mardi 23 août 2022

Pensées recueillies çà et là (17)


Diderot :

"Un son de voix, la présence d'un objet, un certain lieu... et voilà un objet, que dis-je ? un long intervalle de ma vie rappelé... Me voilà plongé dans le plaisir, le regret ou l'aflliction."

Eléments de physiologie


Starobinski : 

"L'illustration, le tableau d'histoire, sont toujours abusifs, car ils font violence à l'indétermination visuelle, qui est le propre de la parole."


Olécha : 

"Maintenant, je suis adulte, je ne saisis à présent que le profil général des choses."


Goncourt : 

"Il y a deux choses qui font un chef-d’œuvre d’un tableau : la consécration du temps et sa patine, le préjugé qui empêche de le juger et le jaunissement qui empêche de le voir."


Goethe : 

"Le tremblement [das Schaudern] est le meilleur de l’homme."


Tönnies : 

"Dans la communauté, [les hommes] restent liés en dépit de tout ce qui les sépare, dans la société ils restent séparés en dépit de tout ce qui les lie."


Balzac : 

"Nous ne pouvons aujourd'hui que nous moquer, la raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes."

préface de La Peau de chagrin (1831)


Aron : 

"En un sens, tous les sociologues s’apparentent aux marxistes par leur penchant à régler les comptes de tous, sauf les leurs."


Steinbeck : 

”Lorsqu’un homme est pris au piège, il se débat d’abord puis il se résout à décorer sa cage.”

Tendre Jeudi


Steinbeck :

"Une histoire a autant de versions qu'elle a de lecteurs."

a story has as many versions as it has readers

The Winter of our discontempt


Gadda :  

"[L’] homme normal est un fouillis, un écheveau, un grouillement, un méli-mélo de névroses indéchiffrées (par lui-même), tellement enchevêtrées, tellement emboîtées les unes dans les autres, qu’elles finissent par se coaguler en un caillou, en une cervelle infrangible, une pierre-cervelle ou une pierre-idole."

Le château d’Udine


Ramuz : 

"On ne dit rien qui ne soit fait d'abord, et […] dire c'est seulement parachever l'œuvre."

Besoin de grandeur


Chesterton :

"La chose la plus poétique du monde, c’est de n’être point malade !"

Le nommé Jeudi


Giono :

"Tout irait sur des roulettes, s’il y avait des roulettes. Mais il n’y a pas de roulettes. À l’endroit où il devrait y avoir des roulettes il y a des boulons."


Proust : 

"Il est souvent difficile de ne pas avoir de malice quand on a beaucoup d’esprit."


Richter (Sviatoslav) : 

(La musique de Bach est) "très nécessaire comme contraste avec l'indigente réalité"



samedi 20 août 2022

Queneau : l'ombre de Satie dans 'Zazie'


Des parallèles, des échos comme j'aime en souligner. En l'occurrence, il ne sont à peu près d'aucune conséquence, mais ils donnent l'occasion de relire un texte infiniment drôle... 


Le lecteur de Zazie peut être amené à songer à Satie, dont la loufoquerie devait intéresser le pataphysicien Queneau (pour vérifier, relire les 1240 pages des Journaux de RQ).


1/ Bien sûr, l'omnimprésence du thème du "satyre". (mêmes voyelles dans Zazie, satyre, Satie)


2/ remarque déjà notée dans 

http://lecalmeblog.blogspot.com/2011/07/onomastique-litteraire-queneau-et-la.html

 la reprise d'une formule parfaitement absurde chez Satie : 

"Je m’appelle Erik Satie, comme tout le monde"

subtilement réécrite en portant une leçon de linguistique : 

"Je m'appelle Mouaque, comme tout le monde"

(je m'appelle moi-comme tout le monde). 

 

3/ le programme de Relâche indiquait (fautivement) : 

"les hommes se dévêtissent" 

à mettre en parallèle avec une des scènes les plus drôles du roman (qui pourtant n'en manque pas) : Pedro-Surplus (alias Bertin Poirée) a des visées sur la belle et douce Marceline (chap. XV). Mais dit-on "dévêtez-vous", ou "dévêtissez-vous" ? On consulte le dictionnaire :  

