se doit sans résolution (The Portrait of a Lady) : "The whole of anything is never told". "Le tout de quoi que ce soit n'est jamais dit" ; cette traduction lourde a le mérite de l'exactitude (on dit parfois, de façon trop désinvolte : "On ne sait jamais le tout de rien"). On reste en plan, sur le sable, bec dans l'eau et autres inconfortables postures irrésolues, comme une partition qui ne finirait pas, comme il se devrait, sur l'accord parfait de la tonalité. 


Ceux qui s'intéressent à la fois à Bergson et à James (il doit bien y en avoir quelques-uns), notent que la similitude entre ces deux textes n'est guère soulignée par les commentateurs de l'un et les critiques de l'autre. On peut ici transposer le théorème de James : "the whole of anything is never read". Les chercheurs en savent quelque chose... 

Bergson ne cite jamais l'illustre frère de l'illustre William (aucune occurrence dans les index des deux volumes de l'Édition du Centenaire) ; et je ne sache pas que H. James, mort cinq ans après la conférence de Bergson, ait marqué l'analogie (mais ici, être prudent... les œuvres de James constituent un corpus très imposant, et bien des papiers ont été perdus, brûlés, etc.). La conférence de Bologne a été insérée dans "La Pensée et le Mouvant" (1934), sans indiquer une éventuelle publication antérieure. 

Tout le sens des productions d'un écrivain s'incarne dans un motif et un seul, qui est à trouver, mais ont on ne sait s'il a été trouvé. Tout le sens de la pensée d'un philosophe tourne autour d'un foyer, d'un centre, d'un moyeu à jamais inaccessible et désigné comme tel. Ce n'est pas identique. Mais il y a un incontestable air de famille, une agaçante sensation de cousinage. Ni tout à fait même, ni tout à fait autre.

Et voilà. C'est tout. On se retrouve dans une perplexité toute jamesienne ; entre deux chaises ; manquant d'éléments décisifs. Influence plus ou moins consciente ? Analogie de hasard ? Idée dans l'air du temps ? Illusion de ressemblance ?
Des érudits ont-ils des éléments pour achever le puzzle ? Existe-t-il (thème jamesien) des papiers secrets, ignorés, cachés ?
A la manière de Charles Ives, on dirait : "Unanswered question".
Mais c'est plutôt le moment de redire avec James, "the whole of anything is never told".


Keats : new star !



On first looking into Chapman’s Homer

  Much have I travell’d in the realms of gold,
  And many goodly states and kingdoms seen ;
  Round many western islands have I been
  Which bards in fealty to Apollo hold.
  Oft of one wide expanse had I been told
  That deep-brow’d Homer ruled as his demesne ;
  Yet did I never breathe its pure serene
  Till I heard Chapman speak out loud and bold :
  Then felt I like some watcher of the skies
  When a new planet swims into his ken ;
  Or like stout Cortez when with eagle eyes
  He star’d at the Pacific—and all his men
  Look’d at each other with a wild surmise—
  Silent, upon a peak in Darien.

(une traduction, non signée, prise sur le web... faute de mieux)

J'ai beaucoup voyagé à travers les royaumes dorés,
J'ai vu bien des états et des royaumes magnifiques;
J'ai vogué autour de maintes îles occidentales
Où les bardes restent fidèles au culte d'apollon.
Souvent on m'avait parlé de la vaste étendue
Qu'Homère au front sourcilleux possède pour domaine;
Mais jamais encore je n'avais respiré son souffle pur
Avant d'entendre la voix haute et forte de Chapman.
Alors, je me sentis comme un veilleur des cieux
Lorsqu'une nouvelle planète surgit à portée de sa vue,
Ou comme le vaillant Cortès, quand de son regard d'aigle
Il fixait le pacifique - alors que tous ses hommes
Se regardaient avec un étrange soupçon -
Sans dire un mot, du haut d'un pic du Darien.



1816. Le jeune Keats (si on ose ce pléonasme), plein de fougue et d'espoir, découvre dans l'émerveillement une nouvelle traduction d'Homère. Le nouveau nous rend le passé présent. Un monde s'ouvre, métaphorisé par le mouvement vers l'Ouest (Hyperion...), cet extrême Ouest qui nous ramène aux sources orientales de notre civilisation. Métaphorisé aussi par la quête de l'or (soleil couchant, Occident obligent : "l'or du soir qui tombe..."). Mais le Conquistador, au-delà de ce Nouveau Monde, qui n'est jamais qu'un continent riche d'un or matériel (Eldorado), se retrouve face l'illimité, face à l'infini du Pacifique. Non pas cet élément liquide, informe, dont Keats fera bientôt (comme Leopardi) le lieu de sa dissolution finale (disparition dans l'eau de celui dont le nom fut écrit sur l'eau), mais un inépuisable réservoir de beautés et de joies pour toujours. Le poète s'est trompé sur le nom du conquérant et sur la situation de Darien, peu importe. 

Voici un Romantique heureux, exultant, exalté par une soudaine extension de l'univers, de l'Etre. La première métaphore ("Then") de cette apparition est d'ordre astronomique : la découverte d'une nouvelle planète :
  Then felt I like some watcher of the skies
  When a new planet swims into his ken
Une découverte récente lui a peut-être suggéré la comparaison. Mias il s'agit surtout d'une révélation : tout un immense pan de la beauté se révèle soudain. La configuration de l'univers mental en est subitement enrichie. Cette expérience de l'extension, du déploiement de la sensibilité esthétique correspond exactement à celle de l'amour : par la vertu d'un autre être, l'Etre se met à résonner, s'amplifie ; on vit désormais "en stéréo". La vie est plus vaste. Cet élément nouveau n'est pas seulement un élément supplémentaire. Il change tout, reconfigure tout. L'ordre stellaire, ou planétaire, qui semblait l'immutabilité même, qui semblait définitif, est bouleversé magiquement, acquiert de nouvelles dimensions. Comme un jeu d'échecs où apparaîtrait une nouvelle pièce, ayant de nouvelles propriétés, transformant et étendant toutes les possibilités du jeu.
Cette expérience du ravissement, de la révélation éblouie, de l'augmentation de mon être et de l'Etre en général est le versant positif, optimiste, souvent minoré, du Romantisme : l'éblouissement. L'inverse, le symétrique de ce qui constitue le principal cliché romantique : la mélancolie, la perte irréparable. Le Desdichado nervalien le dit en une formule très (trop ?) connue : 
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie.
L'image ici aussi est très cosmique, on ne peut plus cosmique ; mais il s'agit de la perte de l'étoile (désir / de-sidera, manque d'étoile). Mon luth est constellé certes, mais seule m'importe l'étoile que j'ai perdue, et qui assombrit tout, qui mélancolise tout, noircit le soleil même. 

Au sens philosophique, l'admiration est l'expérience de ce que le réel contient autre chose que ce qu'on en savait ; plus qu'on n'osait en espérer - ou moins, dans l'expérience de cette "admiration négative" qu'est la déception.
Bientôt, Keats sera dévasté par la maladie, et par sa propre sensibilité, trop vulnérable. Le continent amoureux qu'il va connaître sera pour lui un facteur de douloureuse destruction, et les océans évoqués à la fin de ses sonnets seront des lieux de disparition du moi, d'évanouissement de la personnalité dans l'indéterminé. Mais on aura eu le témoignage de ce premier Romantisme solaire, ardent, juvénile, tourné vers un avenir où le plus lointain passé est rénouvelé et glorifié, un Occident lumineux, doré comme un tableau de Claude Lorrain. L'essor magnifique d'un espoir d'autant plus bouleversant qu'il sera bref.