"vestalat… vésulien… vétilleux…euse… ça y est! Le voilà ! Et en haut d'une page encore. Vêtir. Y a même un accent circonchose. Oui : vêtir. Je vêts… là, vous voyez si je m'esprimais bien tout à l'heure. Tu vêts, il vêt, nous vêtons, vous vêtez… vous vêtez… c'est pourtant vrai… vous vêtez… marant… positivement marant… Tiens… Et dévêtir ?… regardons dévêtir… voyons voir… déversement… déversoir… dévêtir… Le vlà. Dévêtir vé té se conje comme vêtir. On dit donc dévêtez-vous. Eh bien, hurla-t-il brusquement, eh bien, ma toute belle, dévêtez-vous ! Et en vitesse ! A poil! à poil ! "



mardi 16 août 2022

Sciascia : la clé est sur la porte


Longtemps, l'ouverture d'un opéra a été une musique quelconque placée avant l'action chantée, sans rapport réel avec celle-ci. C'était, au sens précis du mot, un "hors-d'œuvre" (ex-ergon). Puis avec Glück (Iphigénie en Aulide) et surtout avec Mozart (Cosí fan tutte), cette ouverture entretient avec l'opéra un rapport subtil de microcosme à macrocosme ; un résumé allusif qu'on ne saisit comme tel qu'une fois l'action déployée dans toute son ampleur. 

En littérature, l'incipit peut jouer ce rôle en donnant une clé de lecture dont la pertinence apparaîtra rétrospectivement. Exemple éminent (et record absolu) : en deux lettres ("Ça"), Céline propose un pacte de lecture, pacte stylistique (non-conventionnel) et indication de contenu (populaire). Toute l'œuvre de Céline y est concentrée, ton et action. 

De même, on trouve aussi (avec admiration) un résumé de toute l'œuvre (et de toute l'action politique) de Sciascia dans la première ligne, au premier regard très anodine, de son premier vrai roman Le Jour de la chouette :

L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

traduction Bertrand et Fusco (GF) : "L’autobus allait partir ; il grondait sourdement avec de brusques toussotements, de brusques hoquets."

C'est simple, c'est même banal (ce qui d'ailleurs ne veut pas dire aisé à traduire, cf. infra). Cela semble sans conséquence. Mais regardons-y de plus près. Le moteur tourne, ronfle, gronde ; il crée un fond assez neutre, une rumeur assez régulière. Mais cette uniformité est rompue par des incidents, des toussotements, des éraflures du temps, comme une respiration régulière est interrompue par une apnée du sommeil : raclement de gorge, puis hoquet. "Hoquets" est le mot que choisit (légitimement) la traduction Bertrand et Fusco pour rendre "singulti". Mais ce mot peut aussi désigner, comme l'étymologie le laisse entendre, entrevoir, un sanglot. 

https://fr.wiktionary.org/wiki/singultus#:~:text=Sanglot%2C%20hoquet%20des%20personnes%20qui%20pleurent.&text=Gloussement%2C%20croassement%2C%20gargouillement.

On a donc le calme, puis l'incident, puis le sanglot. La transposition se fait toute seule : la Sicile dort, ne demande qu'à dormir éternellement (cf. Le Guépard). Mais, un bruit soudain déchire le bruit de fond, un coup de fusil par exemple (un tir de lupara) ; puis le sanglot de la veuve ; puis le presque silence, et puis ça recommence, indéfiniment. Tout y est, y compris cette apparente tranquillité qui est en fait le silence mortifère de l'omertá. 

Si on s'en tient à la traduction de "singulti" par "hoquets", on peut voir dans l'incipit une personnification de l'autobus en mauvais état (comme aime à faire Nabokov par exemple, pour les trains russes dont les freins soupirent de soulagement), avec son moteur qui ne tourne pas très rond - illustration habile de la pauvreté sicilienne. Mais le sommeil agité de sursauts, de cauchemars, de sanglots, cela donne une tout autre dimension (tragique) à cette petite phrase anodine.


L'autobus stava per partire, rombava sordo con improvvisi raschi e singulti. 

Le problème de traduction, c'est que la position de l'adjectif (improvvisi) en italien ne peut être rendue en français sans donner une tonalité littéraire affectée, hors de propos :

avec de brusques toussotements et hoquets.

... ça ne marche pas du tout. 

Dans la version publiée, on répète brusque, ce qui est un peu insistant. 

Ou alors on modifie un peu la phrase : 

"il grondait sourdement avec soudain des toussotements et des hoquets." 

("soudain" peut être soit adjectif, soit adverbe ; en le faisant adverbe, on gomme l'affectation qu'il aurait en tant qu'adjectif commun antéposé)

Si l'on veut aiguiller le lecteur vers la personnification et l'analogie micro-macrocosmique, on peut tenter : 

il grondait sourdement avec soudain des raclements et des sanglots."

ou, plus libre :

il grondait sourdement avec, soudain, raclements et sanglots."


 Faut-il se plaindre qu'il n'y ait pas de traduction pleinement satisfaisante ? Cette phrase est si riche qu'il y a un plaisir spécial à la dorloter, la déguster, la faire tourner et miroiter entre sens propre, sens figuré et sens allégorique

"comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables."